86- La petite maison.
Quand Ophélia et Gaélen descendirent le lendemain matin, le traîneau était prêt et chargé. Les premières lueurs de l’aube teintaient le ciel à l’Est d’une nuance mauve et dans cette fin de nuit sans lune, où pas un souffle de vent n’agitait les branches dénudées, l’air glacial picotait le visage et engourdissait immédiatement les doigts. Gaélen installa sa femme habillée en garçon dans une grande couverture de fourrure, rangea les fusils, siffla Quimmik et lui indiqua sa place sur les bagages recouverts d’une bâche et alla s’asseoir à côté d’Ophélia. Il fit un petit signe de tête aux domestiques de l’auberge venus l’aider et qui lui conseillaient la prudence et leva les rênes.
Les grelots du traîneau se mirent à tinter quand les chevaux tournèrent dans l’allée. Pour Ophélia, chaudement emmitoufle dans son manteau de fourrure, ce second voyage en hiver était tout aussi féérique que le premier. Autour d’eux tout était immobile et silencieux et le paysage comme figé, attendant le miracle du printemps pour le tirer de son enchantement. Elle se serra contre son mari. Elle ne trouvait pas de mots pour exprimer son bonheur et son amour pour lui.
Cette route qui remontait vers le Nord, il la connaissait bien maintenant. Le trajet jusqu’à son lot lui parut plus court. Le soleil se levait lorsqu’ils aperçurent un bâtiment en rondins, tout en longueur, dont le toit incliné à l’arrière convenait parfaitement pour abriter les chevaux et à quelques mètres de là, une petite maison isolée, bâtie en rondins, elle aussi, par les employés de Joseph Ford, selon les spécifications de Gaélen l’automne dernier.
Quimmik partit visiter les environs tandis que Gaélen et Ophélia entraient dans la maison. L’intérieur, même peu meublé, dégageait une agréable ambiance. Il y avait une table, quelques chaises, un bahut, une armoire aux portes vitrées au-dessus d’un long comptoir où on avait installé un évier émaillé blanc ainsi qu’une pompe manuelle. Au centre de la pièce trônait un poêle à bois vertical en fonte dont la porte frontale était munie de neuf carrés de mica qui permettaient de voir et de profiter de la lumière du feu. Les menuisiers avaient construit une petite chambre, délimitée par une cloison de planches vernies. Un grand lit, prêt à être utilisé, une armoire à glace et, sous la fenêtre, un guéridon et deux petits fauteuils de velours bleu complétaient l’ameublement.
Un coffre était rempli de bûches et de petit bois. Les mains engourdies par le froid, Gaélen craqua une allumette et bientôt des flammes brillantes, jaunes et oranges se mirent à lécher avec avidité les bûches qu’il y avait entassées sur le petit bois incandescent. Ophélia essaya de se réchauffer les mains en grimaçant, les doigts picotés de mille aiguilles. Gaélen ressortit pour aller mettre les chevaux à l’abri. Il revint avec leur énorme panier de provisions et le chien sur ses talons. Somme toute, leur situation était très confortable.
Il y avait un petit tas de fourrage qui irait s’ajouter au sac de grains qu’ils avaient transporter à l’arrière du traîneau. Ils avaient à portée de la main une bonne provision de bûches et une hache pour en obtenir davantage si cela devenait nécessaire. Ils avaient des vivres pour plusieurs jours, un fusil et une carabine pour s’en procurer d’autres. Il ne leur restait plus qu’à s’installer agréablement et se préparer à entreprendre les travaux qu’ils s’étaient proposé de faire. Il suffisait de voir les yeux rieurs d’Ophélia pour comprendre qu’il n'y avait pas matière à s’inquiéter. Malgré l’isolement du lieu, l’hiver et ses rigueurs à subir, la petite maison, chaude et solide, devint un monde en soi.
- Je dois rencontrer monsieur Ford cet après-midi, nous aurions le temps de tester notre habileté à la pêche blanche. Viens, on va pêcher !
La neige étincelait sous les rayons du soleil, dont la douceur faisait oublier la morsure du vent. Ils sont descendus à la rivière jusqu’à une petite baie protégée par des épinettes faisant un arc de verdure. Ophélia aidait son mari à percer la glace. Il creusait avec un pic et elle nettoyait le trou avec une petite pelle à mesure qu’il se formait. Une fois le trou assez grand, il mit un appât sur l’hameçon et l’a laisser descendre le courant en donnant, de temps en temps, de légers coups sur la corde pour simuler le mouvement d’un insecte.
Quelques instants plus tard, la corde s’est tendue et Gaélen l’a senti vibrer. Une belle truite grise avait mordu et les amoureux ont ri tous les deux en voyant la bête émerger tant elle était de bonne taille. Après avoir détaché le poisson, Gaélen tendit la corde à sa femme.
- À toi maintenant. Puisque nous avons décidé de nous établir en campagne, mieux vaut s’adapter à ce nouvel environnement dès maintenant.
Elle était toute excitée comme le sont les chasseurs et les pêcheurs quand les prises sont bonnes. En moins d’une heure elle avait attrapé trois autres truites. Cette baie deviendra leur endroit favori où pêcher parce que le poisson y abonde.
- On forme une belle équipe, lui dit-il les yeux vifs.
Il a appelé Quimmik, a caressé l’épaisse fourrure de l’animal et lui a donné la tête des poissons qu’il avait coupée. La voracité de ces chiens est toujours impressionnante surtout lorsqu’il s’agit de viande ou de poisson. Ophélia se disait, voyant l’intérêt que montrait Gaélen pour son chien, qu’une personne capable de montrer autant de tendresse envers un animal n’en manquera jamais à l’égard des humains.
Après le dîner, Gaélen sella la jument et se rendit à la scierie commander les six bûcherons dont il allait avoir besoin le lendemain matin et remettre à monsieur Ford l’argent qu’il lui devait pour les travaux de construction déjà effectués. Les colons de l’époque avaient tous en poche de l’argent qui venait de leur être versé par le ministère de l’Agriculture à titre de soutien aux défricheurs. Gaélen disposait d’une somme économisée sur ses salaires en plus d’un confortable don offert par Thomas pour la construction de leur future maison.
À son retour à la maison, Ophé soulevait le couvercle d’une marmite de fonte d’où montait une buée qui fleure bon la truite parfumée d’herbes sauvages. La bonne chaleur de la pièce chargée de l’odeur de daubé lui fait venir la salive à la bouche. Il fit un pas vers la cuisinière et souleva à son tour le couvercle de la marmite. Son œil pétilla de gourmandise et en respira à fond la buée.
