L’émancipation

- Pourtant, le pays est riche (fit Mohammed en hochant la tête). Mais, tout part pour l’étranger.
- Notre politique se décide à Paris ! (approuva Rachid).
- Et la guerre aux Sahraouis, c’est pas de la faute du Roi, ça ? (s’énerva Khaled).
- La reconstruction du Grand Maroc est inscrite dans le Ciel ! (proclama Mohammed) Sans les Européens, nous aurions le plus grand pays du Maghreb.
- Peut-on dire que telle ou telle région appartient à tel ou tel pays ? Peut-on obliger un peuple à s’agenouiller devant un Roi qu’il ne veut pas ? (demanda Khaled).
- Les Européens se sont réunis entre eux et ils ont partagé l’Afrique sans se préoccuper des peuples qui l’occupaient (riposta Rachid). Regardez les cartes : les frontières sont tracées à coup de règle !

Drapeau rouge politique 1

Khaled s’entêtait. Débarrassés de leurs colonisateurs espagnols, les Sahraouis refusaient d’être intégrés au royaume. Attachés à leur traditions et coutumes, une hiérarchie établie : les nobles, les serviteurs, les artisans, les serfs qui travaillaient la terre. Encore aujourd’hui, pour beaucoup, ils suivaient leurs troupeaux, leur seule patrie. Sans s’occuper des frontières. Sans s’occuper du drapeau qui flottait.
- Je suis contre les frontières, plus on en supprime, mieux c’est…
- Khaled, c’est justement ce que nous voulons faire (railla Rachid). Supprimer la frontière qui nous séparent de nos frères Sahraouis.
- Est-ce que les Sahraouis veulent être rattachés au Maroc ? Certainement pas, tu le sais très bien. Alors, on doit respecter la volonté des peuples !
- Ce genre d’arguments mène à la capitulation ! (claqua Mohammed).

 

Riche en phosphate, les territoires du Sud étaient convoités par le puissant Roi du Maroc. Ajouter à cet appétit, une envie d’arrondir ses terres, une manipulation orchestrée par les généraux, des intrigues politiques, des appuis calculés de la France…
- Je vais vous dire une bonne chose (rajouta Khaled). Les Sahraouis nous foutent une raclée. Eux, c’est leurs terres qu’ils défendent. Au contraire, nos soldats sont démoralisés. Ils se battent, soi-disant, pour notre avenir. Quand ils rentrent dans leur famille, ils constatent qu’on est toujours plus dans la misère. Y’en a marre de la guerre, qu’on laisse les gens vivre en paix !

 

La révolte grondait aussi bien dans les campagnes que dans les villes : toujours plus de misère et cette guerre qui n’en finissait pas. Pour assourdir la révolte et mobiliser « ses gens », le Roi avait organisé une croisade pacifique pour récupérer les territoires du Sud. Tous les partis politiques, opposition comprise, l’avait soutenu.
- Le caïd nous a emmené tambour battant (rigola Mohammed). L’armée avait réquisitionné tous les camions. On jouait de la musique, on chantait…
Plus de 300.000 personnes, c’est beau à voir. Beaucoup de paysans et de gens des bidonvilles participaient à la « Marche Verte ». Ils s’imaginaient conquérir le monde. Sûr, qu’après le Roi allait s’occuper d’eux. Sûr, que la vie serait meilleure. Sûr, que la guerre finirait. Pour s’occuper d’eux, le Roi s’en occupa. Il renforça sa poigne et instaura un nouvel impôt. Trop contente de ramasser quelques miettes, l’opposition entra dans la chambre des Députés.
- Et vous avez fermé votre bouche (conclut Khaled à l’intention de Rachid).

