La Bibliothèque do Dan

5 bonnes idées de blog pour votre site

Le 15/12/2024 0

Dans Actualités

LE PRIX DE LA LIBERTÉ

1-  Avant-propos.

     Une idée a germé dans mon cerveau : raconter une histoire. L’ « Histoire » est un domaine d’enquêtes où il faut se baser sur des preuves écrites de ce que l’on avance. Sans documents point de salut car on sait très bien que les écrits restent et que les paroles s’envolent. J’ai quelques amis irlandais, établis au Québec depuis plusieurs générations qui avaient une vague idée de ce qui avait décidé leurs ancêtres à venir s’établir en ce pays. Je me suis mis à faire des recherches. Plus de deux ans à fouiller sur internet et dans les archives de l’époque. Griffonner des pages et des pages de notes, imprimer des documents importants, les classer et les consulter souvent en les gardant à disposition. J’avais déjà entendu parler de la « Grande Famine » qui avait sévie dans la verte Erin dans les années 1844 à 1849; mais l’ampleur de celle-ci, et ses effets dévastateurs sur la population m’ont réellement surpris et marqués. Il m’a pris l’envie d’écrire une histoire, un roman, sur le sujet.

     Alors voilà, tu supposes une histoire. On devine qu’il va se passer des choses… vu l’ampleur de la situation à cette époque en Irlande, il ne peut s’agir que d’un drame. Il faut mettre en scène les acteurs, décrire leur mode de vie, leur environnement, le contexte social et politique dans lequel ils sont plongés. L’art d’isoler le moment présent à même le flux du temps, tout en racontant une histoire n’est pas chose facile, surtout pour moi qui ne suis pas écrivain. Je me demande toujours ce que sera la suite… et ce qui a pu être l’avant. Imaginer… voir des images dans sa tête et demander à notre imagination de nous les suggérer toutes, et surtout toutes les autres « possibles ». Lorsque l’imaginaire surgit, la moindre image, même embrouillée, parle plus fort qu’une pie.

     Imaginer, « inventer », c’est croire sans raison, c’est un peu mettre sa raison en vacances; c’est se donner la permission de transgresser les lois implacables de la logique. L’équilibre entre la raison et l’imaginaire est un équilibre précaire; peut-il m’avoir déséquilibré ? Comme je suis d’un tempérament plutôt rebelle, je me suis allègrement permis cette transgression.

Note de l’auteur :

     Bien que la trame de ce roman se déroule dans un contexte historique, chacun des personnages impliqués est une création fictive de l’auteur. Certes, les noms de certains personnages publics y sont utilisés, mais à seule fin de donner plus de réalisme  à l’ouvrage. Voici comment commence cette histoire qui, je l’espère, vous plaira :

     Nous vivons, ma femme et moi depuis une douzaine d’années dans ce petit village du Québec, perdu entre fleuve et montagnes. Membres dès le début de la soixantaine à la FADOQ (fédération de l’âge d’or du Québec) nous avions été invités en 2011 à la réception de Noël organisée par cette FADOQ dans la grande salle communautaire de notre municipalité, aménagée et décorée avec goût pour l’occasion.

     Huit par table, tous gens de 70 ans et plus, nous partagions la nôtre avec, entre autres, Erin Mitchell et son épouse Suzanne, tous deux nés et mariés à Chavigny-sur-Vairon. Le patronyme « Antoine » est peu répandu au Québec, contrairement à ce qu’il est en Lorraine; j’en suis venu à lui parler de mon origine française. De mon côté, je croyais le patronyme Mitchell d’origine écossaise, qu’Erin s’est empressé de rectifier. La conversation en est vite venue sur les origines de chacun. Puis, de confidences en confidences, c’est ainsi qu’Erin nous a parlé de son origine irlandaise par ses grands-parents et de l’histoire de leur fuite du pays jusqu’en sol Québécois.

     À environ deux kilomètres de la limite Ouest de Chavigny, deux rues croisent la régionale 354, témoignant de l’occupation de réfugiés irlandais. L’une, la plus longue, a été nommée Irlande-Sud à cause de son orientation plein Sud et l’autre, bien sûr, Irlande Nord. Cinq familles de migrants irlandais s’y sont établies entre 1845 et 1853 avec l’aide du gouvernement de l’époque, mais surtout de la petite population du village et des environs, accueillants et solidaires.

     Des bateaux pleins à craquer, de longues quarantaines et des milliers de morts marquent l’arrivée massive des Irlandais au Québec en 1847.

     Entre 1815 et 1870, les immigrants irlandais arrivent par centaines de milliers au Canada. Contrairement à l’Ontario, le Québec accueille une majorité d’Irlandais catholiques. Souvent d’origine modeste et d’allégeance anti-impérialiste, ils sont reconnus comme le groupe d’anglophones ayant le plus de points en commun avec les francophones. Ces Irlandais catholiques s’installent dans plusieurs secteurs ouvriers de l’île de Montréal et de la ville de Québec.

     Entre mai et novembre 1847, des dizaines de milliers d’Irlandais quittent le Royaume-Uni. Ceux qui survivent au long voyage sur des bateaux-épaves, aboutissent à la Grosse Isle, près de Québec, où ils doivent demeurer en quarantaine. Les gens considérés en bonne santé continuent leur chemin vers Québec ou Montréal où une épidémie de typhus a tôt fait de se déclarer. Durant la première année suivant leur arrivée dans la métropole, 6000 Irlandais meurent, mais on estime que 3 à 4000 canadiens succombent également à cette épidémie. En plus de ce sombre épisode, ces immigrants vivent dans des secteurs ouvriers où les conditions de vie sont souvent déplorables.

2- Erin Mitchell Junior

       Erin Mitchell junior se souvient du jour où son père lui a raconté la raison ayant poussé ses parents à quitter leur terre natale. C’était en juin 1847. Pendant quatre ans, une grande famine sévissait en Irlande. Le mildiou détruisait presque intégralement les cultures locales de pommes de terre qui constituaient la nourriture de base de l’immense majorité de la population, la paysannerie irlandaise. Cette catastrophe fut en grande partie le résultat de cinquante années d’interactions désastreuses entre la politique économique impériale britannique, des méthodes agricoles inappropriées et l’apparition du mildiou sur l’île.

     Contrairement à ce qui s’était passé pendant la famine de 1780, les ports irlandais restèrent ouverts en 1845-46 sous la pression des négociants protestants et, en dépit de la famine, l’Irlande continua à exporter de la nourriture. Alors que dans les régions de l’île des familles entières mourraient de faim, des convois de nourriture appartenant aux « landlords », escortés par l’armée, partaient vers l’Angleterre. Certains propriétaires expulsèrent même leurs paysans, y compris s’ils étaient en mesure de payer leur loyer. Malgré tout, en 1845, la pénurie ne fut pas de plus grande ampleur que d’autres crises régionales précédentes qui n’étaient pas restées dans les mémoires. Ce fut l’anéantissement de la récolte de pomme de terre de trois des quatre années qui suivirent qui entraîna une famine et des épidémies telles que les institutions de secours des indigents, qu’elles soient gouvernementales ou privées, se révélèrent incapables d’y faire face.

     Refusant de mourir de faim ou du choléra qui faisait de plus en plus de victimes en Irlande, Gaélen Mitchell, son grand-père, et sa femme Ophélia Flynn ont décidé de fuir leur pays dévasté. Les pages qui vont suivre vous feront connaître l’extraordinaire aventure de Gaélen, des conditions de vie difficiles en son pays, son périlleux voyage en mer jusqu’à son arrivée au Québec où enfin le bonheur l’attendait.

     Plus tard, beaucoup plus tard, à l’âge où l’on n’a plus rien à prouver, qu’on est satisfait de ce que l’on a vécu, alors que les vieilles cicatrices, infligées par les évènements passés, sont moins visibles, moins sensibles, Gaélen a réuni ses enfants et petits-enfants dans sa grande maison de Chavigny-sur-Vairon.

     Assis confortablement dans sa chaise berçante, il se balançait d’avant en arrière, il se sentit replongé dans les douloureux souvenirs de sa patrie d’origine : l’Irlande. Les bras croisés sur sa poitrine, ses lèvres laissèrent échapper un petit cri de douleur. Il leur parlerait de l’oppression de l’Irlande sous la botte anglaise, énumérerait les martyrs de la cause irlandaise, dont son frère et son père et nombre d’autres. Des souvenirs navrants resurgissaient, son cœur se serra. Il ferma les yeux et les années défilaient, comme les aiguilles d’une horloge qui tournaient à l’envers. Et comme par les yeux d’un autre, il se voyait rajeunir.

     Vous devez savoir, leur a-t-il dit : « Il y a cinquante ans, dans mon pays natal, les Irlandais n’avaient à manger que des pommes de terre, voyez-vous. Ils devaient tout vendre, le blé qu’il cultivait, les vaches qu’ils élevaient, le lait et le beurre qu’ils produisaient. Oui, tout était vendu d’avance pour payer les fermages. Il ne leur restait qu’un peu de beurre, du lait écrémé, parfois quelques poules pour avoir des œufs le dimanche, mais ils se nourrissaient essentiellement de pommes de terre et ils devaient s’en contenter. »

    « Et puis, quand les pommes de terre se sont misent à pourrir en terre, ils n’ont plus rien eu. Plus rien… Vous ne pouvez pas imaginer ce que c’est de n’avoir rien à manger, ajouta-t-il la voix étranglée. »

     Gaélen se leva et se mit à faire les cent pas dans la pièce. Lorsqu’il reprit le fil de son récit, ses efforts pour maîtriser sa voix lui donnait un timbre dur, presque métallique.

     « La faim vint, avec son cortège de souffrances et de morts, mais l’Irlande a survécu, ajouta-t-il, tel un arbre immense aux racines profondes jusqu’au cœur même de la terre. »

     Il dépeignait son désespoir, les mois interminables où lui et sa famille et tous les gens du pays avaient connu la faim qui tenaille l’estomac, la faim qui fait défaillir. Des centaines de milliers de ses compatriotes en sont morts.

3- La révolte.

     Suite à la révolte des irlandais unis de 1796-1798, les autorités britanniques resserrèrent leur étreinte sur l’île. Avec la suppression du parlement d’Irlande, les élus de l’île (tous anglicans et issus des classes supérieures) siègent maintenant à Westminster. Les britanniques, désormais maîtres total des décisions, préparent un avenir abominable. De plus, les « penal laws » datant du début du 18 ème siècle, accentue le statut de « citoyens de seconde zone » des catholiques irlandais. Ils se retrouvent cotonnés, pour la majorité, aux travaux des champs. Ces tous petits propriétaires terriens dépendent des récoltes de pommes de terre afin de se nourrir et de payer leur loyer aux « landlords », grands propriétaires terriens.

     À l’automne 1845, cette situation a de graves répercussions au pays puisque la malnutrition atteint une grande partie des résidents et cause des maladies infectieuses comme la dysenterie, la diarrhée, puis le typhus et le choléra.

     Cette catastrophe fut à l’origine d’un renouveau de nationalisme irlandais se traduisant notamment par la naissance du mouvement « Young Ireland ». Jeune Irlande fut un mouvement révolutionnaire et nationaliste fondé en octobre 1842 qui appelait à la restauration d’un gouvernement irlandais par l’abrogation de l’Acte d’Union. Faisant face à des positions divergentes au sein même de l’organisation, les Jeunes Irlandais fondent en 1846 la « Confédération Irlandaise » bientôt divisée en tendance modérée et un courant prônant la lutte armée.

     Avant eux, le père d’Erin Mitchell, ses grands-pères, son oncle et quelques centaines de partisans s’opposaient tous activement avec hardiesse à l’oppression et à la domination de l’envahisseur, convaincu de leur bon droit. Depuis plus de deux cents ans, des générations d’Irlandais avaient risqué leur vie en combattant et parfois même en tuant leurs ennemis lors de petites escarmouches sans lendemain. Beaucoup ont moisit en prison, ont été pendus, ont été déportés en Australie ou ont échoués sur d’étroits lits de souffrances, attendant la guérison ou la mort. John Mitchell (Sean en gaélique), frère aîné de Gaélen, blessé par balle lors d’une altercation à Galway contre les habits rouges à succombé à ses blessures à l’hôpital du lieu. Ce fut un choc pour la famille qui, en plus, a éprouvé moult difficultés à rapatrier le corps afin de l’inhumer religieusement dans le caveau familial.

     Combien de fois Erin a-t-il pensé à son grand gaillard de fils tué par « un morveux pourri de politique », comme il disait ? Il voudrait pouvoir arracher de lui tout ce qui le torture. Il demeurait un moment comme prostré, puis il disait d’une voix brisée :

  • Des fois en pleine nuit ça me réveille… Pas sa mort. Je n’arrive pas à le voir mort. Je suis peut-être un peu fou, je me dis toujours qu’il est quelque part, caché, blessé. Mal soigné mais que, tout de même, il reviendra… Seulement, il y a toujours cette idée qu’il a peut-être tué, lui aussi…
  • Faut pas y penser, lui disait Martha, sa femme.

     Erin ne l’entendait pas. Hanté par le souvenir de ce fils qu’il aimait tant, il poursuivit :

  • Affamer toute une nation dans le seul but de s’enrichir; tuer des hommes uniquement parce qu’ils pensent autrement que nous ! Quelle aberration que ces guerres ! Tant et tant de mort pour rien… Pour le seul orgueil d’un dément !

     Il y avait longtemps qu’il avait compris qu’à ses yeux la guerre, sous toutes ses formes, est une maladie pour les richards… « C’est un mal qui tue ceux que l’on aime et qui n’aspiraient qu’à vivre en paix  sur nos terres avec nos bêtes. La guerre est toujours du côté des crapules, avec les assassins et les cupides. Les terres d’enfance sont toujours les plus belles, laissez-nous y vivre tranquille ! »

     On reprochait aux autorités d’avoir participé à affamer le peuple en cautionnant les « exportations forcées » de produits agricoles irlandais sous la pression des landlords. L’état était aussi jugé complice des expulsions de masses, souvent perpétrés sous l’œil de ses représentants (police ou forces armées) à la demande d’un landlord ne percevant plus un loyer. Les nationalistes condamnaient également l’attitude de l’opinion publique britannique qui, face au drame de l’Irlande, oscillait entre l’indifférence coupable et la virulence des stéréotypes dégradants.

     Malone disait : « Non, non, pas la famine, mais la privation. Quand un pays est plein de nourriture et l’exporte, il ne peut y avoir de famine. On a fait mourir de faim mon père! C’est la faim qui nous a chassé en Amérique, moi et les miens, loin de notre pays, de l’Irlande. Le tout puissant, en effet, a envoyé le mildiou, mais les anglais ont créé la famine ».

Killaloe

4-  Killaloe

     La cinquantaine à peine amorcée, Erin Mitchell[1] était un gaillard bien charpenté qui paraissait plus jeune que son âge. Le visage buriné et garni d’une courte barbe, le regard intense, des yeux hardis, bruns sombre où brillait une lueur de malice et des mains longues, carrées, énergiques, avec des veines saillantes qui hachaient l’air à grands gestes. Ses longues journées de travail au champ, beau temps, mauvais temps, avaient brunit son visage. Il avait trimé dur toute sa vie, il en avait acquis la vivacité, mais aussi cette nonchalance souvent pleine de grâce, des gens de la campagne.    