Elle retira la marmite, la déposa au centre de la table avec un plat de terre vernissée où étaient alignées de belles caillettes dans leurs coiffes de graisse blanche, puis ajouta un rondin d’érable dans le foyer. Gaélen s’est mis à manger avec appétit la soupe où un gros morceau de lard à cuit avec des légumes. Ophélia y coupa du pain en petits cubes et ajouta de l’ail et de l’oignon haché. Son visage s’illumina, il se leva de sa chaise et alla lui passer les bras autour du cou tandis qu’il la serrait contre lui.
- J’essaierai de ne pas être un fardeau pour toi, lui dit-elle. Mais loin de toi, je passerai mon temps à me ronger d’inquiétude.
- Je dois avouer que t’avoir toute à moi au beau milieu de ce désert n’est pas pour me déplaire, répondit-il en souriant.
Il lui caressa doucement les lèvres du bout de sa langue et l’attira contre lui donnant à sentir la ferme pression de sa virilité. Elle se mit à répondre avec ardeur à ses baisers. Ils firent l’amour enveloppés dans des fourrures à même le plancher devant le feu. Après quoi, enlacés, jambes et souffles mêlés, ils restèrent langoureusement étendus à échanger de tendres baisers.
87- Les loups.
Il devait être environ deux heures du matin lorsque tout d’un coup, dans le silence des lointains espaces qui s’étendaient autour de la maison, un son triste et lugubre ramena Gaélen à sa tension d’esprit, à la réalité du moment. À demi-éveillé par un vague sentiment d’insécurité, il passa dans la grande pièce doucement éclairée par la lune pour regarder par la fenêtre.
Tout était calme et l’on entendait le vent gémir dans les sapins. Quimmik rôdait dans la pièce, s’arrêtant de temps en temps pour aller renifler sous la porte d’entrée, tout son poil hérissé sur le dos. Que sentait-il ? Que savait-il que les humains ignoraient ? Que percevait-il ? Gaélen le regarda d’un œil inquisiteur. Dans l’écurie, les chevaux s’agitaient et grattaient nerveusement la terre de leurs sabots. On entendit quelque chose, un étrange hurlement qui couvrait celui du vent. Le chien s’immobilisa en grondant, prêt à bondir, tandis qu’au dehors un cheval effrayé se mettait à hennir
La neige que rien ne protégeait du clair de lune, étincelait dans une incandescence aveuglante. Au début il ne put fixer son regard et n’aperçut rien. Mais une minute plus tard, il entendit nettement un hurlement plaintif, viscéral, affaibli par la distance, et il remarqua alors, au bout de la clairière, quatre ombres allongées, petites comme de simples traits noirs.
Ophélia se réveilla quand elle sentit que Gaélen n’était plus à côté d’elle. Sans bouger, elle le regarda enfiler un pantalon de cuir et une chemise de laine qu’il ne prit même pas le temps de boutonner. Il retira le fusil de son étui, vérifia s’il était chargé. Il s’aperçut alors qu’elle l’observait.
- Probablement des loups, répondit-il à sa question muette tout en allumant une lanterne. Les chevaux sont inquiets.
Elle s’enveloppa rapidement dans les couvertures tandis que Gaélen allumait un fanal, ouvrit la porte tout en retenant le chien, et jeta un coup d’œil dehors. Dès qu’elles aperçurent la lumière, la demi-douzaine de silhouettes grises qui s’étaient rassemblées près de l’écurie se mirent à reculer. Mais les loups, qu’on pouvait voir grâce à leurs yeux qui luisaient dans l’obscurité, n’allèrent pas plus loin que l’orée des sapins où ils restèrent tapis et menaçants.
Les loups se tenaient l’un à côté de l’autre, la gueule dirigée vers la maison et, tendant le cou, ils hurlaient à la lune ou aux fenêtres éclairées d’un reflet d’argent. Ils restèrent immobiles quelques instants, mais à peine Gaélen eut-il déchargé son arme dans leur direction, que, trottant comme des chiens, la queue entre les jambes, ils s’éloignèrent de la clairière comme s’ils avaient peur de cet homme armé. Les yeux disparurent et reparurent peu de temps après, moins nombreux, peut-être, mais non moins menaçants.
Pendant que Gaélen rechargeait son arme, Quimmik passa en flèche devant lui. Ayant reconnu dans le chien un adversaire à leur hauteur, les loups se lancèrent à l’attaque avec des grognements furieux. Le chien était en train de prendre à la gorge un des assaillants quand Gaélen aperçut l’ombre d’Ophélia qui se postait près de lui armée de la winchester. Il y eut une détonation. Un loup, atteint par la décharge, culbuta tête première et alla retomber dans un congère d’où il ne bougea plus. L’action se déroulait si vite que Gaélen n’eut pas le temps ni de s’étonner de l’habileté d’Ophélia ni de la féliciter qu’il du lever son fusil et tirer sur une silhouette grise qui se glissait derrière Quimmik pour le prendre à revers. Le loup fut projeté sur son derrière et, la gueule ruisselante de sang vacilla et s’écroula dans la neige. Il y eut encore quelques coups de feu, mais, affaiblie par la perte de leurs congénères, ce qui restait de la meute s’enfuirent à toutes jambes dans la forêt. Le chien secoua une fois encore le cadavre du loup avant de le laisser tomber dédaigneusement. Après quoi il alla les renifler tous avant de revenir vers la maison avec une lenteur délibérée.
A part une blessure au flanc et quelques morsures à la tête et aux pattes, Quimmik n’avait pas trop souffert. Ophélia se frottait l’épaule droite. Elle avait laissé tomber le fusil encore fumant de ses mains engourdies. Gaélen la prit par les épaules et la serra, toute tremblante, contre lui. Elle pleurait de soulagement mais se calma peu à peu.
Dans l’écurie, les chevaux encore nerveux de l’odeur des loups et des détonations des armes à feu, piaffaient nerveusement. Gaélen s’y rendit et tenta de les calmer en allongeant le bras pour caresser la jument, mais trop brusquement, et l’animal, effarouché, se déroba et recula de quelques pas. Ce n’était pourtant pas la première fois qu’il avait affaire à un animal inquiet et nerveux. Il se repris, lui tendant simplement la main un peu plus bas pour qu’il puisse sentir son odeur. Le cheval baissa le museau et renifla cette main encore étrangère, s’écarta lorsque Gaélen le tranquillisa de la voix, et se laissa flatter l’encolure. Le silence reprit lentement possession de la nuit.
88- Au travail !
Le soleil montait peu à peu dans le ciel. Une douce brise courait entre les arbres. L’hiver, s’il parait souvent rude dans les bois, offre parfois en cadeau, de ces journées dorées où la lumière danse sur la neige et réchauffe les corps et les âmes. De la grande fenêtre de la cuisine, faisant face au Sud, Gaélen vit se dessiner petit-à-petit l’arrivée d’un boghey sur le chemin d’Irlande, par-delà le piquet peint en rouge qui marquait le début de son lot. Sa venue se faisait très lentement, comme si le ou les voyageurs arrivaient enfin à destination après un fastidieux périple.
