Train d’enfer (1)

Jean-Paul serait dans ses bras la grande et belle Noire, aux longues jambes, aux seins fermes. Il venait de lui enlever, plutôt de lui arracher, le pagne. Il bandait à mort et sentait monter l’irrésistible instant où il jouirait sauvagement.
Inconsciemment, il mit la main sur son sexe et s’apprêta à travailler.
- Debout ! Dépêche-toi !
Son fantasme fut coupé net, son plaisir frustré. Il se dressa sur le lit :
- Quelle heure ?
- Je n’en sais rien. Ma montre est arrêtée.
Christian arpentait la chambre à la recherche d’un objet oublié. Il houspilla Jean-Paul qui n’avait toujours pas compris que le temps pressait. Son sac bouclé, il l’entraîna dans l’escalier. Jean-Paul réalisa devant la maison coloniale qu’il reprenait la route.
Adieu l’Hôtel de la Plage, adieu les petits aventuriers de passage, adieu les businessmen sédentaires. Les gros rouleaux de l’océan s’écrasant sur le sable saluaient à leur manière le départ.
Les sacs tiraient les épaules. D’un pas gauche, ils traversèrent la rue.

Une japonaise mauve au toit jaune s’arrêta :
- Vous allez où, les Blancs ?
- A la gare ferroviaire.
- A cette heure ? s’écria le conducteur.
- Il est quelle heure ?
- 3h30 !
- Ah bon… C’est combien ?
- 750 Francs.
- La course est à 175 !
Il fit semblant de redémarrer.
- Hé ! hurla Christian.
- Vous avez des bagages… 700 ou vous allez à pied !

Dix minutes plus tard, le taxi les déposait devant la petite gare de Lomé avec plus de deux heures d’avance. Les grilles étaient encore fermées. Allongés sur le carrelage du hall, adossés aux murs sales, avachis contre les bagages hétéroclites, les voyageurs de tous âges et de tous sexes s’enlaçaient dans un profond ronflement. Trop paresseux pour contourner le bâtiment et ainsi s’installer dans le dortoir improvisé, ils imitèrent la dizaine d’individus qui finissait leur nuit sur le trottoir.
A hauteur des yeux, les grosses fesses d’une matrone excitèrent Jean-Paul. Son cerveau commençait à frétiller lorsqu’il se reprit. Tout de même, pas sur le trottoir. Christian lui reprochait de geindre trop souvent les nuits pour qu’il s’y mette en public. Il s’efforça de porter son attention sur quelque autre sujet.

5 h 15, ouverture des grilles.

Hall et trottoir gigotèrent. La matrone en pagne jaune bariolé de dessins géométriques blancs et de grains de café bouscula sa fillette qui avait bien du mal à tenir debout. Son voisin s’assit et rota un grand coup. Une autre femme s’étirait en bâillant bruyamment. Un homme en boubou beige, coiffé d’un bonnet de laine, roulait sa natte aux couleurs chatoyantes représentant La Mecque. Progéniture, mortiers, bassines, sacs de victuailles furent rassemblés.
Enjambant quelques dormeurs attardés, Christian et Jean-Paul se dirigèrent vers le guichet où s’étiraient deux files.
Une vingtaine de personnes s’agglutinaient, péroraient, gesticulaient. Les gamins se faufilaient entre les jambes. Un individu cracha un long jet brunâtre qui faillit s’écraser sur ses pieds. Le sac de Jean-Paul était pesant, tirait les épaules. Perte de l’habitude ? Il réajusta les bretelles, le sac émit un râle. L’homme au boubou beige le confondait avec son oreiller.
La position devenait intenable. Christian sautait d’un pied sur l’autre, Jean-Paul ballotait. Le ras-le-bol grignotait leurs cerveaux.
- Passe-moi ton sac, craqua Christian. Je vais t’attendre au contrôle.

5 h 20, ouverture du guichet.

Son billet en main, le roteur fendit la foule, créant un appel d’air sur son passage. Telle une chaloupe sur l’océan déchaîné, la cohue s’agita. Ballotté, collé à ses prédécesseurs, compressé par les suivants, la sueur perlait le dos de Jean-Paul. Devenu son voisin, l’homme au boubou beige, coiffé d’un bonnet de laine, lui écrasa le pied. Juste devant, deux hommes se chamaillaient.
Une nouvelle personne fut servie. L’effet d’aspirateur se reproduisit et créa une bousculade. Jean-Paul atterrit entre les deux seins de la matrone. Celle-ci le repoussa violemment. Encore une personne de servie. La chemise trempée, Jean-Paul jouait des coudes, se plaquait contre les personnes qui le devançaient. S’estimant injustement dépassé, l’homme au boubou beige lui flanqua son coude dans les côtes. Mais Jean-Paul se rapprochait.
Agrippés au guichet grillagé, cinq ou six personnes clamaient leur destination. Sans se départir de sa bonne humeur, l’employé saisissait, au hasard, l’argent qu’on lui tendait.
- Ce sont des fous ! dit l’homme sur sa droite. Vas-y le Blanc !
Il lui fraya le passage vers le comptoir vermoulu.
- Merci ! ….Deux allers Blitta !
- 2.000 F.