     Il n’y a guère plus d’un an ou deux, la famille d’Erin Mitchell, sa femme Martha et deux de ses trois enfants, vivait au hameau Gortmagee[2], qui ne comptait pas plus de huit feux, à environ deux kilomètres du village de Killaloe. Cill Dalua[3] en gaélique, qui signifie « Église de Dalua » est un village du comté de Claire en République d’Irlande. Ce village se trouve sur le fleuve Shannon, sur la rive Ouest du Lough Derg.

     Les maisons du hameau s’enfonçaient de tout leur poids dans le sol, comme par crainte de glisser plus bas dans la pente douce menant à Killaloe. Des toits de lauzes superposées, probablement extraites de la carrière d’ardoises grise sise au pied du mont Moylussa, descendaient en visière sur de minuscules fenêtres sans vie. Ces gens n’étaient pas riches, et à cette époque, à peine parvenait-on à survivre. On mangeait chichement, mais parfois on trouvait de quoi satisfaire en partie son estomac pour une journée. La plupart du temps il n’y avait rien ou presque à se mettre sous la dent. Un jeûne d’une journée ou deux. On s’efforçait de ne pas trop penser à cette faim qui tiraillait le corps. Mais elle se défendait, tenace, implacable; elle se faisait durement sentir : nouait les estomacs et enténébrait les cerveaux. On vivait de soupe d’orties ou de choux, de fèves. Parfois, lorsque la chance lui souriait, d’un lapin qu’Erin piégeait dans la forêt de Ballycuggaran ou, à l’occasion, de jeunes corbeaux que lui tirait à l’arc son fils Gaélen. Survivre, coûte que coûte, était la principale occupation de tous.

     La maison d’Erin, bien enracinée dans la terre d’Irlande, était la troisième du hameau, à gauche du chemin descendant vers Killaloe. À l’arrière, plus loin, des champs s’étendaient jusqu’à des halliers de sureaux, de sumacs et de cerisiers sauvages. Au-delà commençait la majestueuse forêt de Ballycuggaran[4], avec ses hêtres, ses chênes et ses mélèzes qui habillaient, jusqu’au sommet, les pentes du mont Moylussa dont la masse sombre fermait l’horizon. La sauvagerie de ces lieux pouvait faire naître, à la tombée de la nuit, un délicieux frisson de peur, pour peu que l’on s’imaginât entrer dans le repaire des nombreuses fées irlandaises ou, pire, des farfadets prêts à vous déposséder de votre or.

     Erin lui-même, qui connait bien ce mythe irlandais vous le dira : le Leprechaun (ou farfadet irlandais) est décrit comme un personnage cynique très solitaire et asocial, tout le temps de mauvaise humeur et adepte de la dudeens (une liqueur faite maison). C’est un peu le grincheux des sept nains mais à l’irlandaise et en beaucoup plus filou, car ses passe-temps ne sont pas très recommandables. Il considère que les humains sont cupides et imbéciles, il n’hésite donc pas à se jouer d’eux en leur faisant des mauvais tours ou en volant leur or et leurs objets de valeur (c’est en quelques sortes, le SOTRÉ des Lorrains).

5-  Matha Malone

     Le logis d’Erin offrait un air de fermeté et d’agrément. Le rez-de-chaussée, en pierres brutes liées à la chaux, était surmonté d’un étage en encorbellement construit en poutres de mélèze. Des blocs de schiste chargeaient le large toit pentu et coiffant, fait d’ancelles de bois gris, grossièrement agencées. La cheminée haussait dans le ciel son corps robuste. L’étable, une cabane carrée, en madriers noircis par le temps, avait été bâtie à quelques mètres de la maison, à cause des risques d’incendie. À l’intérieur, outre la stalle de Dunky, l’âne, et le tombereau d’âne, avait été aménagé un espace pour entasser le foin mais aussi les légumes du jardin en prévision de l’hiver : sacs d’avoine, de seigle, d’haricots secs et autres denrées, tant pour la consommation humaine qu’animale. Il y avait un établi de bois écaillé avec un étau et un assortiment d’outils qu’on utilisaient sans doute pour l’entretien des instruments aratoires et tout un assortiment de reliques irremplaçables, accumulés au fils des ans, voire des générations. Contre le mur, dans le coin, une boîte de bois pleine de vieux jouets. Deux chats, parfaits chasseurs à l’affût, s’occupaient de maintenir la vermine à distance.

     Martha Malone, l’épouse d’Erin, était fille de paysan, née à Finlea, un hameau voisin de Gortmagee. Au moment où se déroule cette histoire, elle se disait âgée de cinquante ans. Elle avait le teint clair et velouté. Aucune ombre, aucune poche ne venait ternir l’éclat de ses yeux bleus. De légères pattes d’oie, mais pas une seule ride qui méritait ce nom si ce n’est, peut-être, entre le nez et la bouche. Martha devait certainement se tromper, elle ne pouvait pas avoir atteint la cinquantaine.

     Toujours impeccablement coiffée, ses mains blanches toujours occupées à quelques ouvrages de dames, la voix douce en toute circonstance, occupée à tout moment par le travail incessant nécessaire. Il n’était pas d’endroit de la maison qu’elle embellit d’un ouvrage de ses mains. Tapis tissés ou tressés à partir de chutes de tissus, bougies de couleur qu’elle avait appris à fabriquer avec de la cire d’abeille qu’elle parfumait d’essences naturelles. Martha aimait le beau, le propre, l’ordonné, tout autant que sa mère et sa grand’mère. Sa chère maison était toujours propre en dedans comme en dehors. Le parquet luisait comme un sou neuf. Après la lessive et le repassage, elle prenait plaisir à glisser dans le linge des brins de basilic, de thym ou de lavande. Avec des morceaux de tissus, elle fabriquait de petits sachets qu’elle remplissait de pétales de rose séchées et qu’elle enfouissait au fond des tiroirs ou d’armoires. Ainsi, toute la famille avait le plaisir d’endosser des vêtements d’une discrète senteur.

     Sur le grand bahut de chêne, quelques vases en porcelaine, un chandelier en étain et au-dessus du meuble, une horloge à carillon qui sonnait les heures, apportée de France et héritée de son père lors d’une escale à La Rochelle lorsqu’il était marin. La table était élégamment mise et fort colorée. À son mariage avec Erin, elle avait reçu, en cadeau de ses parents, un service de vaisselle de Limoges bleu, blanc et or. Les dimanches, avant que ne survienne la famine, elle dressait toujours les couverts sur une nappe brodée, d’un blanc immaculé qu’elle avait acquis à la naissance de Sean, son premier enfant. Les coupes en cristal dataient de son mariage et venaient aussi de France.

     Erin passa son bras autour de ses épaules et la serra contre lui :

  • Ne change rien à tes habitudes, Martha, cet affreux contretemps ne durera pas éternellement. Les beaux jours d’autrefois reviendront, soyons positifs et patients.

6-  Gaélen Mitchell

     Le second fils de la famille Mitchell, Gaélen, était âgé de presque vingt-et-un ans. Un jeune homme de bonne taille, bien charpenté, des épaules larges et solides soudées à un torse d’athlète d’où pendaient une paire de bras poilus et musclés. Un cou trapu sur lequel trônait une tête ronde aux yeux effilés dont les sourcils épais accusaient une apparence féline. Le tout coiffé d’une chevelure drue et sombre pareille à une crinière. Un genre d’homme qui intrigue et fascine. Il avait en sus, des principes et des convictions, des idées, de grandes ambitions, le regard vif et froid et de grandes mains burinées par le feu qu’il agitait tout le temps quand il parlait. Comme son père et son grand-père avant lui, il était typiquement irlandais, fier et entêté comme les plus dignes représentants de cette race particulière d’humanité.

     On était nationaliste et patriote jusqu’au bout des doigts dans la famille Mitchell. Son père avait été baptisé Erin, comme pour souligner son appartenance à ce pays qu’est l’Éire, cette terre d’Irlande et ce dernier perpétua cet attachement en faisant baptiser son second fils du prénom de Gaélen, faisant référence au gaélique qui, hélas, est inexorablement en voie d’extinction, remplacée par l’anglais.     

     Depuis bientôt trois ans, il travaillait à la forge d’Amos Hall à Killaloe, établie sur la rive Ouest du Lough Derg où il allait pêcher l’anguille lorsque son emploi du temps le lui permettait. Sa maison natale était sise au hameau Gortmagee, à plus ou moins trois kilomètres de la forge. Aussi, pour lui éviter cet aller-retour quotidien, Amos Hall lui avait-il donné, outre un petit salaire, le gîte et le couvert selon, bien sûr, les disponibilités d’approvisionnements en nourriture dont la rareté se faisait durement sentir.

     Gaélen avait également une sœur : Margaret, (plus familièrement surnommée Margie dans la famille), dix-sept an et demi, troisième enfant et cadette de la famille. Elle avait les cheveux cannelle et tous bouclés de son père qui jaillissaient autour de son visage comme des fils de fer rouillés et emmêlés. Margie avait été une petite fille sensible que sa mère ne pouvait gronder sans qu’elle fonde en larmes, mais qui, pourtant, n’en faisait qu'à sa tête.  Maintenant qu’elle avait constaté que ses parents vivaient dans une quasi-indigence, elle ne pouvait accepter qu’ils lui fassent la charité et elle était résolue à gagner sa vie. Elle avait dû s’occuper de trouver du travail. Mais voilà le dilemme, qui, dans ce village, avait les moyens de payer des gages supplémentaires ? Il y a près de deux ans, elle avait trouvé du travail aux cuisines chez Robert Donohue, un homme cossu, propriétaire d’une ferme prospère couvrant plus de cinquante hectares.  C’était ce que les Irlandais appelaient un « solide fermier ». La maison des Donohue était bâtie tout près de la forge. Gaélen y était fréquemment appelé pour réparer l’outillage agricole, changer ou réparer une roue et autres travaux de sa compétence. Il en profitait pour parler avec sa sœur, prendre un repas avec elle et les employés de la ferme. Ces rencontres fraternelles étaient un petit bonheur recherché et apprécié.

7- La kermesse.

     Tous les dimanches et les jours de fête religieuse, la famille se rencontrait à l’église de Killaloe où Erin avait un ban réservé. C’était jour de fête pour les Mitchell. Autrefois, avant cette catastrophe, et particulièrement à la fête des moissons, étaient installées de longues tables dans la grande rue du village. Chacune était ornée d’une gerbe de blé nouée d’un ruban et entourées de gens souriants qui s’amusaient fort.

     Il y avait à boire, à manger, des confiseries et même un petit manège pour les enfants, et, devant l’auberge, une estrade de bois sur laquelle, plus tard en soirée, on dansait des gigues, des quadrilles au son des bodhràin[5], des violons, des accordéons et des flutes à bec dans un rythme endiablé que les musiciens marquaient en tapant fébrilement du pied. Ces jours-là, un sentiment de bonheur envahissait tout le monde.

     Où qu’on portât les yeux, il se passait quelque chose. Des hommes, des femmes marchandaient, achetaient, vendaient, discutaient, riaient, vantaient, critiquaient, se consultaient – et tout cela à propos de moutons, d’agneaux, de poulets, de coqs, d’œufs, de vaches, de cochons, de beurre, de crème, de chèvres, d’ânes.

     Et que dire des vêtements qu’on y vendait : des bas allègrement rayés de jaune et de bleu, de rouge et de blanc, de jaune et de rouge, de blanc et de bleu. Et quelles jupes ! Amples, mouvantes, colorées comme les bas en bleu, jaune, rouge ou vert vif. Des fichus de lin blanc empesé, des châles si doux au toucher… Bonté divine, quelle dentelle ! le tout fait main.

     C’est précisément à cette fête du village, une kermesse en l’honneur de Saint-Patrick, le patron des Irlandais, qu’il y a vingt-cinq ans, Erin a rencontré Martha et qu’il en est tombé follement amoureux. Oncle Geoffroy, le frère de Martha, l’avait répété à plusieurs reprises, en badinant, aux enfants d’Erin lors de ces fêtes : leur mère était une femme aussi jolie que finaude, elle avait pris leur père au piège.

     Ces jours de marché public se tenaient encore les dimanches, mais n’étaient qu’un pâle reflet de ceux d’autrefois. La crise qui sévissait avait grandement diminué l’engouement des habitants pour ces évènements. De mois en mois, les conditions de vie s’étaient considérablement dégradées. Dans son homélie de dimanche dernier, le père Godefroy, curé du village, comparait la crise Irlandaise aux dix plaies d’Égypte.

     Il y avait chez ces femmes irlandaises une totale absence d’apprêts désarmante; comme si elles étaient issues d’un autre monde, aussi étranger que celui auquel elles croyaient toutes, peuplé d’êtres fantasmagoriques qui accomplissaient toutes sortes de sortilèges et d’enchantements.

     Il était étonnant de voir chaque soir Martha déposer sur le seuil de la maison un petit bol de lait et une assiettes de miettes de pain pour les « petits êtres » affamés qui passeraient par là. Le lendemain, quand on retrouvait l’assiette et le bol vides et nettoyés, personne n’observait avec bon sens que ce devait être le fait d’un des chats de la grange. Ces « soupers de fées » sont devenus avec le temps l’un des traits typiques les plus délicieux de la vie irlandaise.

     On sait ce que sont ces croyances superstitieuses dans les comtés d’Irlande. Les anciens aimaient à redire les contes empruntés au répertoire de la mythologie vieilles de plusieurs siècles. L’instruction scolaire, quoique largement et libéralement répandue dans le pays, n’a pas pu réduire à l’état de fiction ces légendes qui semblent inhérentes au sol même de la vieille Éire. C’est encore le pays des esprits, des revenants, des lutins et des fées. Ici et là apparaissaient toujours le génie malfaisant qui ne s’éloignait que moyennant finances, le Leprechaun toujours affamé d’or, la Branchie qui annonce les évènements funestes, le D’Ulaan ou cavalier sans tête, Stingy Jack ou Jack à la lanterne et tant d’autres…

     C’était, et peut-être est-ce encore le cas aujourd’hui, l’opinion communément répandue parmi ces superstitieux irlandais. En vérité, la plupart des gens croyait volontiers au fantastique, quand il ne s’agissait que de phénomènes purement physiques, et on eut perdu son temps à vouloir les désabuser. Cette crédulité publique s’est développée librement avec le temps au cœur même des générations successives.

     Donc les légendes y abondaient. Disons-le d’ailleurs, que certains phénomènes inexpliqués jusqu’alors, ne pouvait que fournir un nouvel aliment à la crédulité de chacun. Est-il milieux mieux disposés que les montagnes, les ravins, les grottes et les sombres et profondes forêts du pays pour les ébats de ces génies, lutins, follets et autres acteurs de ces drames fantastiques. Le décor était tout dressé dans le pays, pourquoi ces personnages surnaturels n'y seraient pas venus jouer leur rôle ?

 

[1]  Mistaél en gaélique

[2]  Se prononce Gortmaguy

[3]  Se prononce Kill Dalua

[4] Ballycuggaran (Baile Ni Chogarain en irlandais) Patrie des O’Cuggarans, une famille importante à la cour de Brian Boru.