Bientôt on vit, tiré par un bel étalon noir bien nourri, un boghey à large caisse, chargé d’hommes et d’outils, s’arrêter devant le perron. Deux jeunes hommes, costauds et vêtus d’une bonne veste molletonnée sautèrent au bas de leur siège. Le cocher tourna autour du cheval en lui flattant les flancs et en examinant ses fanons. Deux autres jeunes gens fagotés en paysans, le dos courbé, chargés d’un sac pesant, sautèrent eux aussi de l’arrière de la caisse sur laquelle ils avaient fait le trajet les jambes ballantes.
Le jeune homme qui conduisait l’attelage et dont la minceur révélait sa forme physique, portait un chapeau étrange et avait calé cette coiffure de cuir aux larges rebords sur son front, tandis que son regard scrutait les moindres détails de l’environnement.
- Avez-vous fait bonne route, s’informa l’irlandais ?
- Oué… Bin belle forêt qu’vous avez là ! On l’a traversée sans problème, y’a pas un démon qui nous a approché.
Gaélen fronça les sourcils.
L’homme prit un air sentencieux.
- Passe qu’i paraît que l’yable se promène dans les bois par icitte. C’est s’qu’on dit… Faut-il le crère…? Faut-il pas l’crère… ?
Gaélen s’amusait de ces dires, habitué aux nombreuses croyances et superstitions de son pays d’origine, qui l’obligeait à les exorciser car sa femme, elle-même, n’était pas rassurée au grand complet. Il se rendit compte que le jeune homme avait la peur facile.
- Calmez vos craintes, à part quelques animaux sauvages, jamais encore je n’y ai vu de diable.
- C’est bin correct de même ! J’disais ça juste pour qu’on fasse plus ample connaissance. Moé c’est Édouard Fauchon, lui c’est mon frère aîné César, les deux aut’ c’est Clément Leduc et Prudent Mercier (il avait prononcé Marcier). Y’en a encore deux aut’ qui s’en viennent, Firmin Beaudoin et Honoré Boutin, avec deux gros beu (bœufs) et des traîneaux à billots, vu qui paraît qu’on va avoir de gros arbres à abattre. Tout l’attirail nécessaire est dans l’boghey, on est prêt à commencer.
Quelque quinze minutes plus tard, on vit arriver les deux bœufs attelés chacun à un traîneau sur lesquels se tenaient debout les deux ouvriers attendus. On se salua de la main et l’on se présenta mutuellement. Un des deux personnages, Honoré Boutin, habillé d’un manteau de peau de mouton retourné, d’un pantalon de velours côtelé brun, ganté, botté, affublé d’une énorme moustache noire comme sa chevelure flottante, s’informa aussitôt :
- Vous êtes le « boss » icitte, y’aura-t-il un Foreman qui connait l’travail ?
- Je voulais justement vous en parler… commença Gaélen, mais Boutin ne lui laissa pas terminer sa phrase.
- C’t’important… si chacun fait à son idée, on va s’ramasser dans la tour de Babel. Y’en faut un qui mène, y’en faut qui suivent pis qui obéissent !
- Monsieur Boutin, Joseph Ford vous a chaleureusement recommandé à moi pour ce poste, aussi je vous nomme en charge du chantier sachant d’avance qu’il sera bien mener.
- Bin bon d’même… à c’teur on commence… Tout l’monde à ses outils et pas d’lambinage !
Honoré Boutin était un personnage au visage rasé, sauf l’énorme moustache, mais aux traits fins, presque efféminés, au regard bien veillant et qui ne comptait aucun ennemi dans le canton. Ajoutons que pour répondre aux vœux de son épouse, il avait fait raccourcir sa chevelure ces derniers temps.
Lorsque toute l’équipe fut rassemblée, hommes et bêtes commencèrent leur travail dans une portion de la forêt au sol fait de grasse terre noire heureusement gelée assez profondément et recouvert d’un manteau blanc pour supporter tous ces va-et-vient. Les puissants bœufs, se laissaient mener au travail sans hésiter, dans leur lenteur franche, en usant d’une force plus grande que celle d’un cheval pour tirer les longs et lourds troncs de pin. En fait, tout ce labeur leur était d’une évidente facilité, et pour tous, ces travaux en forêt n’étaient pas plus exigeants que les travaux des champs.
Aussitôt, la forêt résonna sous les coups cadencés des haches qui s’enfonçaient dans le tronc des arbres choisis… des godendarts maniés par deux paires de bras musclés, grugeaient en un rien de temps des souches de pins de plus d’un mètre de diamètre. De temps à autre, un cri puissant, dominateur de tout bruit, avertissait du danger, suivit d’un formidable craquement et d’un choc épouvantable : un géant venait d’être abattu. Avec dextérité et de chaque côté de l’arbre, les bûcherons s’empressèrent d’ébrancher et de couper le tronc en billot de 12 pieds ou plus selon les besoins. Ils empilèrent les troncs et les attachèrent pour former des ballots afin de faciliter le transport par les chevaux. Seules les grosses et longues billes de pin de vingt-cinq à trente mètres de longueur, destinées au chantier maritime pour en faire des mats de bateau, étaient mises de côté.
Et les arbres se mirent à tomber. Et chacun qui s’écroulait au sol avec fracas faisait frissonner les autres autour; il arrivait parfois que par leur masse et leur hauteur ils en entraînait d’autres dans leur chute qu’il fallait abattre également. On ébrancha. On tronçonna, On empila les billes. Les haches et les scies des bûcherons-défricheurs ne dérougissaient pas. Et certains soirs, c’était le ciel au-dessus de la forêt qui rougissait d’étincelles, car on y faisait un feu d’abatis.
Chaque bûcheron disposait d'une panoplie d’outils, tous plus indispensables les uns comme les autres : d’une cognée (grosse hache à biseau étroit), d'une scie à bûche (ou sciotte), pour ébrancher et étêter, d’un crochet, d’un tourne-billes mais surtout d'un godendart (grande scie maniée par deux hommes). Le débardage et le transport du bois se faisaient par la force animale. Un solide traîneau fabriqué en bois de chêne massif, constitué d'une ou deux sections articulées, parfois trois, selon la longueur des billes, toutes reliées par des chaînes disposées en X, était l’outil idéal en hiver pour le transport des longs troncs d’arbres.
Godendart et Traîneau articulé :
Honoré Boutin était un homme robuste, mais doué d’une sorte de délicatesse. Un personnage calme, posé, mesuré et qui semblait ne jamais rien voir d’insoluble. Habile de ses mains, bon forgeron, charpentier et menuisier adroit, il pouvait créer toutes sortes de choses avec de simples morceaux de bois ou de fer. Il n’est donc pas étonnant que Gaélen l’ait engagé dès le début en tant qu’architecte et entrepreneur de tous les travaux en cours et futurs.
