Comme l’hirondelle

préambule

 

Un célèbre proverbe suédois dit, qu’à un moment de leur vie, les êtres humains sont comme des hirondelles: soit on doit savoir atterrir, soit on doit apprendre à voler.

 

partie 1

Shéhérazade s'avança dans l'allée centrale de l'avion. Tous les regards se posèrent sur elle. Elle ne modifia ni son pas, ni son allure, y étant déjà habituée.
Les regards des femmes étaient empreints d'envie ou de mépris teinté d'envie, et les regards des hommes de désir. Les regards de certaines femmes, aussi, peut-être, mais d'une manière plus douce, qu'elle ne pouvait pas percevoir, à moins de les regarder aussi, ce qu'elle s'interdisait formellement de faire. Elle devait rester concentrée sur sa mission.

Ce n'était pas la première fois qu'elle avait franchi avec succès tous les contrôles passagers.
Elle laissait, avec malice, les agents de sécurité la fouiller de près. Sachant que leurs mains ne pouvaient atteindre ce qu'elle cachait. La cocaïne qu'elle avait avalée était en sécurité dans son estomac.
Du moins, pour l'instant.

A son atterrissage à Atlanta, elle remarqua les airs suspicieux des agents de la DEA. Et leur nombre conséquent. Elle compris que c'était trop tard pour effectuer cette livraison.
De toute façon, elle en avait assez. Assez de faire la mule pour cet idiot de Gérard qui était trop lâche pour courir le moindre risque lui-même.
Pas le temps de sauver toutes ses affaires. Mais la liberté n'avait pas de prix.
Elle se précipita pour aller aux toilettes, elle évacua de son corps le maudit sachet et le fourra dans son sac à dos. La technique de la chasse d'eau ne fonctionne que dans les films, c'est bien connu..et elle avait comme une idée derrière la tête..
Comme elle s'y était attendue, dès son retour dans le hall, les agents de la DEA la fouillèrent sans ménagement ainsi que son sac. Elle resta stoïque.
Mais avec un grand sourire intérieur, car aux toilettes, elle avait réussi à changer le nom sur l'étiquette du sac à dos. Gérard Deflanchin.
Fin de la course pour Gégé.
En restant parfaitement immobile, elle suivit, de loin, du regard, la grande frénésie qui s'empara du hall des bagages lors de l'arrestation de Gérard. Elle le vit rouge de colère et désemparé. C'est là où elle sut. Il avait toujours eu besoin d'elle et elle jamais de lui.
Les sirènes des fourgonnettes de la police hurlèrent en amenant Gérard vers l'USP, la grande prison de la capitale géorgienne destinée aux criminels masculins.
Un autre détail fit sourire Shéhérazade : près de 80 ans après le célèbre Al Capone, Gégé allait se retrouver enfermé là-bas aussi, mais personne n'écrirait jamais sur l'histoire de ce minable de Gérard.

 

 

 

Partie 2

La foule se pressait dans le froid, formant une large file d'attente devant le chapiteau du cirque Lampaire. Le cirque était connu pour ses spectacles de Noël féériques.
Quand les spectateurs et les spectatrices entraient sous le chapiteau, ils et elles sentaient immédiatement l'ambiance festive et enveloppante à la fois. La décoration était vaporeuse et douce comme de la neige diffuse. Les musiques traditionnelles de « Let it snow » et autres « Jingle Bells » se succédaient à mesure que les tours des artistes s'enchaînaient : les jongleurs, le clown farceur, les équilibristes sur les monocycles, les cracheurs de feu (enfin, d'essence, comme il avait fallu le réexpliquer aux enfants les plus curieux), les acrobates au sol avec les massues, et les illusionnistes.
Ce cirque avait, depuis longtemps, renoncé à exploiter les animaux, au grand soulagement des défenseurs et des défenseuses de l'environnement.

La star de ce cirque était depuis longtemps Carmen, avec sa robe rouge, son assurance ibérique et ses mouvements autoritaires des mains, même quand elle avançait sur un fil tendu à dix mètres au-dessus de la fosse.