Brian Boru (en vieil irlandais : Brian Mac Cenneidigh), né vers 941 dans le Thomond en Irlande et mort en 1014, à Clontarf, est un roi irlandais qui règne sur l’ensemble de l’île d'Irlande au début du xie siècle. Vainqueur des Scandinaves (Vikings) de Limerick en 976, il soumet ensuite le Munster, le Leinster et le royaume de Dublin, et tente une unification de l'Irlande.  Voir :  Brian Boru — Wikipédia (wikipedia.org)

[5]  Le bodhrán (en gaélique)  bodhráin au pluriel, est un instrument de percussion utilisé dans la musique irlandaise. On frappe la peau avec un bâton (stick, ou tipper) tenu par le milieu, dont les deux bouts arrondis rebondissent sur la peau. La main qui porte l'instrument permet de jouer avec la tension de la peau afin d'en modifier le son.

Wendake épisodes 82 à 85

82- Wendake

     Il y avait maintenant plus de trois ans que Gaélen œuvrait au chantier naval de monsieur Gingras. Jamais encore il n’avait assisté, avec ses coéquipiers, au baptême et à la mise à l’eau des bateaux dont la construction était achevée et prêts à naviguer. Or, ce matin de mi-septembre, marque un moment historique et émouvant alors qu’un magnifique bateau tout neuf, nommé L’Aventurier est fin prêt à glisser doucement le long du ber et flotter dans les eaux du fleuve.

     Gaélen, tous ses coéquipiers, artisans, ingénieurs, ont travaillé sans relâche pendant des mois à la construction de ce navire en bois utilisant les techniques les plus avancées de l’époque. Entourés d’une foule de curieux et de dignitaires, ils se sont rassemblé pour assister à l’évènement. Les drapeaux flottent au vent alors qu’une fanfare joue l’air du « Il était un petit navire ».

     Le capitaine, vêtu de son uniforme impeccable, se tient fièrement à la proue. L’épouse du premier ministre du Québec, Denis Benjamin Viger, brisa une bouteille de champagne contre la coque du navire, une vieille tradition qui apportera chance à l’équipage et au bateau. Lentement les cordages sont lâchés et L’Aventurier glisse dans l’eau où il déploie majestueusement ses voiles blanches. Les spectateurs applaudirent et acclamèrent tandis que le navire entreprend son voyage inaugural, prêt à affronter les mers et découvrir de nouveaux horizons.

     La cérémonie terminée, tous les employés furent convoqués à une réunion dans le grand atelier. Là on leur apprit que le chantier sera fermé pour les trois prochaines semaines; que quelques employés seulement seront affectés au ménage des lieux et à la préparation de la mise en chantier d’un nouveau voilier, un quatre mats, plus grand, plus performant et plus luxueux, pouvant héberger plus de mille deux-cent passagers.

     En sa qualité de chef de chantier, le père Damase fut mis au courant une bonne semaine avant ce licenciement temporaire. Il en avait profité pour prendre des dispositions afin de donner à Gaélen des moyens pour faciliter la nouvelle vie qu’il s’apprêtait à vivre à Chavigny. Vivre en pleine forêt, isolé, inexpérimenté lui paraissait insensé. Il s’était mis dans la tête de lui donner une formation de base, aussi complète que possible, et pour cela il avait choisi le meilleur coach qu’il connaissait : Jack, son beau-frère le Huron. Aussi l’entraîna-t-il à part pour lui exposer son projet.

  • Asseyons-nous ici, si tu le veux bien, j’ai quelque chose d’important à te proposer. Le grand-père de ma femme est décédé au village des Hurons il y a une dizaine de jours. Aux obsèques, j’ai parlé de toi à Jack, mon beau-frère, comme je le faisais souvent. Je lui parlais de ton projet de t’établir sur une terre, en pleine forêt, de ton peu d’expérience de ce milieu. Tout-à-coup, il a émis le désir de te rencontrer, toi et ta femme, qu’il avait quelque chose pour toi, un cadeau. Si vous êtes d’accord, vous passeriez les trois prochaines semaines de congé en expédition avec lui et son père dans leur territoire de chasse. Ce ne sera certainement pas une sinécure, mais vous allez apprendre des tas de choses utiles qui vont vous aider à vivre en forêt.
  • Allez-vous être de la partie ?
  • Nous serons, Cath et moi, avec vous les trois premiers jours. Je dois être sur place pour superviser la mise en chantier du nouveau bateau.
  • Ça me plairait beaucoup de vivre cette aventure et connaissant Ophélia, je ne doute pas qu’elle voudra, elle aussi, y participer. Je vous donnerai une réponse dès ce soir.

     L’affaire fut vite décidée et dès le lendemain le petit groupe se dirigea vers le village des Hurons. Lorsqu’ils pénétrèrent dans l’enceinte de Wendake, ils furent accueillis par une bonne odeur de feu, comme ceux qu’on allume les jours de fête. Une délicieuse odeur d’herbes et de feuilles mortes leur monta aux narines et au cœur. Ça sentait la douceur, quelque chose qui n’appartient qu’à ce pays. Des bouffées de terre chaude, de pierre, de viandes grillées les assaillirent, dévastèrent leur cœur. Un monde nouveau s’ouvrit à leurs yeux. Gaélen et Ophélia comprirent que ce pays se compose de deux mondes bien distincts : celui des Blancs, rigoureux, austère, où règne une concurrence extrême et celui des autochtones, libre, plein d’insouciance, de calme. Ils comprirent également qu’ils ont grandi dans un monde immobile où les quatre saisons décidaient de l’ordre des choses. Un univers inquiétant où le salut dépendait d’un travail, parfois pénible, qui les tenait prisonnier sans cesse.

     Ophélia rencontra Catherine l’épouse de Damase pour la première fois. Elle portait une jupe ample à motifs fleuris et une chemise à gros carreaux. Elle avait noué un foulard autour de son cou. Ses cheveux enroulés de chaque côté de la tête formaient des toques imposantes sur lesquelles elle avait enfoncé un bonnet de feutre noir et rouge vif, décoré de perles de verre. Ce fut Catherine qui présenta les irlandais à son frère Jack qui mit sa main ouverte sur son cœur avant de saisir cette que Gaélen lui tendait. Il fit de même avec Ophélia, se disant heureux de rencontrer des gens dont il avait si souvent entendu parler en bien. Puis il étendit les bras, saisit ses invités par les épaules en les entraînant vers une tente où devant l’entrée, un homme assis à même le sol, les genoux repliés, fumait la pipe, deux chiens se prélassaient à ses pieds.

  • Malik, mon père, le présenta-t-il. Il sera de notre expédition avec Sarah, ma femme.

     Il avait prononcé le nom de son père en traînant sur le « a », comme si la lettre était double. C’était un homme de petite taille, sans une once de graisse, au visage usé, ovale, aux pommettes saillantes, aux mains noueuses. Ses yeux bridés, comme des fentes rapprochées, lui conféraient un regard qui avait gardé toute sa brillance malgré son âge. Sa longue chevelure noire, brillante, n’était striée que de quelques fils argentés.

     Il se leva, souriant, tout en souplesse, salua les nouveaux venus en leur adressant mille vœux de bienvenue. Jack prit les mains d’Ophélia et de Gaélen :

  • Suivez-moi, nous vous avons préparé la tente de mon grand-père et sur le conseil de Dam, nous avons pensé vous offrir, en cadeau, certains objets qui lui appartenaient et qui vous seront plus utiles qu’à lui, maintenant qu’il n’est plus.

k

83- Quimmik

     À l’intérieur de la tente du grand-père de Jack, un épais tapis de sapin frais recouvrait le sol. Ce n’était pas grand, mais l’odeur épicée du conifère rendait l’ensemble accueillant, cent fois plus que la cabine du Jane Black. Sur ce tapis, on avait déposé toutes sortes d’objets : trois paires de raquettes à neige indiennes, tressées de babiche[1], des mocassins en peau d’orignal doublés de mouton, deux poignards, un fusil à double canon et une carabine Winchester avec une boîte de cartouches entamée. Mais ce qui surpris surtout le couple d’Irlandais, c’était cette cage au milieu de la tente où se trémoussait un magnifique chien de traîneau dont on sentait sa hâte d’être libéré.

     Un beau chien robuste, vigoureux, les muscles saillants sous son épaisse fourrure. Une tête massive avec à la fois un regard calme et vif. Son pelage était fauve, sauf le poitrail, le bout des pattes et le museau, qui étaient d’un blanc immaculé. Gaélen s’agenouilla devant la cage, fit sentir sa main que la bête lécha avec entrain, sa queue fouettant l’air. Il piétinait sur place, le corps pris de convulsions tant il était content. Sentait-il en Gaélen la présence de son nouveau maître ? Les sens en affût, il lâcha un petit jappement aigu.

  • Ce chien est à toi maintenant, Gaélen. Son comportement me dit qu’il te fait confiance, il t’a adopté, prends en soin. C’est un malamute, il a trois ans, encore un peu jeune et fou, mais il te fera un bon chien.
  • Faudra lui trouver un nom, intervint le père Damase.
  • Dans la langue Innue, le mot « Quimmik » veut dire « chien », mais aussi « puissance, courage, fidélité » les plus belles qualités des chiens, renchérit Jack.
  • Quel superbe chien ! Je ne sais comment vous remercier, vous décrire mon émerveillement devant ce chien qui semble vraiment posséder toutes ces qualités. Je l’appellerai donc Quimmik.

     Des larmes lui vint au yeux, tant l’émotion était forte. Il venait de comprendre que même les gens pauvres ont quelque chose à donner et l’envie de le donner. Il apprit à aimer ces gens qui possèdent peu mais qui ont le cœur sur la main. Lorsqu’il ouvrit la cage, le chien se jeta sur lui, le léchant avec tant de vigueur qu’il en perdit l’équilibre. Il se retrouva sur le dos avec le poids de l’animal sur la poitrine, ce qui déclencha un fou rire général. Ophélia vint à son secours, prit le chien par le cou et l’attira à elle :

  • Viens, Quimmik, viens dehors.

     À l’extérieur, le vent joua, gonfla son pelage blanc, gris et noir. Le soleil faisait briller ses reflets roux quand il se roulait dans le sable. Ses grosses pattes tambourinaient le sol, déployant ses muscles, soulevant des traînées de sable dans son sillage. Ça l’amusait. Il sautait autour d’Ophélia, cherchant à mordiller sa manche pour l’emmener dans son jeu. Ses contorsions la faisaient vaciller, perdre l’équilibre, elle voudrait qu’il se calme, mais elle riait aux éclats. Content de l’avoir emporté dans sa farandole, il se roulait par terre, se relevait, se secouait. Il crachait, sa langue était couverte de ce sable blond. Elle voudrait le gronder, mais elle comprenait son plaisir.

  • Allez, viens ici mon grand !

     Quimmik s’ébroua dans un nuage de poussière avant de la rejoindre enfin calmé. Il S’assit bien droit à côté de sa nouvelle maîtresse et lâcha un autre jappement aigu à l’intention de Gaélen qu’il fixait la queue frétillante.

  • C’est l’heure, maintenant, de commencer votre entraînement, annonça Jack. Nous allons au champ de tir s’exercer aux armes à feu. À Gaélen le fusil, à Ophélia la carabine.

     Au champ de tir, c’est l’Innu qui avait pris en charge l’entraînement d’Ophélia, tandis que Damase s’occupait de Gaélen et son fusil à double canon.

  • Retiens ton souffle, conseilla Jack à Ophélia, prends ton arme, appuie solidement la crosse sur ton épaule, l’œil sur le viseur, tout cela en retenant toujours ta respiration. Une seconde d’immobilité au moment où tu vas appuyer sur la détente… puis ce sera la détonation, comme un coup de tonnerre. Je vais te répéter cette phrase pour les trois ou quatre premiers tirs de façon à ce que tu sois bien imprégnée de cette procédure.

     Il prit la Winchester, lui montra comment la charger, enlever le cran de sureté, de viser et de tirer. Sous ses conseils, elle s’est entraînée à tirer sur les cibles du champ de tir. Au bout d’une heure, Ophélia a commencé à se sentir plus à l’aise avec l’arme.

  • Bravo, Ophé, tu as l’œil. Tu es prête pour le test final. Prépare-toi et concentre-toi sur cette petite cible.

     Elle rechargea la carabine, visa la pierre qu’il venait de déposer sur un rocher et tira. La pierre a volé en éclat et elle a hurlé de joie. Gaélen, présent depuis le début de l’exercice, avait un brin de fierté dans le regard. Puis, la prenant par les épaules il eut un petit sourire amusé :

  • Ophé… Tiens, tiens… Pourquoi n’y ai-je pas pensé avant. J’ai bien envie de t’appeler ainsi, ça te va bien, d’autant que ça fait plus décontracté. Tu m’impressionne, Ophé, je te savais talentueuse et de plus tu apprends très vite. Je sens que nous allons faire une équipe du tonnerre.

     Les Hurons-Wendats appartiennent à la famille linguistique iroquoise. À cette époque, ils étaient plus nomades qu’ils ne le sont de nos jours, et se déplaçaient souvent, vivant en petits groupes familiaux plutôt qu’en clans permanents. Ces structures renforcent les liens familiaux et communautaires, et jouent souvent un rôle crucial dans la transmission des traditions et des connaissances culturelles. Ces petits clans familiaux occupaient souvent des territoires spécifiques qui leur étaient attribués et qu’ils utilisaient pour la chasse, la pêche, et l’agriculture.

     Au décès du grand-père de Jack, Malik est aussitôt devenu le chef du clan familial, mais veuf depuis plusieurs années, c’est à son fils aîné Jack, plus jeune, plus actif, qu’il a confié cette tâche, mais il gardera tout au long de sa vie le titre de sage. Le sage souvent appelé aîné ou ancien, joue un rôle crucial : c’est le gardien du savoir traditionnel et des histoires de son peuple, son expérience et sa sagesse sont très respectées. Il joue souvent le rôle de médiateur dans les conflits, aidant à résoudre les différends de manière pacifique et respectueuse.

     Au repas du soir, Jack a réuni la famille devant la tente de Malik, autour d’un feu de camp d’on l’âcre fumée dessinait ses minces volutes bleutées au-dessus des tipis recouvert de toiles écrues et de peaux.  Sarah y avait installé un trépied fait de jeunes troncs d’arbres d’où était suspendu au bout d’une corde un castor mis à cuire à quelques centimètres du feu, entretenu entre quelques pierres rondes disposées en cercle. Ce castor, rôti à la braise, d’un brun doré et fondant en bouche, était parfumé d’herbes odorantes et de fleurs, soigneusement choisies en forêt, dans lesquels il avait macéré lentement, additionné de miel. Cette corde torsionnée faisait tourner comme une toupie la pièce de viande dans un sens puis, après un certain temps, la torsion en venait au point neutre, mais le poids de l’animal suspendu entraînait une rotation inverse de la corde jusqu’à ce que cette nouvelle torsion soit plus forte que le poids qu’elle entraîne et le fasse tourner dans l’autre sens et ainsi de suite. De temps à autre, lorsque la rotation diminuait, Sarah lui redonnait un petit élan avec ses doigts jusqu’à ce que la viande soit prête.

     Sarah, était une innue de 49 ans qui incarnait la sagesse et la résilience de son peuple. Son abondante chevelure noire comme du jais, parsemée de quelques mèches argentées, lui tombaient en cascade sur les épaules et portait de grandes boucles d’oreille aux motifs traditionnels de son peuple qu’elle avait fabriquées elle-même avec de petites perles multicolores. Le teint cuivré, ses yeux bridés, d’un brun profond, reflétaient les histoires et les traditions transmises de génération en génération. Elle portait des vêtements traditionnels faits de douces et souples peau de daim, brodés de motifs symboliques agrémentés de petites perles de verre multicolores, rappelant son attachement à ses racines.