Et c’est Honoré Boutin en personne qui s’était chargé de transporter sur le traîneau articulé les énormes troncs de pin destinés au chantier naval d’Élie Gingras. Trente-six en tout, à raison de six par voyage jusqu’au quai de Portneuf où ils seront assemblés en radeau et mis à flotter sur le fleuve dès qu’il sera libre de glace. Six allers, et autant de retours sur le Chemin de la Chapelle enneigé. Une difficulté majeure, toutefois, attendait Honoré lors de sa descente vers le village de Portneuf : une pente assez accentuée sur environ cinq cents mètres. Mais l’homme aux mille solutions n’allait pas se laisser embringuer par ce détail, il allait tout simplement « fabriquer », à sa façon, un frein efficace en coupant un sapin de bonne taille et l’attacher solidement à rebrousse-poil à l’arrière du traîneau. Le frottement des nombreuses branches vertes retiendrait ainsi le traîneau et l’empêcherait de faucher les pattes des bêtes dans cette partie de la descente plus abrupte.
Chaque soir, de retour à la maison après leur dure journée de travail, Édouard Fauchon et son frère César, transportaient les billots coupés à la scierie où ils seront débités en vue de la construction de la maison de Gaélen, dont il avait confié les plans à Boutin. La vraie grande maison cette fois, et non plus le simple chalet en rondins bâtit l’été dernier. Là on les débita en madriers et planches mis à sécher dans un hangar chauffé à cet effet.
Après une semaine de durs travaux, fatigué, éreinté, Gaélen se laissa aller à un brin de découragement. Il trouvait tout à coup qu’il y avait loin entre sa cabane de colon et les belles maisons des vieilles paroisses du bord du fleuve. Lui qui savait pourtant à quoi s’attendre, n’avait pas imaginé un tel choc, un tel découragement une fois devant la réalité des choses. Et avant même d’entrer chez lui, après sa journée de labeur, il lui parut que des rides d’usure déjà s’inscrivaient sur son front, rien qu’à penser à ce qui l’attendait demain. Il n’avait d’autre choix que celui de puiser du courage dans les replis les plus secrets de son cœur, mais aussi dans les bras chauds et réconfortants d’Ophélia. Il va falloir que naisse un élan de courage, voire d’enthousiasme devant l’ampleur des efforts requis pour l’avenir à construire dans cette presque sauvagerie.
89- Le nouvel arrivant.
Et bientôt, le chaud soleil du printemps vint réchauffer la terre en même temps qu’il faisait briller la neige avant de la transformer en eau neuve. La nature entrait dans une nouvelle phase de renaissance en dépit des quelques traces de neige persistantes aux endroits abrités du soleil.
On en profita pour s’attaquer à l’essouchage et à déterminer l’endroit où sera érigée la maison. Pelles à main et tombereaux furent mis à contribution pour excaver le sol des futures fondations. À la fin d’avril, quatre épais murs de pierres cimentées s’élevaient de la base du trou jusqu’à deux pieds au-dessus de la surface du sol, prêts à accueillir la charpente.
Déjà le muguet et ses petites clochettes blanches tapissaient le sous-bois. L’été s’installait doucement et Gaélen était tout feu tout flamme. On était à élever les murs en cette première semaine de mai, lorsque parut sur le chemin battu, tout près du lieu de la construction, un homme d’environ vingt-cinq ans portant paqueton sur le dos et large sourire sur le visage. Il était à pied, et on le prit tout d’abord pour un quêteux ou un fugitif, tant il ne semblait posséder que l’air libre pour tout bien, l’eau des bois pour tout breuvage et les fruits des champs pour toute nourriture.
- Qui c’est qu’est le chef icitte ? lança-t-il à des hommes qui transportaient un lourd madrier.
- Va voir le gars à l’aut’ boutte; c’ui qui travaille pas pantoute, lui répondit Prudent Mercier, pince sans rire.
Et qui pourtant fit esclaffer les quatre journaliers qui se trouvaient aux alentours. L’arrivant longea les fondations de pierres jusqu’à repérer celui qu’on avait, somme toute, bien décrit et qui fumait la pipe, bras croisés, devant une table couverte de plans tenus en place par des cailloux aux quatre coins, semblant calculer ou peut-être prier vu qu’il regardait haut dans le vague.
- C’est vous le chef des travaux ?
- Oui mon gars, je m’appelle Honoré Boutin.
Ils échangèrent des gestes de la main en guise de salutation.
- Moè, c’est Xavier Leduc pis je viens m’établir su’ un lot pas loin d’icitte. J’ai tous mes papiers qu’i faut. J’aurais besoin d’un p’tit brin d’ouvrage avant de commencer à bûcher ma terre. J’ai su qui s’bâtissait d’quoi d’important; j’viens vous voir… bin paré à travailler.
Honoré toisa l’autre, frisa du pouce et de l’index un bout de sa moustache…
- Ouais… t’as pas d’outils ? Pas de hache ? Pas de marteau ? Pas de sciotte ?
- J’ai une hache dans mon paqueton, mais c’est tout ce que j’ai.
- Et tu viens d’où, comme ça, mon gars ?
- De Charlesbourg.
- Ah, mais t’es pas tu (tout) seul qui vient d’par-là, on a Clément Leduc… quin… mais le Clément itou vient d’Charlesbourg… Ça s’r’ait-y qu’vous soyez parent ?
- C’est en plein mon frère. Pis c’est par lui qu’j’ai su s’qui s’passe icitte.
- Y’aurait-y queuk chose que tu saurais faire que les aut’ sont pas capab’ de faire, d’après toé ?
- Su’ la bâtisse, non, mais su’ l’monde, oui.
- Quoi c’est qu’tu veux dire par là ?
- Bin moè, dit Leduc avec fierté, j’ai appris de mon père à soigner l’monde pis les animaux quand ils sont malades.
Boutin se gratta la tête.
- Ouais… Bin vu qu’on est pas prêt d’avoir un docteur par icitte, pis que l’plus proche médecin est à Saint-Raymond, on va t’prendre à bras ouverts, nous aut’. J’vas t’engager, j’vas t’payer en outils qu’ont de l’allure et en provisions… pis même avec des heures d’homme engagé. Tous les hommes vont être contents de savoir qu’on t’aide à te partir et que de ton bord tu vas nous faire profiter de ton don.
- Pis j’fais pas rien qu’soigner, je reboute itou. J’peux vous ramancher n’importe quoi !
- Bin là tu tombes à pic; on peut pas bâtir sans qu’personne se blesse ou s’démanche queuk chose un jour ou l’autre.
Boutin l’entraîna plus loin vers un amas de billots;
- Mets ton paqueton à terre, prends ta hache… Sais-tu équarrir au moins ?
- Certain que j’sais équarrir !
