La Bibliothèque do Dan

Le Gourou

 
 

Pour compléter leur imaginaire, il fallait, ils devaient, voir leur gourou en chair et en os. Justement le Palais des Sports offrait une grande messe.
Plutôt pacifiques, ils laissèrent les excités jouer des coudes, voire sauter les barrières. On ne peut pas dire qu’ils furent les derniers à franchir la porte, loin s’en faut, mais ils se retrouvèrent bien perchés sur les gradins. Lavilliers appellera cet endroit « le coin des dormeurs, le public sage, les plus de 25 ans ». Au pied de la scène régnait l’agitation, ceux qui chantaient, ceux qui dansaient, ceux qui se la donnaient.
Comme la majorité de la salle pétaradait à mort, les Hauts-perchés n’avaient pas besoin d’allumer un joint pour bénéficier des bienfaits de la fumée. Entre une bossa-nova et une salsa, l’athlète déclarera qu’il préfère le sport à l’alcool et à la drogue. Pauvre public qui cherchait l’aventure sur les rives d’un paradis artificiel.

 

Les accords majeurs les emportaient loin des pays chagrins. Les notes vibraient dans les ventres, les mots chahutaient les cerveaux. Lavilliers étaient le grand prêtre du voyage, mais c’était aussi un chanteur qui voulait que l’on ait les pieds sur terre. Il déclama un discours anti-Castro, « Ce salaud qui a assassiné Che Guevara ».
Réaction épidermique d’une minorité : « Menteur ! ». On le huait, on criait, on hurlait ? Peu importe, la réponse cingla :
- Vous n’y connaissez rien, bande de cons ! Laissez-moi vous raconter l’histoire de la milice des Caraïbes.

 

Les quolibets redoublaient, mais Lavilliers parlait.
1936, Hitler combat l’Espagne démocratique et républicaine. Vaincus, beaucoup de Républicains émigrent en France. 1940, Hitler envahit la France. 1941, les communistes espagnols constituent le noyau des maquis. 1944, les Français deviennent résistants. 1945-46, les communistes espagnols sont mis dans les camps de concentration… français. Certains fuient vers les Caraïbes où ils vont former la fameuse milice qui mettra Castro au pouvoir.
C’en était de trop : « Enculé ! ». Grosse colère :
- L’enculé c’est Fidel Castro ! (s’adressant au service d’ordre) Cherchez-moi celui qui m’a traité d’enculé. Ne le frappez pas ! Mettez-le au frais derrière. Je vais lui montrer ce que c’est un enculé !

 

S’en prendre au Libérateur des « gens tranquillement calés dans leurs fauteuils » demandait des explications :
- Je suis anar ; et pas un anar de droite ! Ça me fait mal que vous ayez des illusions sur Castro…
La minorité trépignait.
- Et puis, merde ! Allez voir ce que c’est Castro. Allez à Cuba ! Les mercenaires ne sont pas un mythe. Il y a ceux que l’on parle toujours et il y a les castristes. Et Castro touche de l’argent sur chaque mercenaire qu’il envoie.
Une nouvelle chanson sembla calmer les divergences, mais :
- De toutes façons, ceux qui ne sont pas contents n’ont qu’à quitter la salle.
« Fensch Vallée » réconcilia tout le monde. De Wendel faisait des canons pour les deux camps. Il avait vendu son empire parce que son fils était mongolien.

 

Les percussions d’Hector firent monter les alizées, le synthétiseur de Bréant fit planer la foule, la passion du chanteur la transporta dans la jungle.
C’est très différent dans cet endroit où l’on se sent seul. Où on croit voir un serpent et ce n’est qu’un bois mort. Où on ne voit qu’un bois mort et c’est un serpent. Là, où on croit voir un cadavre, les mouches s’envolent et découvrent… un cadavre à moitié dévoré. On tire sur une liane et c’est une tonne de bois mort qui vous tombe sur la gueule…

 

Ponctuant de son gros rire le concert, Lavilliers, aux allures de loubards, se démenait comme un diable. Il courait en tous sens comme s’il voulait marquer de son empreinte la scène.
La puissante sono transperçait les corps. Les paroles tantôt susurré, tantôt gueuler dérangeaient les consciences. Lavilliers s’excusera pour sa mauvaise humeur, mais il avait des choses à dire. Certains allait le haïr, tant pis. C’était la vie.

 

Lorsque Lavilliers annonça que c’était fini, la demi-sphère plongée dans l’obscurité s’illumina de centaines de flammes de briquet. Résonna « Une autre ! » et des tapements de pieds. Le gourou céda à la tradition et revint, pour une ultime chanson, charmer les tympans des fidèles.

Le 16 avril 1993
(un concert de novembre 1981
Palais des Sports de Paris)

 

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Date de dernière mise à jour : 29/07/2024

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