     Chaque matin, elle se levait à l’aube pour saluer le soleil levant, une pratique spirituelle qui lui apportait paix et énergie. Elle passait ses journées à tisser des paniers et à créer des bijoux artisanaux, perpétuant ainsi les techniques ancestrales. Sarah aimait aussi enseigner aux jeunes de sa communauté, leur transmettant les légendes et les savoir-faire traditionnels. Elle cultivait un petit jardin où elle faisait pousser des plantes médicinales et des légumes, qu’elle utilisait pour préparer des remèdes naturels et des repas sains pour sa famille. Malgré les défis de la vie, elle gardait un sourire chaleureux et une détermination inébranlable à préserver et partager la culture de ses ancêtres.

     Au lever du jour, les cinq membres de l’expédition étaient réunis devant la tente de Jack. La veille il avait donné ses instructions concernant le matériel que chacun devait emporter dans un sac à dos. « Le strict nécessaire » avait-il ordonné. Il ne fallait pas se charger de superflu parce qu’il allait y avoir de nombreux portages : une couverture, un gobelet et une écuelle en métal léger, un poignard, fusil et cartouches et quelques vêtements de rechange. Deux chiens seraient du voyage : celui de Malik et Quimmik.

k

84- La grande aventure.

     Wendake, le village des Hurons-Wendats, est situé le long de la rivière Saint-Charles, une rivière tumultueuse, qui, après une succession de rapides et de petites cascades, s’engouffre dans la chute Kabir Kouba avec grands fracas. Le périple débutait donc par un portage de deux kilomètres, le temps d’atteindre un endroit navigable. Ophé avait pris place dans le premier canot entre Jack et Sarah, alors que Galen était posté à l’avant de celui de Malik, les deux chiens et le gros du bagage au centre de l’embarcation. Ils glissaient en silence sur la surface lisse Ils s’apprêtaient à plonger dans un monde dont ils ne savaient que ce qu’on leur avait dit.

      Les minces pagaies des Innus plongeaient, émergeaient et replongeaient sans cesse dans un doux chuchotement. Elles fendaient l’eau, glissaient sans heurt, sans éclaboussure, rythmant le temps. Le temps, en lents battements de rames, en lents battements de cœur. Des gestes que Gaélen s’efforçait de reproduire. Chaque coup de rame les éloignait du village et plus ils montaient, plus l’excitation gagnait les Irlandais, émerveillés par l’extraordinaire habileté des Innus à manœuvrer leurs frêles embarcations à travers les rochers et les remous. Parfois, entraîné par des rapides, le canot fendait les vagues qui se brisaient sur l’écorce, éclaboussant les visages. Le vent faisait danser les cheveux. Le décor était magnifique : un large ruban d’eau bordé de collines noyées dans la végétation et le ciel baignant dans la lumière.

     La rivière serpentait de chaque côté de falaises et scintillait légèrement au soleil. De temps en temps, un souffle de vent effleurait la surface de l’eau et l’agitait provoquant de petites vagues dans son cours sinueux. Ils ont remonté ce cours d’eau impétueux qui coure entre des rochers saillants pour déboucher sur un long lac encerclé de montagnes habillés de conifères où souffle le vent. Ils ont pagayé tout le jour et ne s’arrêtant que pour manger, nourrir les chiens et dormir. Au soleil déclinant, Jack dirigea les canots vers la rive et accosta dans une baie abritée du vent.

  • On va camper là-haut, a-t-il dit en indiquant une petite clairière surélevée. Demain on entre dans le bois.

     Ce premier campement avait été installé au sommet d’une petite colline surplombant le lac. Les tentes, montées un peu à l’écart les unes des autres formaient comme un petit hameau avec, en son centre, un foyer fait de pierres disposées en rond. Lors de la mise en place du campement, Gaélen voulait aider Jack et Malik du mieux qu’il pouvait en les mitraillant de questions, mais les Innus se contentaient de sourire. Rapidement Gaélen comprit que pour apprendre il fallait regarder et écouter. Il servait à rien de demander, il fallait comprendre et reproduire. Il évoluait dans un monde plongé dans une griserie qu’il n’avait jamais éprouvée. Pour s’aventurer et survivre dans les profondeurs de l’arrière-pays, il fallait soi-même avoir été ensauvagé. Il fallait avoir appris les voies de l’Autochtone, ses habiletés techniques, son savoir de la faune et de la flore, de même que sa capacité à s’orienter dans ces espaces sans frontières.

     La soirée était d’une douceur inhabituelle on entendait le coassement des grenouilles, saoules de cette nuit limpide. Les voix se faisaient plus lentes, plus profondes, plus sérieuses, comme pour s’harmoniser avec la noirceur environnante qui s’épaississait lentement. Tous ensemble, installés à croupetons, le plus confortablement possible autour du feu, ont mangé avec les doigts le repas que Sarah avait préparé. Elle demanda à Ophélia comment s’était passé cette première journée de voyage loin de toute civilisation. Ophé a essayé du mieux qu’elle put d’expliquer le sentiment de liberté qui l’emplissait depuis qu’ils ont mis les canots à l’eau. Sarah à vue le bonheur sur son visage et dans le regard de Gaélen. La chaleur amicale que les Innus leur témoignait apaisait leur crainte d’étrangers dans ce clan tissé serré. Cette franche camaraderie montrait l’ouverture d’esprit de ce peuple qu’on disait sauvage.

  • Par moment les remous de la rivière me faisaient peur, m’effrayaient même…
  • Il faut craindre la puissance de la rivière et la respecter, expliqua Malik. La peur tétanise, la crainte incite à la sagesse, c’est une bonne chose d’en tenir compte. Vous venez de mondes opposés, mais je sens en vous le même désir de liberté qui anime le cœur des Autochtones. Dorénavant, vos existences en seront marquées, chacun à votre manière.

     Malik a commencer à raconter sa jeunesse et l’histoire de son peuple que Gaélen et Ophé ont écouté avec fébrilité. Il entrecoupait ses récits de moments de silence, comme s’il plongeait chaque fois plus au fond de ses souvenirs. Il tirait une longue bouffée de sa pipe, puis reprenait son histoire. Quelques mots d’Innu leur échappaient parfois, mais Ophé contemplait, les yeux écarquillés, le conteur qui accompagnait sont histoire de mimiques et de bruits si évocateurs qu’on aurait cru la voir se dérouler réellement.

     Rappelons que dans le monde des nations autochtones, tout est « Esprit ». Il y a l’esprit des arbres, du feu, du vent, de la pluie, de la Forêt Enchantée, et quelques centaines d’autres. Les « Esprits » sont partout, puissants et agissants. Ils jouent un rôle central dans la spiritualité et la culture des peuples autochtones. L'animisme, croyance commune parmi les Autochtones, soutient que chaque personne, plante, animal et objet est habité par un esprit. Les esprits sont donc profondément intégrés dans la vie des Autochtones, influençant leur   vision du monde, leurs pratiques culturelles et leur relation avec la nature

     Aussi, tous les soirs, autour du feu de camp, lorsque la météo le permettait, Malik racontait les légendes de son peuple. Ces récits, transmis de bouche à oreille et de génération en génération, relatent l’histoire du territoire et de tous les êtres mythiques ou réels qui y vivent. Ces légendes, comme beaucoup d’autres dans la culture innue, sont riches en enseignements et en symbolismes. Elles sont souvent racontées pour transmettre des valeurs et des leçons de vie aux jeunes générations: Tshakapesh[2] l’immortel, Aiashess[3], Kwekuatsheu[4] et de plusieurs autres tel le carcajou[5], ce diable des forêts.

     À la fin de la soirée, avant que chacun se retire dans sa tente, Malik prenait le tambour et rythmait sa mélopée à laquelle Jack et Sarah mêlaient leur voix. Considérée comme sacrées, les vibrations du tambour permettent de communiquer avec le Grand Esprit, comme une prière, le remerciant de cette journée d’amitié, de chasser les mauvais esprits et de répandre sa grâce sur le campement pour la nuit à venir.

85- Séjour à Tourilli.

     À l’heure du grand silence où le monde hésite encore entre l’ombre et la lumière, la lueur blême des premiers rayons du jour traversait avec peine la toile de la tente répandant un éclairage ambrée qui bientôt réveilla ses occupants. Ils se sont levés avec le soleil. Une petite brume accrochée à la cime des arbres distillait une aura de mystère dans la vallée. Après le déjeuner et le démantèlement du campement ils ont caché les canots sous d’épais branchages, et se sont mis en marche. La brume s’était dissipée et le soleil répandait maintenant une claire lumière de début d’automne. L’air frais donnait des forces et du courage.

     Tout en marchant sous les premiers rayons du soleil, les jambes trempées de la rosée matinale, Gaélen et Ophé aspiraient à pleine narines la senteur de la forêt et des fleurs sauvages. Déjà un couple de faucon pèlerin tournoyait haut dans le ciel, guettant au sol une proie éventuelle. Le coassement des grenouilles animait les rives d’un petit étang que le groupe longeait.

     Le chemin était étroit et sinueux, mais Malik en connait chaque détour, chaque pierre dressée. L’air se chargeait des parfum subtils que tous les chasseurs connaissent. Devant cette nature pure et indomptée, nos amis se sentaient minuscule, même s’ils avaient de plus en plus le sentiment d’y trouver leur place.

     Deux jours durant, ils marchèrent le long des falaises et des ravines des montagnes. Ils virent des orignaux, des ours, des chevreuils et une fois, Malik leur indiqua un loup qui les observait depuis un surplomb. Ils traversèrent des vallons, des prairies humides toutes rouges de canneberges que les Innus nommaient « atocas ».

     Un soir, juste un peu avant de monter le campement, la pluie s’était mise de la partie. Gaélen dressa sur un terrain verdoyant leur petite tente. Complètement trempés, ils se blottirent en riant et s’engouffrèrent frissonnant sous les couvertures Quimmik à leurs pieds. Le lendemain le ciel était limpide, il faisait plus chaud. Ils arrivèrent à une large rivière avec un fort courant. Jack commenta :   

  • Les Blancs ont baptisé cette rivière Jacques-Cartier; ce n’est qu’un simple cours d’eau comme bien d’autres. Saisonnière et capricieuse, tour à tour dangereuse et timide, mais c’est la nôtre et nous en sommes fiers. On peut être fier de n’importe quoi si c’est tout ce que l’on a. Moins on possède, plus il est nécessaire d’en tirer vanité.

Sarah s’approcha d’Ophé, la prise gentiment par les épaules et ajouta :

  • Le peuple Innu est tourné vers les rivières et la forêt à l’intérieur des terres. Vos gens se demandent souvent pourquoi nous vivons ainsi. Notre mode de vie vous parait difficile. Mais les Innus appartiennent à ce territoire. Nous n’en connaissons pas d’autres, nous y avons adapté notre mode de vie. C’est chez nous !
  • Nous ne sommes pas grand-chose, avait avoué Malik. Un grand chef Dakota disait au moment de mourir : « La vie est comme la fumée de l’haleine du bison par un matin froid de novembre, une petite fumée qui ne dure qu’un instant et qui va se perdre dans un brouillard plus grand ».

     Le groupe remontait la rivière un peu comme lorsqu’on grimpe dans une haute échelle, avec cette impression de vertige à mesure que le monde s’ouvre. Les eaux vives s’étaient transformées en torrents sur lesquelles la petite caravane flottante devait manœuvrer avec prudence. Jack et Malik guidaient chacun leur canot d’une main sûre. Jack se dirigea vers un endroit où la rivière contournait de gros rochers et où le courant ralentit. Il accosta à un endroit sur la rive qui lui paraissait sécuritaire, Malik le suivit. L’eau y est profonde et fraîche. Les saumons aiment s’y reposer. C’est Sarah, en compagnie d’Ophélia estomaquée, qui a harponné un gros saumon qui fera festin pour tous, y compris les deux chiens.

     Au fil du temps, Jack n’avait pas son pareil pour piéger blaireaux, castors et renards. Aucun hérisson ne lui échappait et les fouines, martes, genettes et autres mustélidés à la fourrure si douce et si recherchées, à la chaire si délectable, tombaient dans ses pièges, collets et trébuchets. C’était également en ces bois que Jack, son père et ses frères cueillaient de pleines brassées de toutes ces plantes dont ils connaissaient le secret. Fleurs, plantes, racines, écorces, qui, soit en tisane, soit en compresses apportaient tant de soulagement aux malades. Et puis, c’était aussi là que l’on récoltait quantité de champignons, excellents pour varier l’ordinaire.

     En réalité, disait Jack, pêcher la plupart du temps c’est ne rien faire, patienter, gelé dans la neige ou inconfortablement installé sous la pluie. Chasser, en fait, est un aveu de vulnérabilité, la preuve que nous avons besoin des autres êtres vivants pour exister.

     Cette perpétuelle quête avait tout de même quelque chose de grisant. Il est difficile de deviner si un endroit est propice à la trappe. Il faut tenter sa chance et espérer. Les deux Irlandais ont appris pendant ces semaines de nomade à ménager leur énergie et à poser toutes sortes de pièges. Gaélen éprouvait un vif intérêt pour l’inconnu. Son esprit aspirait à apprendre et comprendre ce mode de vie nouveau. Il observait avec attention Malik, ses gestes, son langage, son attitude posée, le calme avec lequel il savait écouter. Les yeux brillants de Malik ont été un cadeau. Son approbation avait beaucoup d’importance pour l’expérience qu’ils avaient acquise durant cette courte période.

     Ces journées de marche et de canotage sont longues et rudes, mais le soir, au campement, le groupe retrouve toute la chaleur qu’ils ont besoin pour vivre. Ainsi est faite cette vie où le dur et le doux se côtoient au quotidien.

  • La vie telle qu’on la vit dans la forêt y est dure, parfois cruelle; mais c’est ce qui la rend belle… Précieuse… avait-il commenté un soir au bivouac.

     Les jours passent, ponctués de chasse, de pêche, de cueillettes et de nuits sous les étoiles. Le paysage, d’une singulière beauté, est constitué de collines habillées de sapins, de rochers aux anfractuosités rongées de lichens. La pureté des lieux leurs rappelle la puissance du créateur et leur cœur se gonfle d’admiration devant tant de grâce.

     La dernière nuit de leur périple, le ciel se para d’un chatoiement vert, bleu et rouge. Le silence s'étendait comme une couverture épaisse sur les vastes étendues nordiques. Le ciel, d'un noir d'encre, commençait à se teinter de lueurs délicates, presque timides. Puis, lentement, des vagues de lumière émeraude surgissaient, ondulant gracieusement comme des rideaux de soie flottant sous une brise invisible. Ophé n’avait jamais vu une aurore boréale et Jack lui dit que celle-ci était exceptionnellement éclatante, claire et mouvante.