- Bin j’vas t’mettre à équarrir les gros beams de supports. Pis su’l coup du midi, quand les femmes vont v’nir porter à manger, pis qu’on va s’mettre à table, j’te frai connaître tout le monde. Ça fait-y ton affaire ? Il étoffa son propos en pointant l’homme de sa pipe.
- Bin paré à commencer !
Une poutre était entièrement équarrie sur deux faces lorsque Boutin vint prévenir Leduc au sujet du repas que l’on servait à l’ombre de l’orme qu’Ophélia avait demandé d’épargner. Tout d’abord il jeta un coup d’œil sur son ouvrage qu’il trouva à son goût.
- Coudon, toé, tu travailles vite et bien !
Il se pencha et toucha les minces aspérités du bois, fit l’étonné :
- C’est bin égal; j’s’rais pas capab’ de faire mieux.
- J’ai fait d’mon mieux !
- Bin viens manger, mon Xavier, tu l’as bien mérité !
Les deux hommes longèrent une pile de billes puis les fondations. Un début de cloison en madriers étroits attendait, en plein soleil, d’être hissée en place. Tous les hommes travaillaient ce jour-là. Ils étaient déjà à table. Le repas fut servi sur une longue table de bois ornée d’une nappe blanche amidonnée où trônaient des jambons glacés, deux grands bols de terre vernissée contenant, le premier, des haricots verts et jaunes et l’autre des pommes de terre bouillies fumantes. Et du pain… et du beure… à profusion… Ces hommes, qui travaillaient dur en plein air, arrivaient à table affamés. Boutin présenta le nouveau qui fut accueilli avec politesse et bienveillance. Les deux prirent place parmi le groupe.
90 – Chavigny en famille.
P
Les travaux allaient bon train, et rapidement, au fil des jours, voici que s’élevait fièrement le premier étage de cette maison dans la forêt. Aussi souvent que son emploi du temps le lui permettait, Gaélen venait verser les salaires, constater et admirer les travaux réalisés et donner un fier coup de main aux bâtisseurs pendant quelques jours.
Honoré Boutin surveillait les travaux de près, faisant sa tournée d’inspection de temps à autre. Le travail de Prudent Mercier consistait à servir les maçons qui travaillaient à l’érection du mur latéral gauche en haut des échafaudages. Il prenait les pierres taillées dans ses mains et entre ses bras, depuis une empilade et les approchaient une à une du pied du mur où il les mettait sur une plate-forme étroite qu’il faisait ensuite monter à l’aide d’un palan actionné par des câbles de chanvre.
Prudent avait quarante ans et une dent en moins sur le devant, une brèche qui lui donnait un air joyeux et bon enfant. L’œil brun, les cheveux roux, la moustache encerclant la bouche et le menton, il penchait souvent la tête sur son épaule en parlant pour exprimer l’évidence de son dire
Vers la mi-juin, le plancher et les murs de l’étage, auquel un large escalier de chêne couleur de miel donnait accès, étaient à l’abri sous un toit pentu couvert de bardeaux de cèdre d’un blond luisant au soleil. On en était dès lors à la finition intérieure.
On fit également d’importants travaux d’agrandissement à l’écurie en ajoutant un grand hangar à l’arrière qui servira d’entrepôt pour les objets encombrants comme les voitures, les tombereaux et machines aratoires. On avait aussi ajouté une stalle, une sellerie et une tasserie à foin, il y avait donc maintenant de la place pour quatre chevaux. À l’extérieur, au-dessus du portail, on avait installé une marquise et sur le côté droit un préau, structures qui protègeront l'entrée de l'écurie et les chevaux dans le paddock des intempéries comme la pluie, la neige ou un soleil trop ardent, favorisant ainsi le confort de ses occupants. Finalement, le grand paddock avait été entouré d’une clôture de planches peintes en blanc, et installé râteliers à foin et abreuvoirs. L’ensemble des constructions se découpaient en sombre contre la rangée de chênes et de hêtres dans leurs habits neufs de feuillage.
Il avait plu une partie de la nuit et au matin, malgré le ciel instable, l’air sentait l’été. Vers sept heures toutefois, le ciel se dégagea et un soleil radieux scintillait sur le fleuve tout près, séchait les toits encore mouillés et enflammait les jaunes des folles giroflées poussants entre les vieilles pierres du trottoir. La nouvelle famille Mitchell, Gaélen, Ophélia et le jeune Martin, âgé de trois ans et demi maintenant, attendait le bateau à vapeur pour se rendre à Portneuf et de là, louer un cheval et un break et constater l’avancement des travaux de leur nouvelle maison. Curieuse, Margie s’était jointe au voyage et voulait admirer elle aussi cette construction que son frère appelait « manoir ». D’autant plus curieuse qu’elle n’avait encore jamais quitté la ville de Québec depuis qu’elle s’y était installée, il était temps qu’elle bouge un peu. Elle allait enfin agrandir ses horizons. Malgré cela, une ombre se dessinait sur son front, elle songeait aux ombres de cette forêt dont lui a tant parlé Gaélen, aux esprits maléfiques dont elle craignait les sorts envoûtants.
Ophélia était à nouveau enceinte d’environ deux mois et demi. Gaélen pense que son épouse embellit avec les années. Elle était devenue une femme épanouie. Il n’avait jamais été aussi amoureux d’elle. Quant au jeune Martin, il grandissait bien et ses trois ans et demi se lisaient dans son visage sain, un brin joufflu et encore rosé de sa toute petite enfance. Son grand-père le disait plus beau qu’un ange. C’était un bambin costaud aux cheveux roux et aux yeux gris clair, qui se faisait déjà parfaitement comprendre. Gaélen le souleva en riant et lui appliqua un baiser sur le nez.
Coïncidence, Thomas Flynn, avait rendez-vous à Montréal avec le sieur Francis Hinks, le directeur de la Compagnie Ferroviaire du Grand-Tronc, avec qui il fera le voyage inaugural du train tant attendu reliant Ottawa à Québec en passant par Montréal et Trois-Rivières. Une affaire en or pour lui, qui lui vaudrait avancement et renommée. La gare de Québec avait été décorée de milliers de fleurs, pavoisée de drapeaux de banderoles et de rubans tricolores pour la grande occasion. Le train y fera son entrée triomphale au son d’une fanfare et de nombreux dignitaires, installés sur l’estrade dominant la foule venue assister à l’évènement, prononceront des discours sans fin, parleront : d’ère nouvelle, de progrès, d’économie, de rapprochement entre les peuples. Mais pour Thomas, c’était l’aboutissement d’un rêve… de ces milliers de personnes présentes, c’était lui le plus heureux. Il ne cherchait pas la gloire, il était content de lui, fier de ce qu’il avait accompli pour sa ville et pour ce pays qui était devenu le sien depuis qu’il y avait mis les pieds en 1847.
