À l’heure du grand silence où le monde hésite encore entre l’ombre et la lumière, la lueur blême des premiers rayons du jour traversait avec peine la toile de la tente répandant un éclairage ambrée qui bientôt réveilla ses occupants. Ils se sont levés avec le soleil. Une petite brume accrochée à la cime des arbres distillait une aura de mystère dans la vallée. Après le déjeuner et le démantèlement du campement ils ont caché les canots sous d’épais branchages, et se sont mis en marche. La brume s’était dissipée et le soleil répandait maintenant une claire lumière de début d’automne. L’air frais donnait des forces et du courage.
Tout en marchant sous les premiers rayons du soleil, les jambes trempées de la rosée matinale, Gaélen et Ophé aspiraient à pleine narines la senteur de la forêt et des fleurs sauvages. Déjà un couple de faucon pèlerin tournoyait haut dans le ciel, guettant au sol une proie éventuelle. Le coassement des grenouilles animait les rives d’un petit étang que le groupe longeait.
Le chemin était étroit et sinueux, mais Malik en connait chaque détour, chaque pierre dressée. L’air se chargeait des parfum subtils que tous les chasseurs connaissent. Devant cette nature pure et indomptée, nos amis se sentaient minuscule, même s’ils avaient de plus en plus le sentiment d’y trouver leur place.
Deux jours durant, ils marchèrent le long des falaises et des ravines des montagnes. Ils virent des orignaux, des ours, des chevreuils et une fois, Malik leur indiqua un loup qui les observait depuis un surplomb. Ils traversèrent des vallons, des prairies humides toutes rouges de canneberges que les Innus nommaient « atocas ».
Un soir, juste un peu avant de monter le campement, la pluie s’était mise de la partie. Gaélen dressa sur un terrain verdoyant leur petite tente. Complètement trempés, ils se blottirent en riant et s’engouffrèrent frissonnant sous les couvertures Quimmik à leurs pieds. Le lendemain le ciel était limpide, il faisait plus chaud. Ils arrivèrent à une large rivière avec un fort courant. Jack commenta :
- Les Blancs ont baptisé cette rivière Jacques-Cartier; ce n’est qu’un simple cours d’eau comme bien d’autres. Saisonnière et capricieuse, tour à tour dangereuse et timide, mais c’est la nôtre et nous en sommes fiers. On peut être fier de n’importe quoi si c’est tout ce que l’on a. Moins on possède, plus il est nécessaire d’en tirer vanité.
Sarah s’approcha d’Ophé, la prise gentiment par les épaules et ajouta :
- Le peuple Innu est tourné vers les rivières et la forêt à l’intérieur des terres. Vos gens se demandent souvent pourquoi nous vivons ainsi. Notre mode de vie vous parait difficile. Mais les Innus appartiennent à ce territoire. Nous n’en connaissons pas d’autres, nous y avons adapté notre mode de vie. C’est chez nous !
- Nous ne sommes pas grand-chose, avait avoué Malik. Un grand chef Dakota disait au moment de mourir : « La vie est comme la fumée de l’haleine du bison par un matin froid de novembre, une petite fumée qui ne dure qu’un instant et qui va se perdre dans un brouillard plus grand ».
Le groupe remontait la rivière un peu comme lorsqu’on grimpe dans une haute échelle, avec cette impression de vertige à mesure que le monde s’ouvre. Les eaux vives s’étaient transformées en torrents sur lesquelles la petite caravane flottante devait manœuvrer avec prudence. Jack et Malik guidaient chacun leur canot d’une main sûre. Jack se dirigea vers un endroit où la rivière contournait de gros rochers et où le courant ralentit. Il accosta à un endroit sur la rive qui lui paraissait sécuritaire, Malik le suivit. L’eau y est profonde et fraîche. Les saumons aiment s’y reposer. C’est Sarah, en compagnie d’Ophélia estomaquée, qui a harponné un gros saumon qui fera festin pour tous, y compris les deux chiens.
Au fil du temps, Jack n’avait pas son pareil pour piéger blaireaux, castors et renards. Aucun hérisson ne lui échappait et les fouines, martes, genettes et autres mustélidés à la fourrure si douce et si recherchées, à la chaire si délectable, tombaient dans ses pièges, collets et trébuchets. C’était également en ces bois que Jack, son père et ses frères cueillaient de pleines brassées de toutes ces plantes dont ils connaissaient le secret. Fleurs, plantes, racines, écorces, qui, soit en tisane, soit en compresses apportaient tant de soulagement aux malades. Et puis, c’était aussi là que l’on récoltait quantité de champignons, excellents pour varier l’ordinaire.
En réalité, disait Jack, pêcher la plupart du temps c’est ne rien faire, patienter, gelé dans la neige ou inconfortablement installé sous la pluie. Chasser, en fait, est un aveu de vulnérabilité, la preuve que nous avons besoin des autres êtres vivants pour exister.
Cette perpétuelle quête avait tout de même quelque chose de grisant. Il est difficile de deviner si un endroit est propice à la trappe. Il faut tenter sa chance et espérer. Les deux Irlandais ont appris pendant ces semaines de nomade à ménager leur énergie et à poser toutes sortes de pièges. Gaélen éprouvait un vif intérêt pour l’inconnu. Son esprit aspirait à apprendre et comprendre ce mode de vie nouveau. Il observait avec attention Malik, ses gestes, son langage, son attitude posée, le calme avec lequel il savait écouter. Les yeux brillants de Malik ont été un cadeau. Son approbation avait beaucoup d’importance pour l’expérience qu’ils avaient acquise durant cette courte période.