     Les couleurs se mêlaient, du vert éclatant au violet profond, créant une symphonie visuelle envoûtante. Les nuances de bleu, de rose et de jaune se fondaient harmonieusement. Le spectacle était à la fois hypnotisant et mystérieux telle une danse céleste. De vastes rideaux lumineux ondulaient et se déployaient rapidement dans le ciel, traînant des stries de couleurs dans les méandres de son sillage. Les lumières se tordaient, s'enroulaient et se déroulaient avec une élégance presque surnaturelle invitant ceux qui les contemplaient à se perdre dans leur éclat mystique. C'était un moment de pure magie où l'on se sentait à la fois minuscule face à l'immensité de l'univers et profondément connecté à sa grandeur.

     Après ces trois semaines écoulées, le groupe était de retour au lac Saint-Charles et remit à l’eau, sur la rivière du même nom, les canots que l’on y avait cachés le soir de la première journée et ramé à une cadence accélérée. Lorsqu’ils abordèrent la petite plage de Wendake, le père Damase et sa femme les accueillirent en les aidant à tirer les canots hors de l’eau. La joie de se retrouver était palpable. Tout le monde s’est réuni autour de Malik pour un dernier souper et l’entendre une dernière fois raconter les légendes innues en buvant du thé du Labrador fumant[6].

Pendant le repas, le père Damase tenait à entendre les commentaires des Irlandais sur leur séjour en pleine forêt. C’était Ophé qui s’était exprimée :

  • Au tout début de cette expédition, j’étais terrifiée de me trouver au milieu d’une masse d’eau mouvante dans une fragile embarcation, alourdie par nos corps et l’équipement que nous y avions entassé. J’étais craintive, mais je vous ai fait confiance, vous ne m’avez pas déçue.

Elle fit une pause, prit une gorgée de thé et reprit la parole :

  • J’ai admiré votre longue expérience. Je suis passée de terrifiée à prudente et rassurée. J’ai beaucoup appris durant ces trois semaines, je n’atteindrai jamais votre habileté, mais Malik m’a appris à placer le nez du canot au centre du V qui se formait au milieu du remous. Quand les vagues nous chahutaient trop, il fallait surtout éviter de s’accrocher aux rebords du canot, ce qui l’aurait aussitôt fait chavirer. Nous élevions alors les bras en tenant la rame au-dessus des épaules pour le stabiliser. J’ai appris à pêcher, à piéger le petit gibier. Vous avez fait de moi une femme plus complète, mieux armée. J’en suis fière et vous remercie de tout mon cœur; vous êtes mes grands amis pour la vie !

     La nuit était tombée depuis longtemps lorsque Damase ramena Gaélen et Ophélia à leur demeure nichée dans les ruelles pittoresques du Petit-Champlain. Une douce mélancolie étreignait leurs cœurs, tiraillés entre la tristesse de laisser derrière eux les Innus et la chaleur réconfortante de retrouver leur foyer. Les lumières tamisées des maisons bordant les rues pavées semblaient murmurer des promesses de réconfort, tandis que le vent frais de la nuit leur murmurait les souvenirs de ces moments uniques partagés avec les Innus.

 

[2] Tshakapesh : superhéros, personnage légendaire immortel Innu, défend la survie écologique de Terre-Mère. Il combat aux côtés de sa sœur Imala, chef de son village et de ses jeunes amis Ti et Asha pour sauver l’environnement des machinations machiavéliques de Carcajou qui ne rêve qu’à dominer la nature sur notre planète pour son enrichissement personnel. En plus de cette représentation moderne, Tshakapesh est également un personnage central dans les récits traditionnels innus. Ces histoires mettent en avant ses exploits et son rôle de protecteur et de guide pour son peuple.

[3] Aiashess est un personnage légendaire dans la culture innue. Il est souvent décrit comme un jeune garçon qui vit des aventures extraordinaires. Voici un résumé de son histoire :

Aiashess est abandonné par son père jaloux sur une île. Malgré cette trahison, il entreprend un long périple pour retrouver ses parents. Au cours de son voyage, il rencontre une vieille femme qui lui donne des conseils pour surmonter les épreuves qu’il doit affronter. Finalement, Aiashess réussit à surmonter tous les obstacles et retrouve ses parents. Lorsqu’il commence à jouer du tambour, il provoque un incendie qui donne naissance à un lac rempli de graisse, expliquant pourquoi les animaux ont du gras dans certaines parties de leur corps

[4] Kwekuatsheu est un personnage mythologique des légendes innues. Il est souvent décrit comme un être rusé et espiègle, parfois comparé à un trickster. Dans les récits, Kwekuatsheu utilise son intelligence et ses astuces pour surmonter divers défis et aider son peuple. Ses aventures sont souvent remplies de leçons morales et de sagesse traditionnelle, illustrant l’importance de la ruse et de la persévérance.

[5] Le carcajou – le mot français carcajou est un emprunt à la langue innue; il est apparu au XVIIe siècle1 – est un animal mystérieux, féroce et solitaire. Ce prédateur impitoyable de la forêt boréale ne craint ni ours ni loup. Animal discret, insaisissable, « très peu de gens l’ont déjà aperçu, ne fût-ce qu’une fois dans leur vie ». Aussi le considère-t-on comme un animal quasi mythique auquel on attribue les plus sombres méfaits. L’animal a sa notoriété, on le dit sans éthique ni pitié, rusé et méchant, c’est un réel démon des bois du nord. Il y en a en captivité dans certains jardins zoologiques du Québec, il ressemble à un blaireau.

[6] Le thé du Labrador, également connu sous le nom de Lédon du Groenland (Rhododendron groenlandicum), est une plante de la famille des Éricacées. Ce thé aurait des vertus médicinales. Son odeur est sucrée, douce et légèrement herbacée alliée à un goût léger de menthe et de conifère.

Chavigny (épisodes 86 à 92

86- La petite maison.

      Quand Ophélia et Gaélen descendirent le lendemain matin, le traîneau était prêt et chargé. Les premières lueurs de l’aube teintaient le ciel à l’Est d’une nuance mauve et dans cette fin de nuit sans lune, où pas un souffle de vent n’agitait les branches dénudées, l’air glacial picotait le visage et engourdissait immédiatement les doigts. Gaélen installa sa femme habillée en garçon dans une grande couverture de fourrure, rangea les fusils, siffla Quimmik et lui indiqua sa place sur les bagages recouverts d’une bâche et alla s’asseoir à côté d’Ophélia. Il fit un petit signe de tête aux domestiques de l’auberge venus l’aider et qui lui conseillaient la prudence et leva les rênes.

     Les grelots du traîneau se mirent à tinter quand les chevaux tournèrent dans l’allée. Pour Ophélia, chaudement emmitoufle dans son manteau de fourrure, ce second voyage en hiver était tout aussi féérique que le premier. Autour d’eux tout était immobile et silencieux et le paysage comme figé, attendant le miracle du printemps pour le tirer de son enchantement. Elle se serra contre son mari. Elle ne trouvait pas de mots pour exprimer son bonheur et son amour pour lui.

     Cette route qui remontait vers le Nord, il la connaissait bien maintenant. Le trajet jusqu’à son lot lui parut plus court. Le soleil se levait lorsqu’ils aperçurent un bâtiment en rondins, tout en longueur, dont le toit incliné à l’arrière convenait parfaitement pour abriter les chevaux et à quelques mètres de là, une petite maison isolée, bâtie en rondins, elle aussi, par les employés de Joseph Ford, selon les spécifications de Gaélen l’automne dernier.

     Quimmik partit visiter les environs tandis que Gaélen et Ophélia entraient dans la maison. L’intérieur, même peu meublé, dégageait une agréable ambiance. Il y avait une table, quelques chaises, un bahut, une armoire aux portes vitrées au-dessus d’un long comptoir où on avait installé un évier émaillé blanc ainsi qu’une pompe manuelle. Au centre de la pièce trônait un poêle à bois vertical en fonte dont la porte frontale était munie de neuf carrés de mica qui permettaient de voir et de profiter de la lumière du feu. Les menuisiers avaient construit une petite chambre, délimitée par une cloison de planches vernies. Un grand lit, prêt à être utilisé, une armoire à glace et, sous la fenêtre, un guéridon et deux petits fauteuils de velours bleu complétaient l’ameublement.

     Un coffre était rempli de bûches et de petit bois. Les mains engourdies par le froid, Gaélen craqua une allumette et bientôt des flammes brillantes, jaunes et oranges se mirent à lécher avec avidité les bûches qu’il y avait entassées sur le petit bois incandescent. Ophélia essaya de se réchauffer les mains en grimaçant, les doigts picotés de mille aiguilles. Gaélen ressortit pour aller mettre les chevaux à l’abri. Il revint avec leur énorme panier de provisions et le chien sur ses talons. Somme toute, leur situation était très confortable.

     Il y avait un petit tas de fourrage qui irait s’ajouter au sac de grains qu’ils avaient transporter à l’arrière du traîneau. Ils avaient à portée de la main une bonne provision de bûches et une hache pour en obtenir davantage si cela devenait nécessaire. Ils avaient des vivres pour plusieurs jours, un fusil et une carabine pour s’en procurer d’autres. Il ne leur restait  plus qu’à s’installer agréablement et se préparer à entreprendre les travaux qu’ils s’étaient proposé de faire. Il suffisait de voir les yeux rieurs d’Ophélia pour comprendre qu’il n'y avait pas matière à s’inquiéter. Malgré l’isolement du lieu, l’hiver et ses rigueurs à subir, la petite maison, chaude et solide, devint un monde en soi.

  • Je dois rencontrer monsieur Ford cet après-midi, nous aurions le temps de tester notre habileté à la pêche blanche. Viens, on va pêcher !

     La neige étincelait sous les rayons du soleil, dont la douceur faisait oublier la morsure du vent. Ils sont descendus à la rivière jusqu’à une petite baie protégée par des épinettes faisant un arc de verdure. Ophélia aidait son mari à percer la glace. Il creusait avec un pic et elle nettoyait le trou avec une petite pelle à mesure qu’il se formait. Une fois le trou assez grand, il mit un appât sur l’hameçon et l’a laisser descendre le courant en donnant, de temps en temps, de légers coups sur la corde pour simuler le mouvement d’un insecte.

     Quelques instants plus tard, la corde s’est tendue et Gaélen l’a senti vibrer. Une belle truite grise avait mordu et les amoureux ont ri tous les deux en voyant la bête émerger tant elle était de bonne taille. Après avoir détaché le poisson, Gaélen tendit la corde à sa femme.

  • À toi maintenant. Puisque nous avons décidé de nous établir en campagne, mieux vaut s’adapter à ce nouvel environnement dès maintenant.

     Elle était toute excitée comme le sont les chasseurs et les pêcheurs quand les prises sont bonnes. En moins d’une heure elle avait attrapé trois autres truites. Cette baie deviendra leur endroit favori où pêcher parce que le poisson y abonde.

  • On forme une belle équipe, lui dit-il les yeux vifs.

     Il a appelé Quimmik, a caressé l’épaisse fourrure de l’animal et lui a donné la tête des poissons qu’il avait coupée. La voracité de ces chiens est toujours impressionnante surtout lorsqu’il s’agit de viande ou de poisson. Ophélia se disait, voyant l’intérêt que montrait Gaélen pour son chien, qu’une personne capable de montrer autant de tendresse envers un animal n’en manquera jamais à l’égard des humains.

     Après le dîner, Gaélen sella la jument et se rendit à la scierie commander les six bûcherons dont il allait avoir besoin le lendemain matin et remettre à monsieur Ford l’argent qu’il lui devait pour les travaux de construction déjà effectués. Les colons de l’époque avaient tous en poche de l’argent qui venait de leur être versé par le ministère de l’Agriculture à titre de soutien aux défricheurs. Gaélen disposait d’une somme économisée sur ses salaires en plus d’un confortable don offert par Thomas pour la construction de leur future maison.

     À son retour à la maison, Ophé soulevait le couvercle d’une marmite de fonte d’où montait une buée qui fleure bon la truite parfumée d’herbes sauvages. La bonne chaleur de la pièce chargée de l’odeur de daubé lui fait venir la salive à la bouche. Il fit un pas vers la cuisinière et souleva à son tour le couvercle de la marmite. Son œil pétilla de gourmandise et en respira à fond la buée.

     Elle retira la marmite, la déposa au centre de la table avec un plat de terre vernissée où étaient alignées de belles caillettes dans leurs coiffes de graisse blanche, puis ajouta un rondin d’érable dans le foyer. Gaélen s’est mis à manger avec appétit la soupe où un gros morceau de lard à cuit avec des légumes. Ophélia y coupa du pain en petits cubes et ajouta de l’ail et de l’oignon haché. Son visage s’illumina, il se leva de sa chaise et alla lui passer les bras autour du cou tandis qu’il la serrait contre lui.

  • J’essaierai de ne pas être un fardeau pour toi, lui dit-elle. Mais loin de toi, je passerai mon temps à me ronger d’inquiétude.
  • Je dois avouer que t’avoir toute à moi au beau milieu de ce désert n’est pas pour me déplaire, répondit-il en souriant.

     Il lui caressa doucement les lèvres du bout de sa langue et l’attira contre lui donnant à sentir la ferme pression de sa virilité. Elle se mit à répondre avec ardeur à ses baisers. Ils firent l’amour enveloppés dans des fourrures à même le plancher devant le feu. Après quoi, enlacés, jambes et souffles mêlés, ils restèrent langoureusement étendus à échanger de tendres baisers.

87- Les loups.

     Il devait être environ deux heures du matin lorsque tout d’un coup, dans le silence des lointains espaces qui s’étendaient autour de la maison, un son triste et lugubre ramena Gaélen à sa tension d’esprit, à la réalité du moment. À demi-éveillé par un vague sentiment d’insécurité, il passa dans la grande pièce doucement éclairée par la lune pour regarder par la fenêtre.     

     Tout était calme et l’on entendait le vent gémir dans les sapins. Quimmik rôdait dans la pièce, s’arrêtant de temps en temps pour aller renifler sous la porte d’entrée, tout son poil hérissé sur le dos. Que sentait-il ? Que savait-il que les humains ignoraient ? Que percevait-il ? Gaélen le regarda d’un œil inquisiteur. Dans l’écurie, les chevaux s’agitaient et grattaient nerveusement la terre de leurs sabots. On entendit quelque chose, un étrange hurlement qui couvrait celui du vent. Le chien s’immobilisa en grondant, prêt à bondir, tandis qu’au dehors un cheval effrayé se mettait à hennir

     La neige que rien ne protégeait du clair de lune, étincelait dans une incandescence aveuglante. Au début il ne put fixer son regard et n’aperçut rien. Mais une minute plus tard, il entendit nettement un hurlement plaintif, viscéral, affaibli par la distance, et il remarqua alors, au bout de la clairière, quatre ombres allongées, petites comme de simples traits noirs.

     Ophélia se réveilla quand elle sentit que Gaélen n’était plus à côté d’elle. Sans bouger, elle le regarda enfiler un pantalon de cuir et une chemise de laine qu’il ne prit même pas le temps de boutonner. Il retira le fusil de son étui, vérifia s’il était chargé. Il s’aperçut alors qu’elle l’observait.

  • Probablement des loups, répondit-il à sa question muette tout en allumant une lanterne. Les chevaux sont inquiets.

     Elle s’enveloppa rapidement dans les couvertures tandis que Gaélen allumait un fanal, ouvrit la porte tout en retenant le chien, et jeta un coup d’œil dehors. Dès qu’elles aperçurent la lumière, la demi-douzaine de silhouettes grises qui s’étaient rassemblées près de l’écurie se mirent à reculer. Mais les loups, qu’on pouvait voir grâce à leurs yeux qui luisaient dans l’obscurité, n’allèrent pas plus loin que l’orée des sapins où ils restèrent tapis et menaçants.