Le fleuve était étale. Le sillage du navire ondulait paresseusement ses vaguettes sur le rivage escarpé à certains endroits. Quelle paix ! Margie aurait voulu que le temps s’arrête. Il y avait longtemps qu’elle ne s’était sentie aussi bien. On aurait dit que le temps s’était arrêté. Installée sur l’impériale du bateau, Margie admirait le merveilleux panorama qui défilait devant ses yeux. La forêt dominait. Gaélen lui expliquait quelle mine d’or c’était que ces pins gigantesques, ces innombrables érables et ces chênes centenaires. Puis vint le moment où le clocher de l’église de Portneuf fut en vue au milieu des vastes prairies. Lorsque le bateau accosta au quai on embrassa Thomas qui continuait seul, pour la dernière fois en bateau, parce qu’à l’avenir c’est en train qu’il fera ses déplacement, été comme hiver.
Gaélen se rendit à l’Auberge sous les Charmilles pour y louer un Tilbury attelé et prendre la direction de Chavigny. Lorsque tout le monde fut confortablement installé, y compris Quimmik, il clapa de la langue. Le cheval alla au petit trot sur le chemin gravoiteux. Parfois Gaélen agitait les rênes sur la croupe de la bête qui comprenait le message et poursuivait sa course vers le Nord sans se mettre au simple pas. La longue montée franchie, le break s’engagea dans la sombre et profonde forêt. Margie était la seule passagère à y trouver peut-être des images lointaines et désagréables tout le long du trajet. Avouons que le soleil, les cahots, la poussière et la ronde exaspérante des mouches et des moustiques n’aidaient en rien sa cause.
Ophélia et Margie, toutes deux vêtues de robes claires, longues à la cheville, et de capeline, ressentaient moins la chaleur du jour maintenant à cause de la fraîcheur du bois et de l’ombre des arbres.
- Trouves-tu que c’est loin ? demanda Ophélia,
- Pas trop, non !
Margie ne révélait pas le fond de sa pensée. Elle se disait qu’en rassurant sa belle-sœur elle s’apaiserait elle-même et ferait naître un peu de courage dans son cœur. Elle soupira sans rien dire de plus. Un pic-bois se fit entendre, comme s’il l’approuvait. Superstitieuse de nature, Margie n’avait pas envie de s’attarder en ce bois sombre qu’elle sentait hanté et qu’elle voyait comme le royaume des fantômes, des lutins et des âmes en peine. Elle le définissait comme l’antre du diable en personne, diable qui avait certainement tourmenté bien plus d’un voyageur.
91- Le manoir.
Arrivés à destination en cette fin de matinée ensoleillée, ils pénétrèrent dans leur vaste propriété où se dressait maintenant une grande bâtisse, érigée sur un petit monticule. Tous exprimèrent des cris d’admiration. Même Gaélen qui y avait pourtant beaucoup participé mais qui n’avait pas vu son projet enfin terminé. C’était une demeure imposante, chaleureuse et accueillante, aux airs de manoir, ombragée par de grands arbres. De vastes champs entouraient, maintenant, la maison jusqu’à l’orée de la forêt au loin.
Xavier Leduc était un personnage de taille légèrement supérieure à la moyenne, avec une chevelure épaisse et noire. Le jeune homme avait des sourcils fournis qui attiraient immédiatement l'attention de quiconque le rencontrait. C’est lui qui arriva le premier au tilbury et tendit la main à Margie pour l’aider mettre pied à terre. Elle se fit aussi légère que possible.
- Faites bin attention de n’pas vous enfarger dans la boue du ch’min, les animaux l’ont pigrassé pas mal, avait-il prévenu la jeune femme.
Il avait plu ces derniers jours et la piste n’était pas encore tout à fait sèche. Elle leva légèrement sa robe pour éviter d'y marcher dessus, afin de ne pas en souiller le bas ni trébucher sur l'une des nombreuses racines courant entre les souches. Galant, il la conduisit, en la tenant par le bras, jusqu'à ce qu'elle soit en terrain plus sûr. Elle lui avait souri, creusant les commissures de ses lèvres d’une façon qu’il espérait n’être que pour lui seul. Il en était presque prêt à croire que c’était le cas, parce que les sourires qu’elle destinait aux autres étaient d’une tout autre espèce.
Peut-être Xavier se faisait-il des idées, mais il ressentait quelque chose d’étrange pour cette demoiselle. Il sentait le besoin de la tenir tout contre lui, de sentir étroitement la forme de son corps, la douceur de sa peau, son odeur. C’était une magnifique jeune femme de son âge. Mince de taille, le nez fin, les lèvres douces d’apparence et légèrement brillantes. Et ses yeux…! Des yeux d’un bleu animés d’une tendresse et d’une chaleur de velours. Le jeune homme sentit son cœur chavirer, lui qui ne trouvait jamais une fille à son goût. Qu’elle était belle dans sa robe aux chevilles à tissu beige pâle, parsemée de motifs floraux de divers tons, approchants l’azur de son regard. Sûrement un vêtement d’importation. Qui était cette perle rare dans un tel lieu ? La réponse et d’autres réponses à ses possibles questions furent soudain données par la voix de Gaélen :
- Margaret, Margaret, viens, nous allons visiter la maison.
Tout en le remerciant, la jeune femme adressa un tendre sourire à Xavier, qui se sentit fondre comme un cube de glace dans l'eau chaude. Elle tourna les talons et suivit son frère, exhalant une odeur enivrante dont il ne saurait dire le nom. Toutefois, son cœur tremblait derrière le masque impassible de son visage. Ces brefs instants resteraient gravés à jamais dans l’esprit de Xavier. Le hasard avait ouvert devant lui tout un monde en quelques minutes seulement. Reverrait-il un jour Margaret, cette femme à la beauté rare et aux yeux incomparables ?
Debout sous le porche et entouré de sa famille, Gaélen s’adressa aux ouvriers venus saluer le « boss » et ses invités :
- Mes amis, la plupart d'entre vous connaissez Ophélia, mon épouse. Aujourd'hui, je vous présente Martin, mon fils, et Margaret, ma sœur à qui j’ai grand hâte de faire visiter leur nouvelle demeure dont vous êtes les artisans.
C’était un élégant bâtiment de pierre bistre coiffé de bardeaux de cèdre. Leurs regards montèrent vers les mansardes, où se trouvaient trois fenêtres. Une large galerie occupait toute la largeur de la maison et, soutenue par quatre colonnes majestueuses, une autre galerie couverte d’un toit protégeait celle du rez-de-chaussée du soleil et des intempéries.
Ils sont entré dans le grand hall, dallé de noir et de blanc d’où s’élançait un superbe escalier de chêne blond. À l’étage, un petit salon invitant à la détente et un couloir donnant accès à quatre chambres ainsi qu’à un cabinet de toilette. Une de ces chambres était destinée au jeune Martin : gaie, murs tapissés de motifs floraux, sur une commode, deux peluches veillaient. Le petit lit était recouvert d’une couette à fleurs.