On débouchait directement sur le quai. Christian le héla. La voiture était d’un autre âge… et n’était même pas éclairée. De chaque côté d’une allée étaient fixées des banquettes en bois. Tous les sièges étaient, déjà, occupés. Assis sur celui sans vis-à-vis, proche de la portière coulissante, à côté de la fenêtre, un jeune lui proposa sa place :
- Je ne vais pas loin, l’invita-t-il en souriant.
Ainsi, Jean-Paul voyagerait assis et pourrait jouir du paysage…
La matrone arrivait. D’un regard circulaire, elle toisa l’assistance et appela. Le roteur et une femme se précipitèrent pour la soulager de son fardeau, une bassine. Ils la déposèrent au milieu de l’espace libre de banquettes, entre les portières. Elle détacha sa fillette et la fit passer de son dos dans ses bras. Le roteur l’enleva et la déposa dans la voiture. La matrone escalada péniblement le marchepied. Mère et fillette s’assirent sur un sac bien dodu, presque sur les pieds des Blancs.

Les candidats au voyage continuaient d’affluer. Des femmes avec leurs enfants sur le dos et de gros chargements sur la tête. Des hommes avec de grandes valises ou des sacs de voyage. Les bagages s’entassaient. L’engueulade était de rigueur, la bousculade aussi !
Les portes coulissantes, style de la région parisienne d’il y a trente ou quarante ans, étaient grandes ouvertes. Celles qui donnaient sur le quai comme celles sur la voie voisine où était stationné un train de marchandises. Le roteur se campa face au train. Il dégrafa sa braguette et fit jaillir un superbe jet. Il souriait béatement en admirant les arabesques qu’il traçait sur la paroi brune.
A peine avait-il fini de secouer son précieux objet que deux femmes passèrent sur le ballast. Le roteur donna un coup de coude à son voisin. L’homme au boubou beige, coiffé d’un bonnet de laine, éclata de rire en voyant le roteur brandir, à pleine main, son bel instrument et demander aux dames si par hasard, elles ne seraient pas intéressées. Les femmes pouffèrent et rétorquèrent quelque chose de comme il est trop petit ton grain de riz.

5 h 45, plusieurs coups de sifflets retentirent.

Les gens s’agitèrent sur le quai et se précipitèrent dans les voitures. Adossée contre les genoux de Jean-Paul, la fillette jouait avec ses mains. Sa mère somnolait contre le sac de Christian qu’elle avait pris pour un oreiller. Un choc, tous penchèrent vers l’avant. Revenu du côté du quai, le roteur apostrophait un badaud. Un nouveau choc et la vieille motrice Diesel s’ébranla, entraînant sept voitures.
Dans la pénombre, bercés par le ballotement, beaucoup s’endormirent. Quelques autres, tels le roteur et l’homme au boubou beige profitaient du petit vent frais, assis entre les portières ouvertes.

7 h 05, il faisait grand jour lorsque des cases défilèrent, puis ralentirent.

- Eh le Blanc, prends ma place, je descends ici.
- Beaucoup de monde, rajouta le petit vieux debout devant les portières. Va là-bas, c’est plus tranquille.
L’homme au boubou beige fit une réflexion au roteur :
- Les Blancs sont toujours les rois !
Christian se leva et tira brusquement son sac. La matrone sursauta. Réalisant ce qu’il se passait, elle avala son grognement, se précipita pour s’asseoir à la place libérée.
Les roues dégageaient un crissement effrayant.

Le quai grouillait, fourmillait, gueulait. Le bruit épouvantable de patins freinant les roues déchira les tympans. Le roteur et l’homme au boubou beige sautèrent. Sans laisser les deux autres malheureuses personnes descendre, la fourmilière prit d’assaut la voiture. Coups de coude, bousculades, cris, insultes, l’entonnoir s’étranglait. Moulinant des bras, un adolescent en maillot jaune et casquette rouge et blanche bouscula une femme. Elle empoigna son bébé et se réfugia dans l’allée. Les volumineux colis des femmes passaient de main en main et se regroupaient au milieu.
Bousculée, presque piétinée, la fillette au pied de Jean-Paul se hissa sur ses genoux et vint se blottir entre sa mère et le Blanc. Le petit vieux perdit l’équilibre, il agrippa le dossier, assenant au passage, un coup sur l’oreille de Jean-Paul. C’était tout juste si le vieux ne se retrouva assis sur lui. Christian avait bien de la chance de s’être réfugié au fond de la voiture.
- Avancez ! cria une voix angoissée.
D’autres relayèrent l’appel. Les gens assis dans le couloir se levèrent en bougonnant. Le couloir envahi, la voiture se décompressa.

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Date de dernière mise à jour : 08/11/2023

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