Cependant, cette année, quelque chose avait changé. De tous les numéros précédemment cités, celui que les spectateurs et les spectatrices semblaient désormais préférer était celui des trapézistes, le nain David et la sculpturale Sarah. David était aimé de tous et de toutes pour son côté jovial, altruiste et souriant. Il ne savait pas passer une journée sans aider quelqu'un ni redonner le sourire à un enfant, effrayé par une grimace clownesque.
Mais, depuis son arrivée en début de saison, la star, malgré elle, de ce spectacle, était Sarah. Blonde, la peau diaphane, agile et douce, mais très timide. Peu avaient entendu sa voix autrement que sous la forme d'un murmure.
Ce n'était pas par la parole mais par le corps que Sarah s'exprimait. Ses mouvements étaient gracieux et précis. Elle enchaînait les saltos dans les airs sous les cris et les applaudissements.
Le rôle de David se limitait à faire la bascule, quelques acrobaties rigolotes et à lui tenir la main pour les portés.
Ce soir, pour la première fois, David était inquiet avant leur passage. Une intuition diffuse que sa bonhomie habituelle n'arrivait pas à dissiper.
Tout au long de cette saison, la jalousie de Carmen était montée progressivement à l'encontre de Sarah. Sarah, voulant éviter toute situation malsaine, avait donc décidé de partir à la fin de la saison. Mais pas n'importe comment. En ajoutant un dernier tour jamais réalisé en public, une rotation de plus dans sa voltige finale, surnommée « la voltige de la mort », pour partir sous le feu des crépitements des applaudissements.
David était presque sûr d'avoir entendu Carmen dire « Si tu crois t'en tirer comme ça , blondasse... Tu ne sais pas croire à quel point ta pirouette porte bien son nom! »
David avait passé l'après-midi à contrôler le matériel, crochet par crochet, fil par fil, et les costumes, dans un souci de protection accrû. Il n'avait rien remarqué de suspect mais son intuition le trompait rarement, et ce soir, une boule lui serrait la gorge...

Dès la première note chantée par Mariah Carey de « All I want for Christmas is you », David mit en branle son trapèze et vit Sarah s'élancer en face de lui.
Le numéro s'égrena, aérien, précis et parfaitement esthétique, comme d'habitude, sous les applaudissements.
On s'approchait du final, la figure la plus complexe, où après le record de trois saltos et demi dans les airs, Sarah allait se rattraper à une seule main au trapèze, la tête encore vers le bas.
Au moment de ce final, alors que Sarah exécutait ses arabesques, David vérifia mécaniquement le filet au sol et pour une raison énigmatique, celui-ci lui sembla troué, alors qu'il était sûr que pour le numéro précédent, il était intact. Il n'y avait eu que 30 secondes environ de noir complet entre les numéros ,pendant lesquelles le public ne pouvait pas rien distinguer. David releva brusquement la tête et tressaillit. Il vit une main couper, avec le sabre du cirque, la corde unique qui soutenait le trapèze de Sarah . Cela ne dura qu'une seconde. Il eut l'impression de hurler de toute la force de ses poumons, comme s'il vivait la scène au ralenti, mais Sarah ne l'entendit pas. Il sauta sur ses pieds, tout en bas de la fosse pour la réceptionner, de son côté, si jamais elle parvenait à l'atteindre, dans le geste le plus inesthétique mais le plus important pour le sauvetage qu'il n'eût jamais fait.
Sarah mit la main et le poids de son corps sur la barre du trapèze qui céda, et fut entraînée vers le vide, par la corde rompue. Le public cria d'effroi.
Cependant, contre toute attente, Sarah réussit à se rétablir et à atterrir saine et sauve sur ses pieds, de son côté de la fosse, et à saluer le public dans une révérence élégante, pleine de gratitude envers la vie.
Les applaudissements crépitèrent.
Carmen, passa, furieuse, en coulisse, aussi rouge que sa robe.
Et c'est alors que David comprit. Il n'avait pas besoin de tout contrôler pour Sarah. Il n'avait pas besoin de sauver Sarah. C'est une femme qui se sauve elle-même.
Il devait laisser partir Sarah en toute liberté.

 

 

 

Scène finale

Shéhérazade avançait dans l'allée centrale de l'avion. Elle n'avait plus de mouvements de séduction ostensibles ni provocants pour faire diversion. Elle avançait pour la première fois, libre, sans être liée à aucune personne toxique pour un quelconque trafic. Libre, et donc légère, mais aussi un peu hésitante. Etre réellement elle-même l'excitait autant que cela l'effrayait. C'est donc que c'était la bonne chose à faire.
Elle s'assit à sa place et sentit alors vraiment intensément un doux regard se poser sur elle. Un regard un peu humide comme si cette jeune femme sautait aussi dans le vide , à la recherche d'une plus grande compréhension d'elle-même.
Mais en même temps, un regard illuminé par un grand sourire franc, qui disait « Merci à la vie que tu t'assoies à côté de moi ».
Alors que les moteurs de l'avion rugissaient, et qu'il accélérait sur le tarmac, Shéhérazade sourit à son tour à Sarah et à l'univers des possibles.

 

 

Aurelie Spider-lily
(2023)

 

Date de dernière mise à jour : 05/03/2023

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