Au rez-de-chaussée, à gauche du hall, se trouve le bureau-bibliothèque avec son grand bureau massif laqué noir à ferrures dorées, quelques chaises et un meuble à rayonnage rempli de livres reliés en cuir, la plupart choisis par Ophélia qui adorait la lecture. Vient ensuite la salle à manger, dont une bonne partie du mur extérieur est constituée de quatre portes-fenêtres donnant sur une véranda abritée d’un toit. Sur la table, pouvant recevoir dix couverts, selon le nombre de chaises, un pot de fleurs embaumant et, dans un petit panier, des ronds de serviettes. Au fond, la cuisine, avec ses poêles et chaudrons de cuivre astiqués avec soin, une salle de bains avec une glace et sur la commode en bois de rose au ventre enflé se trouve un pot à eau dans sa cuvette de faïence blanche aux motifs de fleurs bleues, sans compter, luxe inouï, une baignoire de fonte émaillée dont on remplissait le fond une fois ou deux par semaine avec l’eau de la cuisinière. Puis, du côté droit, le grand salon où quelques fauteuils recouverts de tapisserie se font la conversation près d’un guéridon où repose un autre vase de fleurs et une bible. Sur le manteau de la cheminée, une poutre de chêne cirée à la cire d’abeille, une pendule se mit à sonner d’une voix de feuille d’or.
Ophélia ne cachait pas son émerveillement devant la beauté des lieux. L’ameublement si fonctionnel, l’abondante luminosité des pièces et les planchers de chêne en point de Hongrie qu’elle avait tant désirés lorsqu’elle et son mari détaillaient certains points longtemps avant la construction de cette maison.
Le soir, sur la galerie du premier, à l’étage des chambres, après avoir admiré le grand ciel piqué de millions d’étoiles, Ophélia proposa d’aller se coucher. Sur les conseils de son mari, elle ouvrit la porte d’une chambre, leur chambre, que Gaélen avait volontairement ignoré lors de la visite, et dont le mobilier de noyer brut brillait dans l’éclat de deux lampes à l’huile aux perles de jais déposées chacune sur un napperon de guipure écrue. C’était si beau, si inattendu, si différent de ce qu’elle connaissait qu’elle eut l’impression d’avoir pénétré dans un autre monde.
- Assieds-toi, dit-il en lui désignant un fauteuil de reps vert.
Elle s’assit, posa ses avant-bras sur le velours doux, vit son mari ouvrir une armoire, revenir vers elle en portant un paquet.
- Tiens, ma chérie ! dit-il, c’est pour toi, pour te souhaiter la bienvenue dans ta nouvelle maison.
Elle ouvrit fébrilement le cadeau, vit apparaître un chandail, un cache-nez et une tuque de laine d’un gris perle dont la douceur l’a mise en émoi.
- Ce cadeau de bienvenue te vient d’Eugénie Moisan, la femme d’Honoré Boutin, notre maître de chantier qui élève depuis quelques années un petit troupeau d’alpagas qu’il a importé du Pérou. Elle prélève la laine, la carde, la file avec son rouet et la tricote après l’avoir teinte. Elle ne veut surtout pas que tu aies froid l’hiver prochain. J’ai affaire au village, demain, nous irons ensemble la remercier.
- Avec grand plaisir. Nous devrions emmener Margie pour qu’elle se familiarise avec ce nouveau milieu.
Était-ce la fascination de cette maison qu’elle avait revisité en songe qui l’à soudainement éveillée en cette matinée si inattendue ? Ophé ne le saura jamais. Mais ce qu’elle comprit en ouvrant les yeux, c’est que le monde avait grandement changé.
Elle resta allongée, la tête sur l’oreiller à tâcher de cerner la nature de cette modification. Il faisait encore un peu sombre, mais pas autant qu’en ville. Elle prêta l’oreille. Le silence était différent. À part la légère respiration de Gaélen, le silence était total. Elle se glissa hors des draps et gagna la fenêtre. Au loin, une étoile solitaire brillait au-dessus de l’horizon rougeoyant de ce nouveau jour. Elle était ravie à l’idée que ce monde tout neuf était tout à elle. Elle réveilla son mari et se hâta de s’habiller.
92- Les chevaux.
Au petit matin, le soleil à peine voilé annonçait une nouvelle journée magnifique. Il ajoutait son ardeur aux efforts des travailleurs pour faire jaillir de leur peau une sueur abondante comme celle qui coulait en ce moment du front et de la poitrine de Xavier. Ce dernier avait été chargé de l'amélioration du terrassement autour de la maison : aplanir pour ensemencer le gazon, préparer les parterres et y planter les fleurs et les arbustes choisis par Ophé.
Xavier avait passé la journée et la soirée d’hier à penser à la belle Margie. Il en avait rêvé une partie de la nuit, et voilà que dès le matin, Gaélen lui demandait d’approcher le tilbury attelé devant le perron parce que sa femme et sa sœur l’accompagnaient au village. Lui qui se demandait s’il allait revoir un jour cette charmante jeune femme, et tout-à-coup, l’événement inespéré se présentait. Il s’était dit qu’à l’avenir, devant elle, il allait parler un français plus châtié, celui qu’on lui avait inculqué au Petit-Séminaire.
Il s’apprêtait à lui prendre le bras pour l’aider à monter sur le siège. Elle tourna la tête, et ils se regardèrent avec intensité, bien au-delà des limites de la raison… quelque part dans le grand mystère de l’insondable. Un sentiment étrange l’envahit tout à coup. Il l’avait aider hier matin et voilà qu’il se trouvait à nouveau devant elle. Lui, le bûcheron qu’elle ne connaissait absolument pas, mais qu’elle n’avait pourtant pas envie de voir partir. Elle se sentait attirée et cela l’effrayait tout à la fois. Pourtant, en y réfléchissant bien, elle savait que c’était d’elle-même dont elle avait peur. Il dut percevoir sa gêne :
- Un peu chaud, mais c’est l’été, n’est-ce pas ?
Elle était un peu confuse mais elle lui souriait tant des lèvres que de ses yeux.
- Un peu de vent, ne ferait pas de tort, s’entendit-elle répondre.
- En effet, en effet ! Allez, laissez-moi vous aider à monter.
Elle hésita un instant, puis acquiesça
- Je vous remercie infiniment. C’est vraiment gentil à vous de…
- Allons ! Ce n’est rien, tout le plaisir est pour moi. Faites bonne route !