     Les loups se tenaient l’un à côté de l’autre, la gueule dirigée vers la maison et, tendant le cou, ils hurlaient à la lune ou aux fenêtres éclairées d’un reflet d’argent. Ils restèrent immobiles quelques instants, mais à peine Gaélen eut-il déchargé son arme dans leur direction, que, trottant comme des chiens, la queue entre les jambes, ils s’éloignèrent de la clairière comme s’ils avaient peur de cet homme armé. Les yeux disparurent et reparurent peu de temps après, moins nombreux, peut-être, mais non moins menaçants.

     Pendant que Gaélen rechargeait son arme, Quimmik passa en flèche devant lui. Ayant reconnu dans le chien un adversaire à leur hauteur, les loups se lancèrent à l’attaque avec des grognements furieux. Le chien était en train de prendre à la gorge un des assaillants quand Gaélen aperçut l’ombre d’Ophélia qui se postait près de lui armée de la winchester. Il y eut une détonation. Un loup, atteint par la décharge, culbuta tête première et alla retomber dans un congère d’où il ne bougea plus. L’action se déroulait si vite que Gaélen n’eut pas le temps ni de s’étonner de l’habileté d’Ophélia ni de la féliciter qu’il du lever son fusil et tirer sur une silhouette grise qui se glissait derrière Quimmik pour le prendre à revers. Le loup fut projeté sur son derrière et, la gueule ruisselante de sang vacilla et s’écroula dans la neige. Il y eut encore quelques coups de feu, mais, affaiblie par la perte de leurs congénères, ce qui restait de la meute s’enfuirent à toutes jambes dans la forêt. Le chien secoua une fois encore le cadavre du loup avant de le laisser tomber dédaigneusement. Après quoi il alla les renifler tous avant de revenir vers la maison avec une lenteur délibérée.

     A part une blessure au flanc et quelques morsures à la tête et aux pattes, Quimmik n’avait pas trop souffert. Ophélia se frottait l’épaule droite. Elle avait laissé tomber le fusil encore fumant de ses mains engourdies. Gaélen la prit par les épaules et la serra, toute tremblante, contre lui. Elle pleurait de soulagement mais se calma peu à peu.

     Dans l’écurie, les chevaux encore nerveux de l’odeur des loups et des détonations des armes à feu, piaffaient nerveusement. Gaélen s’y rendit et tenta de les calmer en allongeant le bras pour caresser la jument, mais trop brusquement, et l’animal, effarouché, se déroba et recula de quelques pas. Ce n’était pourtant pas la première fois qu’il avait affaire à un animal inquiet et nerveux. Il se repris, lui tendant simplement la main un peu plus bas pour qu’il puisse sentir son odeur. Le cheval baissa le museau et renifla cette main encore étrangère, s’écarta lorsque Gaélen le tranquillisa de la voix, et se laissa flatter l’encolure. Le silence reprit lentement possession de la nuit.

88- Au travail !

     Le soleil montait peu à peu dans le ciel. Une douce brise courait entre les arbres. L’hiver, s’il parait souvent rude dans les bois, offre parfois en cadeau, de ces journées dorées où la lumière danse sur la neige et réchauffe les corps et les âmes. De la grande fenêtre de la cuisine, faisant face au Sud, Gaélen vit se dessiner petit-à-petit l’arrivée d’un boghey sur le chemin d’Irlande, par-delà le piquet peint en rouge qui marquait le début de son lot. Sa venue se faisait très lentement, comme si le ou les voyageurs arrivaient enfin à destination après un fastidieux périple.

     Bientôt on vit, tiré par un bel étalon noir bien nourri, un boghey à large caisse, chargé d’hommes et d’outils, s’arrêter devant le perron. Deux jeunes hommes, costauds et vêtus d’une bonne veste molletonnée sautèrent au bas de leur siège. Le cocher tourna autour du cheval en lui flattant les flancs et en examinant ses fanons. Deux autres jeunes gens fagotés en paysans, le dos courbé, chargés d’un sac pesant, sautèrent eux aussi de l’arrière de la caisse sur laquelle ils avaient fait le trajet les jambes ballantes.

     Le jeune homme qui conduisait l’attelage et dont la minceur révélait sa forme physique, portait un chapeau étrange et avait calé cette coiffure de cuir aux larges rebords sur son front, tandis que son regard scrutait les moindres détails de l’environnement.

  • Avez-vous fait bonne route, s’informa l’irlandais ?
  • Oué… Bin belle forêt qu’vous avez là ! On l’a traversée sans problème, y’a pas un démon qui nous a approché.

Gaélen fronça les sourcils.

  • Pourquoi dites-vous ça ?

L’homme prit un air sentencieux.

  • Passe qu’i paraît que l’yable se promène dans les bois par icitte. C’est s’qu’on dit… Faut-il le crère…? Faut-il pas l’crère… ?

     Gaélen s’amusait de ces dires, habitué aux nombreuses croyances et superstitions de son pays d’origine, qui l’obligeait à les exorciser car sa femme, elle-même, n’était pas rassurée au grand complet. Il se rendit compte que le jeune homme avait la peur facile.

  • Calmez vos craintes, à part quelques animaux sauvages, jamais encore je n’y ai vu de diable.
  • C’est bin correct de même ! J’disais ça juste pour qu’on fasse plus ample connaissance. Moé c’est Édouard Fauchon, lui c’est mon frère aîné César, les deux aut’ c’est Clément Leduc et Prudent Mercier (il avait prononcé Marcier). Y’en a encore deux aut’ qui s’en viennent, Firmin Beaudoin et Honoré Boutin, avec deux gros beu (bœufs) et des traîneaux à billots, vu qui paraît qu’on va avoir de gros arbres à abattre. Tout l’attirail nécessaire est dans l’boghey, on est prêt à commencer.

     Quelque quinze minutes plus tard, on vit arriver les deux bœufs attelés chacun à un traîneau sur lesquels se tenaient debout les deux ouvriers attendus. On se salua de la main et l’on se présenta mutuellement. Un des deux personnages, Honoré Boutin, habillé d’un manteau de peau de mouton retourné, d’un pantalon de velours côtelé brun, ganté, botté, affublé d’une énorme moustache noire comme sa chevelure flottante, s’informa aussitôt :

  • Vous êtes le « boss » icitte, y’aura-t-il un Foreman[1] qui connait l’travail ?
  • Je voulais justement vous en parler… commença Gaélen, mais Boutin ne lui laissa pas terminer sa phrase.
  • C’t’important… si chacun fait à son idée, on va s’ramasser dans la tour de Babel. Y’en faut un qui mène, y’en faut qui suivent pis qui obéissent !
  • Monsieur Boutin, Joseph Ford vous a chaleureusement recommandé à moi pour ce poste, aussi je vous nomme en charge du chantier sachant d’avance qu’il sera bien mener.
  • Bin bon d’même… à c’teur on commence… Tout l’monde à ses outils et pas d’lambinage !

     Honoré Boutin était un personnage au visage rasé, sauf l’énorme moustache, mais aux traits fins, presque efféminés, au regard bien veillant et qui ne comptait aucun ennemi dans le canton. Ajoutons que pour répondre aux vœux de son épouse, il avait fait raccourcir sa chevelure ces derniers temps.

     Lorsque toute l’équipe fut rassemblée, hommes et bêtes commencèrent leur travail dans une portion de la forêt au sol fait de grasse terre noire heureusement gelée assez profondément et recouvert d’un manteau blanc pour supporter tous ces va-et-vient. Les puissants bœufs, se laissaient mener au travail sans hésiter, dans leur lenteur franche, en usant d’une force plus grande que celle d’un cheval pour tirer les longs et lourds troncs de pin. En fait, tout ce labeur leur était d’une évidente facilité, et pour tous, ces travaux en forêt n’étaient pas plus exigeants que les travaux des champs.

     Aussitôt, la forêt résonna sous les coups cadencés des haches  qui s’enfonçaient dans le tronc des arbres choisis… des godendarts maniés par deux paires de bras musclés, grugeaient en un rien de temps des souches de pins de plus d’un mètre de diamètre. De temps à autre, un cri puissant, dominateur de tout bruit, avertissait du danger, suivit d’un formidable craquement et d’un choc épouvantable : un géant venait d’être abattu. Avec dextérité et de chaque côté de l’arbre, les bûcherons s’empressèrent d’ébrancher et de couper le tronc en billot de 12 pieds ou plus selon les besoins. Ils empilèrent les troncs et les attachèrent pour former des ballots afin de faciliter le transport par les chevaux. Seules les grosses et longues billes de pin de vingt-cinq à trente mètres de longueur, destinées au chantier maritime pour en faire des mats de bateau, étaient mises de côté.

     Et les arbres se mirent à tomber. Et chacun qui s’écroulait au sol avec fracas faisait frissonner les autres autour; il arrivait parfois que par leur masse et leur hauteur ils en entraînait d’autres dans leur chute qu’il fallait abattre également. On ébrancha. On tronçonna, On empila les billes. Les haches et les scies des bûcherons-défricheurs ne dérougissaient pas. Et certains soirs, c’était le ciel au-dessus de la forêt qui rougissait d’étincelles, car on y faisait un feu d’abatis.

          Chaque bûcheron disposait d'une panoplie d’outils, tous plus indispensables les uns comme les autres : d’une cognée (grosse hache à biseau étroit), d'une scie à bûche (ou sciotte), pour ébrancher et étêter, d’un crochet, d’un tourne-billes mais surtout d'un godendart[2] (grande scie maniée par deux hommes). Le débardage et le transport du bois se faisaient par la force animale. Un solide traîneau fabriqué en bois de chêne massif, constitué d'une ou deux sections articulées, parfois trois, selon la longueur des billes, toutes reliées par des chaînes disposées en X, était l’outil idéal en hiver pour le transport des longs troncs d’arbres.

Godendart et Traîneau articulé :

     Honoré Boutin était un homme robuste, mais doué d’une sorte de délicatesse. Un personnage calme, posé, mesuré et qui semblait ne jamais rien voir d’insoluble. Habile de ses mains, bon forgeron, charpentier et menuisier adroit, il pouvait créer toutes sortes de choses avec de simples morceaux de bois ou de fer.  Il n’est donc pas étonnant que Gaélen l’ait engagé dès le début en tant qu’architecte et entrepreneur de tous les travaux en cours et futurs.

     Et c’est Honoré Boutin en personne qui s’était chargé de transporter sur le traîneau articulé les énormes troncs de pin destinés au chantier naval d’Élie Gingras. Trente-six en tout, à raison de six par voyage jusqu’au quai de Portneuf où ils seront assemblés en radeau et mis à flotter sur le fleuve dès qu’il sera libre de glace. Six allers, et autant de retours sur le Chemin de la Chapelle enneigé. Une difficulté majeure, toutefois, attendait Honoré lors de sa descente vers le village de Portneuf : une pente assez accentuée sur environ cinq cents mètres. Mais l’homme aux mille solutions n’allait pas se laisser embringuer par ce détail, il allait tout simplement « fabriquer », à sa façon, un frein efficace en coupant un sapin de bonne taille et l’attacher solidement à rebrousse-poil à l’arrière du traîneau. Le frottement des nombreuses branches vertes retiendrait ainsi le traîneau et l’empêcherait de faucher les pattes des bêtes dans cette partie de la descente plus abrupte.

     Chaque soir, de retour à la maison après leur dure journée de travail, Édouard Fauchon et son frère César, transportaient les billots coupés à la scierie où ils seront débités en vue de la construction de la maison de Gaélen, dont il avait confié les plans à Boutin. La vraie grande maison cette fois, et non plus le simple chalet en rondins bâtit l’été dernier. Là on les débita en madriers et planches mis à sécher dans un hangar chauffé à cet effet.

     Après une semaine de durs travaux, fatigué, éreinté, Gaélen se laissa aller à un brin de découragement. Il trouvait tout à coup qu’il y avait loin entre sa cabane de colon et les belles maisons des vieilles paroisses du bord du fleuve. Lui qui savait pourtant à quoi s’attendre, n’avait pas imaginé un tel choc, un tel découragement une fois devant la réalité des choses. Et avant même d’entrer chez lui, après sa journée de labeur, il lui parut que des rides d’usure déjà s’inscrivaient sur son front, rien qu’à penser à ce qui l’attendait demain. Il n’avait d’autre choix que celui de puiser du courage dans les replis les plus secrets de son cœur, mais aussi dans les bras chauds et réconfortants d’Ophélia. Il va falloir que naisse un élan de courage, voire d’enthousiasme devant l’ampleur des efforts requis pour l’avenir à construire dans cette presque sauvagerie.

89- Le nouvel arrivant.

     Et bientôt, le chaud soleil du printemps vint réchauffer la terre en même temps qu’il faisait briller la neige avant de la transformer en eau neuve. La nature entrait dans une nouvelle phase de renaissance en dépit des quelques traces de neige persistantes aux endroits abrités du soleil.

     On en profita pour s’attaquer à l’essouchage et à déterminer l’endroit où sera érigée la maison. Pelles à main et tombereaux furent mis à contribution pour excaver le sol des futures fondations. À la fin d’avril, quatre épais murs de pierres cimentées s’élevaient de la base du trou jusqu’à deux pieds au-dessus de la surface du sol, prêts à accueillir la charpente.

     Déjà le muguet et ses petites clochettes blanches tapissaient le sous-bois. L’été s’installait doucement et Gaélen était tout feu tout flamme. On était à élever les murs en cette première semaine de mai, lorsque parut sur le chemin battu, tout près du lieu de la construction, un homme d’environ vingt-cinq ans portant paqueton[3] sur le dos et large sourire sur le visage. Il était à pied, et on le prit tout d’abord pour un quêteux ou un fugitif, tant il ne semblait posséder que l’air libre pour tout bien, l’eau des bois pour tout breuvage et les fruits des champs pour toute nourriture.

  • Qui c’est qu’est le chef icitte ? lança-t-il à des hommes qui transportaient un lourd madrier.
  • Va voir le gars à l’aut’ boutte; c’ui qui travaille pas pantoute[4], lui répondit Prudent Mercier, pince sans rire.

     Et qui pourtant fit esclaffer les quatre journaliers qui se trouvaient aux alentours. L’arrivant longea les fondations de pierres jusqu’à repérer celui qu’on avait, somme toute, bien décrit et qui fumait la pipe, bras croisés, devant une table couverte de plans tenus en place par des cailloux aux quatre coins, semblant calculer ou peut-être prier vu qu’il regardait haut dans le vague.

  • C’est vous le chef des travaux ?
  • Oui mon gars, je m’appelle Honoré Boutin.

Ils échangèrent des gestes de la main en guise de salutation.

  • Moè, c’est Xavier Leduc pis je viens m’établir su’ un lot pas loin d’icitte. J’ai tous mes papiers qu’i faut. J’aurais besoin d’un p’tit brin d’ouvrage avant de commencer à bûcher ma terre. J’ai su qui s’bâtissait d’quoi d’important; j’viens vous voir… bin paré à travailler.