Ces journées de marche et de canotage sont longues et rudes, mais le soir, au campement, le groupe retrouve toute la chaleur qu’ils ont besoin pour vivre. Ainsi est faite cette vie où le dur et le doux se côtoient au quotidien.
- La vie telle qu’on la vit dans la forêt y est dure, parfois cruelle; mais c’est ce qui la rend belle… Précieuse… avait-il commenté un soir au bivouac.
Les jours passent, ponctués de chasse, de pêche, de cueillettes et de nuits sous les étoiles. Le paysage, d’une singulière beauté, est constitué de collines habillées de sapins, de rochers aux anfractuosités rongées de lichens. La pureté des lieux leurs rappelle la puissance du créateur et leur cœur se gonfle d’admiration devant tant de grâce.
La dernière nuit de leur périple, le ciel se para d’un chatoiement vert, bleu et rouge. Le silence s'étendait comme une couverture épaisse sur les vastes étendues nordiques. Le ciel, d'un noir d'encre, commençait à se teinter de lueurs délicates, presque timides. Puis, lentement, des vagues de lumière émeraude surgissaient, ondulant gracieusement comme des rideaux de soie flottant sous une brise invisible. Ophé n’avait jamais vu une aurore boréale et Jack lui dit que celle-ci était exceptionnellement éclatante, claire et mouvante.
Les couleurs se mêlaient, du vert éclatant au violet profond, créant une symphonie visuelle envoûtante. Les nuances de bleu, de rose et de jaune se fondaient harmonieusement. Le spectacle était à la fois hypnotisant et mystérieux telle une danse céleste. De vastes rideaux lumineux ondulaient et se déployaient rapidement dans le ciel, traînant des stries de couleurs dans les méandres de son sillage. Les lumières se tordaient, s'enroulaient et se déroulaient avec une élégance presque surnaturelle invitant ceux qui les contemplaient à se perdre dans leur éclat mystique. C'était un moment de pure magie où l'on se sentait à la fois minuscule face à l'immensité de l'univers et profondément connecté à sa grandeur.
Après ces trois semaines écoulées, le groupe était de retour au lac Saint-Charles et remit à l’eau, sur la rivière du même nom, les canots que l’on y avait cachés le soir de la première journée et ramé à une cadence accélérée. Lorsqu’ils abordèrent la petite plage de Wendake, le père Damase et sa femme les accueillirent en les aidant à tirer les canots hors de l’eau. La joie de se retrouver était palpable. Tout le monde s’est réuni autour de Malik pour un dernier souper et l’entendre une dernière fois raconter les légendes innues en buvant du thé du Labrador fumant .
Pendant le repas, le père Damase tenait à entendre les commentaires des Irlandais sur leur séjour en pleine forêt. C’était Ophé qui s’était exprimée :
- Au tout début de cette expédition, j’étais terrifiée de me trouver au milieu d’une masse d’eau mouvante dans une fragile embarcation, alourdie par nos corps et l’équipement que nous y avions entassé. J’étais craintive, mais je vous ai fait confiance, vous ne m’avez pas déçue. La vie en forêt impose ses exigences, mais chaque plaisir y semble décuplé.
Elle fit une pause, prit une gorgée de thé et reprit la parole :
- J’ai admiré votre longue expérience. Je suis passée de terrifiée à prudente et rassurée. J’ai beaucoup appris durant ces trois semaines, je n’atteindrai jamais votre habileté, mais Malik m’a appris à placer le nez du canot au centre du V qui se formait au milieu du remous. Quand les vagues nous chahutaient trop, il fallait surtout éviter de s’accrocher aux rebords du canot, ce qui l’aurait aussitôt fait chavirer. Nous élevions alors les bras en tenant la rame au-dessus des épaules pour le stabiliser. J’ai appris à pêcher, à piéger le petit gibier. Vous avez fait de moi une femme plus complète, mieux armée. J’en suis fière et vous remercie de tout mon cœur; vous êtes mes grands amis pour la vie !
Gaélen entreprit de remercier ses hôtes également et c’est avec émotion qu’il prit la parole à son tour :
- Vous avez ajouté à mon éducation, avec patience, avec assurance. J’avais beau savoir lire, écrire, calculer mieux que vous tous, je restais un ignare dans le bois. Lentement, à force d’épier et de répéter vos gestes, j’ai approfondi mes connaissances. Comme Ophélia, je me sens mieux armé.
La nuit était tombée depuis longtemps lorsque Damase ramena Gaélen et Ophélia à leur demeure nichée dans les ruelles pittoresques du Petit-Champlain. Une douce mélancolie étreignait leurs cœurs, tiraillés entre la tristesse de laisser derrière eux les Innus et la chaleur réconfortante de retrouver leur foyer. Les lumières tamisées des maisons bordant les rues pavées semblaient murmurer des promesses de réconfort, tandis que le vent frais de la nuit leur murmurait les souvenirs de ces moments uniques partagés avec les Innus.