Il agita la main en guise de salut, elle lui répondit d’un même geste. Maintenant c’était au tour de Margie de questionner ce visage qu’elle trouvait beau, malgré cette casquette bizarre qu’il portait presque tout le temps et qui lui donnait un air trop sérieux. Elle avait d’abord remarqué qu’il avait des paupières dissemblables, ce qui donnait à croire que son œil droit était légèrement plus haut que l’autre. Mais la profondeur de ce regard brun posé franchement dans le sien avait de quoi surprendre pour un jeune homme ! Comme s’il avait bien dans ses mains toutes les ficelles de son destin. Rien de fuyant comme celui de Clément, son frère. Et cette lèvre inférieure à peine projetée en avant qui lui donnait la moue permanente de celui qui ne s’en laisse pas imposer. Quand il ne parlait pas, tout son visage disait : « Je veux cela et je l’airai ! » Et enfin ce nez retroussé capable d’ouvrir n’importe quel chemin devant lui…
Gaélen qui avait assisté à la scène, eut un petit sourire espiègle, secoua les rênes sur la croupe de l’animal qui se mit aussitôt au petit trot. Il prit le chemin qui montait en pente douce vers le village. La lumière du matin jouait entre les feuilles des érables tandis qu’un souffle léger passait sur leur peau comme une caresse.
Ils montèrent vers la grand-route, le long du Chemin d’Irlande-Nord. Puis, à l’entrée du village, ils prirent un chemin de terre qui s’enfonçait entre de grands pins limités par des haies vives qui carrelaient la vallée. Des andains d’un vert pâle achevaient de sécher. Et là, à quelques pas, une maison basse apparue. C’était une maison de ferme, inventée pour la neige, avec un ample toit de lauzes qui descendait jusqu’au ras des fenêtres.
C’était dans ce lieu que vivait Honoré Boutin et Eugénie, sa femme. Une petite bonne femme aux courts cheveux bouclés, aux joues teintées de paysanne. Sur sa robe noire, elle portait un tablier de couleur. Dès qu’elle les vit, ses doigts se sont glissés derrière sa taille pour en dénouer les cordons.
- Je vous présente Ophélia, mon épouse et ma sœur Margaret. Nous sommes venus vous remercier pour le beau cadeau, vous avez des doigts de fée.
- Entrez, s’il vous plait, dit Eugénie. Je viens de faire des beignets… Noré en raffole… avec un bon café… vous m’en donnerez des nouvelles.
Ils s’étaient installés devant la longue table de bois. En la regardant s’affairer devant le buffet, c’était leur mère que voyaient à présent Gaélen et Margie, sortant sa plus jolie vaisselle pour les invités.
La collation terminée, nos amis se sont dirigés à l’autre extrémité du village, tout près du moulin à scie de Joseph Ford. Ne connaissant pas l’endroit exact de sa destination, Gaélen dû s’informer à un personnage qui piochait devant sa maison. Interpelé, l’homme courtaud, trapu, à figure rouge, qui faisait beaucoup d'embarras, se donnant de grands airs d'importance, accourut au-devant des arrivants.
- Nous cherchons la maison d’Ernest Fiset, mon bon monsieur, s’informa Gaélen.
- C’est bin icitte. Vous trouv’rez Ti-Ness dans la grange là-bas, près d’l’enclos.
Il y avait dans l’enclos deux chevaux, un hongre superbe et encore fringant qu’Ernest attelait à son cabriolet, et le vieux Tibi. Celui-ci avait l’air d’une collection d’ossements réunis par des tendons de cuir camouflés dans une vieille peau de cheval. À leur approche, les chevaux levèrent la tête, puis se remirent tranquillement à brouter leur herbe sèche.
Arriva un gros bonhomme chevelu, barbu, botté, qui devait être le marchand de bestiaux à en juger par l’odeur d’étable que dégageaient ses vêtements Il s’approcha d’eux d’une démarche claudicante entre ses deux seaux qui perdait de l’eau à chaque secousse de ses pas.
- Y’a-ti queuk chose ch’peux faire pour vous aut’ ?
- Je vais avoir besoin de deux bons chevaux, d’un cabriolet et d’un break.
- Oué ! Pour ça, vous êtes à’bonne place… Il vida les deux seaux dans l’abreuvoir. Suivez-moé, lui répondit-il en le saisissant le coude.
L’homme le précéda dans la grange et resta à l’écart, laissant Gaélen entrer seul dans la stalle. Il y avait là une belle jument de huit ans, d’un bai tirant sur le roux. Elle avança son mufle, il y posa sa main tout en lui flattant délicatement l’encolure. Dans le box voisin, deux chevaux attendaient qu’on les récupère : un noir et un gris. Tranquilles, forts. Prêts à tout travail à leur être demandé. Le noir était un hongre d’un bai si soutenu que, sous un certain jour, il paraissait noir. Sa longue queue flottait au vent, sa robe brillait au soleil.
- Un bon joual c’ui-là, fort, ferré en neu (neuf), pis docile à part (avec) ça !
- Je le prends, avec la jument et les deux voitures dont je vais avoir besoin. Combien voulez-vous pour le tout ?
- Cent-soixante-cinq piastres cash, avec leu’ harnais et deux belles selles… un pas pire prix d’ami… qu’esse vous en dites ?
- Marché conclu, mais vous parlez de prix d’ami… on ne se connait même pas.
- C’t’un bin p’tit village, icitte, un étranger est à peine arrivé que tout l’monde est au courant… Les nouvelles vont vite… le « moulin à rumeurs » vous connaissez ?
- Hé bien, il semble que ce moulin me soit plutôt favorable, c’est déjà ça ! Est-ce que ces chevaux ont un nom ?
- Bin certain qu’i ont un nom : la belle p’tite jument c’est Kelly, le hongre lui, on l’a nommé Napoléon passe qu’i a peur de rien, c’ui-là !
Gaélen compta les billets et les donna au marchand qui les prit avec une expression de sérieux concentré. Ses yeux, habitués à évaluer les marchandises, se fixèrent sur les morceaux de papier monnaie. Avec une lenteur méthodique, il commença à les compter, ses lèvres murmurant les chiffres presque inaudiblement.
Chaque billet était pris entre ses doigts robustes, levé à la lumière, retourné et inspecté comme s'il cherchait une marque secrète ou une imperfection qui aurait pu échapper à un œil moins averti. Il compta une première fois, s'arrêtant occasionnellement pour vérifier un billet plus longuement. Puis, il recommença depuis le début, murmurant à nouveau les nombres. Satisfait enfin du décompte, il leva la tête et adressa à Gaélen un sourire bref, mais sincère, avant de ranger soigneusement les billets dans ses goussets. Il se leva ensuite, essuyant ses mains sur son tablier, et dit d'une voix rassurée :
- Tous en beaux bills du Dominion… C’est tigidou, (parfait) mon ami, revenez me voir si vous avez d’autres besoins.
On attela Kelly au cabriolet que conduira Margie alors qu’Ophélia s’installa sur le siège du tilbury et toutes deux retournèrent à la maison, tandis que Gaélen continua sa tournée avec le hongre attelé au break. Il avait un montant d’argent à donner à Joseph Ford et se procurer quelques marchandises pour la maison et quelques sacs d’avoine pour ses chevaux.