Honoré toisa l’autre, frisa du pouce et de l’index un bout de sa moustache…

  • Ouais… t’as pas d’outils ? Pas de hache ? Pas de marteau ? Pas de sciotte ?
  • J’ai une hache dans mon paqueton, mais c’est tout ce que j’ai.
  • Et tu viens d’où, comme ça, mon gars ?
  • De Charlesbourg.
  • Ah, mais t’es pas tu (tout) seul qui vient d’par-là, on a Clément Leduc… quin… mais le Clément itou vient d’Charlesbourg… Ça s’r’ait-y qu’vous soyez parent ?
  • C’est en plein mon frère. Pis c’est par lui qu’j’ai su s’qui s’passe icitte.
  • Y’aurait-y queuk chose que tu saurais faire que les aut’ sont pas capab’ de faire, d’après toé ?
  • Su’ la bâtisse, non, mais su’ l’monde, oui.
  • Quoi c’est qu’tu veux dire par là ?
  •  Bin moè, dit Leduc avec fierté, j’ai appris de mon père à soigner l’monde pis les animaux quand ils sont malades.

Boutin se gratta la tête.

  • Ouais… Bin vu qu’on est pas prêt d’avoir un docteur par icitte, pis que l’plus proche médecin est à Saint-Raymond, on va t’prendre à bras ouverts, nous aut’. J’vas t’engager, j’vas t’payer en outils qu’ont de l’allure et en provisions… pis même avec des heures d’homme engagé. Tous les hommes vont être contents de savoir qu’on t’aide à te partir et que de ton bord tu vas nous faire profiter de ton don.
  • Pis j’fais pas rien qu’soigner, je reboute[5] itou. J’peux vous ramancher n’importe quoi !
  • Bin là tu tombes à pic; on peut pas bâtir sans qu’personne se blesse ou s’démanche queuk chose un jour ou l’autre.

Boutin l’entraîna plus loin vers un amas de billots;

  • Mets ton paqueton à terre, prends ta hache… Sais-tu équarrir au moins ?
  • Certain que j’sais équarrir !
  • Bin j’vas t’mettre à équarrir les gros beams[6] de supports. Pis su’l coup du midi, quand les femmes vont v’nir porter à manger, pis qu’on va s’mettre à table, j’te frai connaître tout le monde. Ça fait-y ton affaire ? Il étoffa son propos en pointant l’homme de sa pipe.
  • Bin paré à commencer !

     Une poutre était entièrement équarrie sur deux faces lorsque Boutin vint prévenir Leduc au sujet du repas que l’on servait à l’ombre de l’orme qu’Ophélia avait demandé d’épargner. Tout d’abord il jeta un coup d’œil sur son ouvrage qu’il trouva à son goût.

  • Coudon, toé, tu travailles vite et bien !

Il se pencha et toucha les minces aspérités du bois, fit l’étonné :

  • C’est bin égal; j’s’rais pas capab’ de faire mieux.
  • J’ai fait d’mon mieux !
  • Bin viens manger, mon Xavier, tu l’as bien mérité !

     Les deux hommes longèrent une pile de billes puis les fondations. Un début de cloison en madriers étroits attendait, en plein soleil, d’être hissée en place. Tous les hommes travaillaient ce jour-là. Ils étaient déjà à table. Le repas fut servi sur une longue table de bois ornée d’une nappe blanche amidonnée où trônaient des jambons glacés, deux grands bols de terre vernissée contenant, le premier, des haricots verts et jaunes et l’autre des pommes de terre bouillies fumantes. Et du pain… et du beure… à profusion… Ces hommes, qui travaillaient dur en plein air, arrivaient à table affamés. Boutin présenta le nouveau qui fut accueilli avec politesse et bienveillance. Les deux prirent place parmi le groupe.

90 – Chavigny en famille.

P

          Les travaux allaient bon train, et rapidement, au fil des jours, voici que s’élevait fièrement le premier étage de cette maison dans la forêt. Aussi souvent que son emploi du temps le lui permettait, Gaélen venait verser les salaires, constater et admirer les travaux réalisés et donner un fier coup de main aux bâtisseurs pendant quelques jours.

     Honoré Boutin surveillait les travaux de près, faisant sa tournée d’inspection de temps à autre. Le travail de Prudent Mercier consistait à servir les maçons qui travaillaient à l’érection du mur latéral gauche en haut des échafaudages. Il prenait les pierres taillées dans ses mains et entre ses bras, depuis une empilade et les approchaient une à une du pied du mur où il les mettait sur une plate-forme étroite qu’il faisait ensuite monter à l’aide d’un palan actionné par des câbles de chanvre.

     Prudent avait quarante ans et une dent en moins sur le devant, une brèche qui lui donnait un air joyeux et bon enfant. L’œil brun, les cheveux roux, la moustache encerclant la bouche et le menton, il penchait souvent la tête sur son épaule en parlant pour exprimer l’évidence de son dire

     Vers la mi-juin, le plancher et les murs de l’étage, auquel un large escalier de chêne couleur de miel donnait accès, étaient à l’abri sous un toit pentu couvert de bardeaux de cèdre d’un blond luisant au soleil. On en était dès lors à la finition intérieure.

     On fit également d’importants travaux d’agrandissement à l’écurie en ajoutant un grand hangar à l’arrière qui servira d’entrepôt pour les objets encombrants comme les voitures, les tombereaux et machines aratoires. On avait aussi ajouté une stalle, une sellerie et une tasserie à foin[7], il y avait donc maintenant de la place pour quatre chevaux. À l’extérieur, au-dessus du portail, on avait installé une marquise et sur le côté droit un préau, structures qui protègeront l'entrée de l'écurie et les chevaux dans le paddock des intempéries comme la pluie, la neige ou un soleil trop ardent, favorisant ainsi le confort de ses occupants. Finalement, le grand paddock avait été entouré d’une clôture de planches peintes en blanc, et installé râteliers à foin et abreuvoirs. L’ensemble des constructions se découpaient en sombre contre la rangée de chênes et de hêtres dans leurs habits neufs de feuillage.

     Il avait plu une partie de la nuit et au matin, malgré le ciel instable, l’air sentait l’été. Vers sept heures toutefois, le ciel se dégagea et un soleil radieux scintillait sur le fleuve tout près, séchait les toits encore mouillés et enflammait les jaunes des folles giroflées poussants entre les vieilles pierres du trottoir. La nouvelle famille Mitchell, Gaélen, Ophélia et le jeune Martin, âgé de trois ans et demi maintenant, attendait le bateau à vapeur pour se rendre à Portneuf et de là, louer un cheval et un break et constater l’avancement des travaux de leur nouvelle maison. Curieuse, Margie s’était jointe au voyage et voulait admirer elle aussi cette construction que son frère appelait « manoir ». D’autant plus curieuse qu’elle n’avait encore jamais quitté la ville de Québec depuis qu’elle s’y était installée, il était temps qu’elle bouge un peu. Elle allait enfin agrandir ses horizons. Malgré cela, une ombre se dessinait sur son front, elle songeait aux ombres de cette forêt dont lui a tant parlé Gaélen, aux esprits maléfiques dont elle craignait  les sorts envoûtants.

     Ophélia était à nouveau enceinte d’environ deux mois et demi. Gaélen pense que son épouse embellit avec les années. Elle était devenue une femme épanouie. Il n’avait jamais été aussi amoureux d’elle. Quant au jeune Martin, il grandissait bien et ses trois ans et demi se lisaient dans son visage sain, un brin joufflu et encore rosé de sa toute petite enfance. Son grand-père le disait plus beau qu’un ange. C’était un bambin costaud aux cheveux roux et aux yeux gris clair, qui se faisait déjà parfaitement comprendre. Gaélen le souleva en riant et lui appliqua un baiser sur le nez.

     Coïncidence, Thomas Flynn, avait rendez-vous à Montréal avec le sieur Francis Hinks, le directeur de la Compagnie Ferroviaire du Grand-Tronc, avec qui il fera le voyage inaugural du train tant attendu reliant Ottawa à Québec en passant par Montréal et Trois-Rivières. Une affaire en or pour lui, qui lui vaudrait avancement et renommée. La gare de Québec avait été décorée de milliers de fleurs, pavoisée de drapeaux de banderoles et de rubans tricolores pour la grande occasion. Le train y fera son entrée triomphale au son d’une fanfare et de nombreux dignitaires, installés sur l’estrade dominant la foule venue assister à l’évènement, prononceront des discours sans fin, parleront : d’ère nouvelle, de progrès, d’économie, de rapprochement entre les peuples. Mais pour Thomas, c’était l’aboutissement d’un rêve… de ces milliers de personnes présentes, c’était lui le plus heureux. Il ne cherchait pas la gloire, il était content de lui, fier de ce qu’il avait accompli pour sa ville et pour ce pays qui était devenu le sien depuis qu’il y avait mis les pieds en 1847.

     Le fleuve était étale. Le sillage du navire ondulait paresseusement ses vaguettes sur le rivage escarpé à certains endroits. Quelle paix ! Margie aurait voulu que le temps s’arrête. Il y avait longtemps qu’elle ne s’était sentie aussi bien. On aurait dit que le temps s’était arrêté. Installée sur l’impériale du bateau, Margie admirait le merveilleux panorama qui défilait devant ses yeux. La forêt dominait. Gaélen lui expliquait quelle mine d’or c’était que ces pins gigantesques, ces innombrables érables et ces chênes centenaires. Puis vint le moment où le clocher de l’église de Portneuf fut en vue au milieu des vastes prairies. Lorsque le bateau accosta au quai on embrassa Thomas qui continuait seul, pour la dernière fois en bateau, parce qu’à l’avenir c’est en train qu’il fera ses déplacement, été comme hiver.

     Gaélen se rendit à l’Auberge sous les Charmilles pour y louer un Tilbury attelé et prendre la direction de Chavigny. Lorsque tout le monde fut confortablement installé, y compris Quimmik, il clapa de la langue. Le cheval alla au petit trot sur le chemin gravoiteux[8]. Parfois Gaélen agitait les rênes sur la croupe de la bête qui comprenait le message et poursuivait sa course vers le Nord sans se mettre au simple pas. La longue montée franchie, le break s’engagea dans la sombre et profonde forêt. Margie était la seule passagère à y trouver peut-être des images lointaines et désagréables tout le long du trajet. Avouons que le soleil, les cahots, la poussière et la ronde exaspérante des mouches et des moustiques n’aidaient en rien sa cause.

     Ophélia et Margie, toutes deux vêtues de robes claires, longues à la cheville, et de capeline, ressentaient moins la chaleur du jour maintenant à cause de la fraîcheur du bois et de l’ombre des arbres.

  • Trouves-tu que c’est loin ? demanda Ophélia,
  • Pas trop, non !

     Margie ne révélait pas le fond de sa pensée. Elle se disait qu’en rassurant sa belle-sœur elle s’apaiserait elle-même et ferait naître un peu de courage dans son cœur. Elle soupira sans rien dire de plus. Un pic-bois se fit entendre, comme s’il l’approuvait.      Superstitieuse de nature, Margie n’avait pas envie de s’attarder en ce bois sombre qu’elle sentait hanté et qu’elle voyait comme le royaume des fantômes, des lutins et des âmes en peine. Elle le définissait comme l’antre du diable en personne, diable qui avait certainement tourmenté bien plus d’un voyageur.

91- Le manoir.

     Arrivés à destination en cette fin de matinée ensoleillée, ils pénétrèrent dans leur vaste propriété où se dressait maintenant une grande bâtisse, érigée sur un petit monticule. Tous exprimèrent des cris d’admiration. Même Gaélen qui y avait pourtant beaucoup participé mais qui n’avait pas vu son projet enfin terminé. C’était une demeure imposante, chaleureuse et accueillante, aux airs de manoir, ombragée par de grands arbres. De vastes champs entouraient, maintenant, la maison jusqu’à l’orée de la forêt au loin.

     Xavier Leduc était un personnage de taille légèrement supérieure à la moyenne, avec une chevelure épaisse et noire. Le jeune homme avait des sourcils fournis qui attiraient immédiatement l'attention de quiconque le rencontrait. C’est lui qui arriva le premier au tilbury et tendit la main à Margie pour l’aider mettre pied à terre. Elle se fit aussi légère que possible.

  • Faites bin attention de n’pas vous enfarger dans la boue du ch’min, les animaux l’ont pigrassé[9] pas mal, avait-il prévenu la jeune femme.

     Il avait plu ces derniers jours et la piste n’était pas encore tout à fait sèche. Elle leva légèrement sa robe pour éviter d'y marcher dessus, afin de ne pas en souiller le bas ni trébucher sur l'une des nombreuses racines courant entre les souches. Galant, il la conduisit, en la tenant par le bras, jusqu'à ce qu'elle soit en terrain plus sûr. Elle lui avait souri, creusant les commissures de ses lèvres d’une façon qu’il espérait n’être que pour lui seul. Il en était presque prêt à croire que c’était le cas, parce que les sourires qu’elle destinait aux autres étaient d’une tout autre espèce.

     Peut-être Xavier se faisait-il des idées, mais il ressentait quelque chose d’étrange pour cette demoiselle. Il sentait le besoin de la tenir tout contre lui, de sentir étroitement la forme de son corps, la douceur de sa peau, son odeur. C’était une magnifique jeune femme de son âge. Mince de taille, le nez fin, les lèvres douces d’apparence et légèrement brillantes. Et ses yeux…! Des yeux d’un bleu animés d’une tendresse et d’une chaleur de velours. Le jeune homme sentit son cœur chavirer, lui qui ne trouvait jamais une fille à son goût. Qu’elle était belle dans sa robe aux chevilles à tissu beige pâle, parsemée de motifs floraux de divers tons, approchants l’azur de son regard. Sûrement un vêtement d’importation. Qui était cette perle rare dans un tel lieu ? La réponse et d’autres réponses à ses possibles questions furent soudain données par la voix de Gaélen :

  • Margaret, Margaret, viens, nous allons visiter la maison.

     Tout en le remerciant, la jeune femme adressa un tendre sourire à Xavier, qui se sentit fondre comme un cube de glace dans l'eau chaude. Elle tourna les talons et suivit son frère, exhalant une odeur enivrante dont il ne saurait dire le nom. Toutefois, son cœur tremblait derrière le masque impassible de son visage. Ces brefs instants resteraient gravés à jamais dans l’esprit de Xavier. Le hasard avait ouvert devant lui tout un monde en quelques minutes seulement. Reverrait-il un jour Margaret, cette femme à la beauté rare et aux yeux incomparables ?

     Debout sous le porche et entouré de sa famille, Gaélen s’adressa aux ouvriers venus saluer le « boss » et ses invités :

  • Mes amis, la plupart d'entre vous connaissez Ophélia, mon épouse. Aujourd'hui, je vous présente Martin, mon fils, et Margaret, ma sœur à qui j’ai grand hâte de faire visiter leur nouvelle demeure dont vous êtes les artisans.    

     C’était un élégant bâtiment de pierre bistre coiffé de bardeaux de cèdre. Leurs regards montèrent vers les mansardes, où se trouvaient trois fenêtres. Une large galerie occupait toute la largeur de la maison et, soutenue par quatre colonnes majestueuses, une autre galerie couverte d’un toit protégeait celle du rez-de-chaussée du soleil et des intempéries.

     Ils sont entré dans le grand hall, dallé de noir et de blanc d’où s’élançait un superbe escalier de chêne blond. À l’étage, un petit salon invitant à la détente et un couloir donnant accès à quatre chambres ainsi qu’à un cabinet de toilette. Une de ces chambres était destinée au jeune Martin : gaie, murs tapissés de motifs floraux, sur une commode, deux peluches veillaient. Le petit lit était recouvert d’une couette à fleurs.

     Au rez-de-chaussée, à gauche du hall, se trouve le bureau-bibliothèque avec son grand bureau massif laqué noir à ferrures dorées, quelques chaises et un meuble à rayonnage rempli de livres reliés en cuir, la plupart choisis par Ophélia qui adorait la lecture. Vient ensuite la salle à manger, dont une bonne partie du mur extérieur est constituée de quatre portes-fenêtres donnant sur une véranda abritée d’un toit. Sur la table, pouvant recevoir dix couverts, selon le nombre de chaises, un pot de fleurs embaumant et, dans un petit panier, des ronds de serviettes. Au fond, la cuisine, avec ses poêles et chaudrons de cuivre astiqués avec soin, une salle de bains avec une glace et sur la commode en bois de rose au ventre enflé se trouve un pot à eau dans sa cuvette de faïence blanche aux motifs de fleurs bleues, sans compter, luxe inouï, une baignoire de fonte émaillée dont on remplissait le fond une fois ou deux par semaine avec l’eau de la cuisinière. Puis, du côté droit, le grand salon où quelques fauteuils recouverts de tapisserie se font la conversation près d’un guéridon où repose un autre vase de fleurs et une bible.  Sur le manteau de la cheminée, une poutre de chêne cirée à la cire d’abeille, une pendule se mit à sonner d’une voix de feuille d’or.

     Ophélia ne cachait pas son émerveillement devant la beauté des lieux. L’ameublement si fonctionnel, l’abondante luminosité des pièces et les planchers de chêne en point de Hongrie qu’elle avait tant désirés lorsqu’elle et son mari détaillaient certains points longtemps avant la construction de cette maison.

     Le soir, sur la galerie du premier, à l’étage des chambres, après avoir admiré le grand ciel piqué de millions d’étoiles, Ophélia proposa d’aller se coucher. Sur les conseils de son mari, elle ouvrit la porte d’une chambre, leur chambre, que Gaélen avait volontairement ignoré lors de la visite, et dont le mobilier de noyer brut brillait dans l’éclat de deux lampes à l’huile aux perles de jais déposées chacune sur un napperon de guipure écrue. C’était si beau, si inattendu, si différent de ce qu’elle connaissait qu’elle eut l’impression d’avoir pénétré dans un autre monde.

  • Assieds-toi, dit-il en lui désignant un fauteuil de reps vert.

Elle s’assit, posa ses avant-bras sur le velours doux, vit son mari ouvrir une armoire, revenir vers elle en portant un paquet.

  • Tiens, ma chérie ! dit-il, c’est pour toi, pour te souhaiter la bienvenue dans ta nouvelle maison.

Elle ouvrit fébrilement le cadeau, vit apparaître un chandail, un cache-nez et une tuque de laine d’un gris perle dont la douceur l’a mise en émoi.

  • Ce cadeau de bienvenue te vient d’Eugénie Moisan, la femme d’Honoré Boutin, notre maître de chantier qui élève depuis quelques années un petit troupeau d’alpagas qu’il a importé du Pérou. Elle prélève la laine, la carde, la file avec son rouet et la tricote après l’avoir teinte. Elle ne veut surtout pas que tu aies froid l’hiver prochain. J’ai affaire au village, demain, nous irons ensemble la remercier.
  • Avec grand plaisir. Nous devrions emmener Margie pour qu’elle se familiarise avec ce nouveau milieu.

     Était-ce la fascination de cette maison qu’elle avait revisité en songe qui l’à soudainement éveillée en cette matinée si inattendue ? Ophé ne le saura jamais. Mais ce qu’elle comprit en ouvrant les yeux, c’est que le monde avait grandement changé.

     Elle resta allongée, la tête sur l’oreiller à tâcher de cerner la nature de cette modification. Il faisait encore un peu sombre, mais pas autant qu’en ville. Elle prêta l’oreille. Le silence était différent. À part la légère respiration de Gaélen, le silence était total. Elle se glissa hors des draps et gagna la fenêtre. Au loin, une étoile solitaire brillait au-dessus de l’horizon rougeoyant de ce nouveau jour. Elle était ravie à l’idée que ce monde tout neuf était tout à elle. Elle réveilla son mari et se hâta de s’habiller.

92- Les chevaux.

     Au petit matin, le soleil à peine voilé annonçait une nouvelle journée magnifique. Il ajoutait son ardeur aux efforts des travailleurs pour faire jaillir de leur peau une sueur abondante comme celle qui coulait en ce moment du front et de la poitrine de Xavier. Ce dernier avait été chargé de l'amélioration du terrassement autour de la maison : aplanir pour ensemencer le gazon, préparer les parterres et y planter les fleurs et les arbustes choisis par Ophé.

     Xavier avait passé la journée et la soirée d’hier à penser à la belle Margie. Il en avait rêvé une partie de la nuit, et voilà que dès le matin, Gaélen lui demandait d’approcher le tilbury attelé devant le perron parce que sa femme et sa sœur l’accompagnaient au village. Lui qui se demandait s’il allait revoir un jour cette charmante jeune femme, et tout-à-coup, l’événement inespéré se présentait. Il s’était dit qu’à l’avenir, devant elle, il allait parler un français plus châtié, celui qu’on lui avait inculqué au Petit-Séminaire.

     Il s’apprêtait à lui prendre le bras pour l’aider à monter sur le siège. Elle tourna la tête, et ils se regardèrent avec intensité, bien au-delà des limites de la raison… quelque part dans le grand mystère de l’insondable. Un sentiment étrange l’envahit tout à coup. Il l’avait aider hier matin et voilà qu’il se trouvait à nouveau devant elle. Lui, le bûcheron qu’elle ne connaissait absolument pas, mais qu’elle n’avait pourtant pas envie de voir partir. Elle se sentait attirée et cela l’effrayait tout à la fois. Pourtant, en y réfléchissant bien, elle savait que c’était d’elle-même dont elle avait peur. Il dut percevoir sa gêne :

  • Un peu chaud, mais c’est l’été, n’est-ce pas ?

Elle était un peu confuse mais elle lui souriait tant des lèvres que de ses yeux.

  • Un peu de vent, ne ferait pas de tort, s’entendit-elle répondre.
  • En effet, en effet ! Allez, laissez-moi vous aider à monter.

Elle hésita un instant, puis acquiesça

  • Je vous remercie infiniment. C’est vraiment gentil à vous de…
  • Allons ! Ce n’est rien, tout le plaisir est pour moi. Faites bonne route !

     Il agita la main en guise de salut, elle lui répondit d’un même geste. Maintenant c’était au tour de Margie de questionner ce visage qu’elle trouvait beau, malgré cette casquette bizarre qu’il portait presque tout le temps et qui lui donnait un air trop sérieux. Elle avait d’abord remarqué qu’il avait des paupières dissemblables, ce qui donnait à croire que son œil droit était légèrement plus haut que l’autre. Mais la profondeur de ce regard brun posé franchement dans le sien avait de quoi surprendre pour un jeune homme ! Comme s’il avait bien dans ses mains toutes les ficelles de son destin. Rien de fuyant comme celui de Clément, son frère. Et cette lèvre inférieure à peine projetée en avant qui lui donnait la moue permanente de celui qui ne s’en laisse pas imposer. Quand il ne parlait pas, tout son visage disait : « Je veux cela et je l’airai ! » Et enfin ce nez retroussé capable d’ouvrir n’importe quel chemin devant lui…

     Gaélen qui avait assisté à la scène, eut un petit sourire espiègle, secoua les rênes sur la croupe de l’animal qui se mit aussitôt au petit trot. Il prit le chemin qui montait en pente douce vers le village. La lumière du matin jouait entre les feuilles des érables tandis qu’un souffle léger passait sur leur peau comme une caresse.

     Ils montèrent vers la grand-route, le long du Chemin d’Irlande-Nord. Puis, à l’entrée du village, ils prirent un chemin de terre qui s’enfonçait entre de grands pins limités par des haies vives qui carrelaient la vallée. Des andains d’un vert pâle achevaient de sécher.  Et là, à quelques pas, une maison basse apparue. C’était une maison de ferme, inventée pour la neige, avec un ample toit de lauzes qui descendait jusqu’au ras des fenêtres.

     C’était dans ce lieu que vivait Honoré Boutin et Eugénie, sa femme. Une petite bonne femme aux courts cheveux bouclés, aux joues teintées de paysanne. Sur sa  robe noire, elle portait un tablier de couleur. Dès qu’elle les vit, ses doigts se sont glissés derrière sa taille pour en dénouer les cordons.

  • Je vous présente Ophélia, mon épouse et ma sœur Margaret. Nous sommes venus vous remercier pour le beau cadeau, vous avez des doigts de fée.
  • Entrez, s’il vous plait, dit Eugénie. Je viens de faire des beignets… Noré en raffole… avec un bon café… vous m’en donnerez des nouvelles.

     Ils s’étaient installés devant la longue table de bois. En la regardant s’affairer devant le buffet, c’était leur mère que voyaient à présent Gaélen et Margie, sortant sa plus jolie vaisselle pour les invités.

     La collation terminée, nos amis se sont dirigés à l’autre extrémité du village, tout près du moulin à scie de Joseph Ford. Ne connaissant pas l’endroit exact de sa destination, Gaélen dû s’informer à un personnage qui piochait devant sa maison. Interpelé, l’homme courtaud, trapu, à figure rouge, qui faisait beaucoup d'embarras, se donnant de grands airs d'importance, accourut au-devant des arrivants.

  • Nous cherchons la maison d’Ernest Fiset, mon bon monsieur, s’informa Gaélen.
  • C’est bin icitte. Vous trouv’rez Ti-Ness dans la grange là-bas, près d’l’enclos.

     Il y avait dans l’enclos deux chevaux, un hongre superbe et encore fringant qu’Ernest attelait à son cabriolet, et le vieux Tibi. Celui-ci avait l’air d’une collection d’ossements réunis par des tendons de cuir camouflés dans une vieille peau de cheval. À leur approche, les chevaux levèrent la tête, puis se remirent tranquillement à brouter leur herbe sèche.

     Arriva un gros bonhomme chevelu, barbu, botté, qui devait être le marchand de bestiaux à en juger par l’odeur d’étable que dégageaient ses vêtements Il s’approcha d’eux d’une démarche claudicante entre ses deux seaux qui perdait de l’eau à chaque secousse de ses pas.

  • Y’a-ti queuk chose ch’peux faire pour vous aut’ ?
  • Je vais avoir besoin de deux bons chevaux, d’un cabriolet et d’un break.
  • Oué ! Pour ça, vous êtes à’bonne place… Il vida les deux seaux dans l’abreuvoir. Suivez-moé, lui répondit-il en le saisissant le coude.

     L’homme le précéda dans la grange et resta à l’écart, laissant Gaélen entrer seul dans la stalle. Il y avait là une belle jument de huit ans, d’un bai tirant sur le roux. Elle avança son mufle, il y posa sa main tout en lui flattant délicatement l’encolure.      Dans le box voisin, deux chevaux attendaient qu’on les récupère : un noir et un gris. Tranquilles, forts. Prêts à tout travail à leur être demandé. Le noir était un hongre d’un bai si soutenu que, sous un certain jour, il paraissait noir. Sa longue queue flottait au vent, sa robe brillait au soleil.

  • Un bon joual c’ui-là, fort, ferré en neu (neuf), pis docile à part (avec) ça !
  • Je le prends, avec la jument et les deux voitures dont je vais avoir besoin. Combien voulez-vous pour le tout ?
  • Cent-soixante-cinq piastres cash, avec leu’ harnais et deux belles selles… un pas pire[10] prix d’ami… qu’esse vous en dites ?
  • Marché conclu, mais vous parlez de prix d’ami… on ne se connait même pas.
  • C’t’un bin p’tit village, icitte, un étranger est à peine arrivé que tout l’monde est au courant… Les nouvelles vont vite… le « moulin à rumeurs » vous connaissez ?
  • Hé bien, il semble que ce moulin me soit plutôt favorable, c’est déjà ça ! Est-ce que ces chevaux ont un nom ?
  • Bin certain qu’i ont un nom : la belle p’tite jument c’est Kelly, le hongre lui, on l’a nommé Napoléon passe qu’i a peur de rien, c’ui-là !

     Gaélen compta les billets et les donna au marchand qui les prit avec une expression de sérieux concentré. Ses yeux, habitués à évaluer les marchandises, se fixèrent sur les morceaux de papier monnaie. Avec une lenteur méthodique, il commença à les compter, ses lèvres murmurant les chiffres presque inaudiblement.

     Chaque billet était pris entre ses doigts robustes, levé à la lumière, retourné et inspecté comme s'il cherchait une marque secrète ou une imperfection qui aurait pu échapper à un œil moins averti. Il compta une première fois, s'arrêtant occasionnellement pour vérifier un billet plus longuement. Puis, il recommença depuis le début, murmurant à nouveau les nombres. Satisfait enfin du décompte, il leva la tête et adressa à Gaélen un sourire bref, mais sincère, avant de ranger soigneusement les billets dans ses goussets. Il se leva ensuite, essuyant ses mains sur son tablier, et dit d'une voix rassurée :

  • Tous en beaux bills[11] du Dominion… C’est tigidou, (parfait) mon ami, revenez me voir si vous avez d’autres besoins.

     On attela Kelly au cabriolet que conduira Margie alors qu’Ophélia s’installa sur le siège du tilbury et toutes deux retournèrent à la maison, tandis que Gaélen continua sa tournée avec le hongre attelé au break. Il avait un montant d’argent à donner à Joseph Ford et se procurer quelques marchandises pour la maison et quelques sacs d’avoine pour ses chevaux.

 

[1] Foreman : au Québec, anglicisme désignant un contre-maître.

[2] Le godendart, est une scie à large lame avec une poignée à chaque extrémité destinée à abattre les arbres et maniée par deux ouvriers.   Voir :   https://fr.wikipedia.org/wiki/Scie_passe-partout

[3] Paqueton : au Québec, baluchon

[4] Pas pantoute : pas du tout.

[5] De rebouteur : personne qui prétend guérir fracture, luxation, douleur par des moyens empiriques.

[6] Beam : poutre (anglicisme) dans ce cas-ci : poutre de soutien.

[7] Tasserie : (fenil) terme beaucoup employé au Québec pour désigner le lieu où l'on entasse le foin.

[8] Gravoiteux : graveleux, mêlé de gravier (régionalisme québécois).

[9] pigrasser expression québécoise qui signifie pétrir la boue, et surtout piétiner dedans ou dessus

[10] Pas pire = bon, excellent

[11] Bill = Papier monnaie, (anglicisme au Québec qui faisait aussi partie du Dominion Britannique.)

Blogueuse

Coline - Blogueuse

“L’écriture ne m’a jamais quittée.”

Dans vos billets de blog, vous pouvez par exemple créer des encarts pour indiquer qui est l'auteur de l'article. Vous pourriez également utiliser les fonds de lignes pour mettre en avant certaines informations importantes.

Questions / Réponses

Aucune question. Soyez le premier à poser une question.
Aucune note. Soyez le premier à attribuer une note !

Ajouter un commentaire