 

Le caïd était le maître après Allah… et le Roi. Il faisait fonction de maire, de chef de la police, de juge, de représentant du Roi… A Mohammed, il avait « donné » sa place à la Mairie. Pour obtenir un arrangement avec l’administration, une carte d’identité ou une carte grise, on devait passer par lui.
- Tu ne peux rien lui refuser. C’est un sale con !
- Khaled, tu devrais te méfier (dit Mohammed). Après tout ce que tu as raconté sur la Marche Verte, ça va te jouer un tour. Le caïd, c’est mon oncle. Je sais de quoi je parle… Surtout en ce moment. Avec les manifestations, l’air est malsain de parler fort en public. Je sais à quoi m’en tenir.
- Tu vas aux manifestations ? (railla Rachid).
- Non… Non... Et toi ?
- Je n’en parle jamais avant… Ni après. Comme ça, personne ne peut m’accuser de faire de la politique. Tu comprends ?
- Oui (s’excusa Mohammed).
- Et bien, moi, je le dis tout haut ! Je n’ai pas peur de ces valets du Roi (clama Khaled). Je vais aux manifestations, moi ! Mohammed, tu soutiens le Roi dans la guerre contre les Sahraouis, c’est bien ça ?
- Evidemment ! Que faire d’autre ?
- Mon pauvre ami (reprit Khaled, cynique). Les Français lui disent : fais la guerre, il la fait. Envoie-moi le phosphate, il l’envoie. C’est pas un homme celui-là, c’est une marionnette ! Le Roi est soutenu par la France. Tu parles, ça les intéresse que les gens s’entre-tuent, ils peuvent vendre leurs armes.
- Moi, je ne suis pas pour le Roi ! (se démarqua Rachid).
- Que tu dis Rachid. Mais, ton parti, c’est la même chose. Peut-être pire !

 

Pendant la lutte d’indépendance, le Roi avait fait croire qu’une fois le pays débarrassé des colonisateurs, les problèmes se dissiperaient. C’était un premier pas, prétendait-il. Le croyant dans leur camp, les pauvres l’avaient suivi. 
Dès le début, le Roi savait qu’il renierait son programme. Il connaissait son rôle : imposer une (maigre) bourgeoisie locale et servir ses maîtres français. Il était devenu leur gendarme, pouvait-on dire.
- Un traitre ! (clama Rachid).

 

Comme le savait le leader de l’opposition, l’idole de Rachid. Les riches se partagèrent le gâteau. Pour que les pauvres n’y goûtent pas, ils racontaient des bobards.
- Tous les partis sont pourris, République ou Royaume, c’est kif-kif ! (asséna Khaled). Quand tu penses que le leader de l’opposition, ton leader Rachid !, c’est le frère du PDG des Mines de Phosphates. Tu imagines aisément que ce n’est pas le peuple qu’il défend. Et pendant les grèves de 1970/71, qu’avez-vous fait ? Vous avez pris la tête et vous avez étouffé le mouvement. Comme vous le faites aujourd’hui. Voilà la vérité et tu ne veux pas la voir !
- La vie est chère. Les gros profitent trop. Il faut une répartition équitable des richesses, lutter contre la corruption…
- Des mots Mohammed. Il y a des émeutes et il y en aura encore, foi de Khaled ! Un jour, ton Roi fera ses valises et la soi-disant opposition dans la foulée.

 

Rachid et Mohammed grognaient sans vraiment répondre. Khaled profita de leur malaise :
- Regarde-toi, Mohammed. Tu as une licence de géographie, tu pourrais être professeur. Et bien non, t’es content que ton oncle, le caïd, t’ai trouvé une place d’employé subalterne à la Mairie.
- Je ne me plains pas (rétorqua Mohammed), je ne suis pas obligé de courir après les touristes pour manger.
- Bon, assez discuté pour aujourd’hui (mit fin Rachid). Nous allons manger.
Un battement de mains et la femme de Rachid parut avec une cuvette émaillée. Elle la déposa entre son mari et Mohammed. Puis, elle plaça, au milieu des convives, un grand plat en terre. Ils se lavèrent les mains, le torchon circula. La femme reprit la cuvette tandis que son mari rompait la miche de pain. Les morceaux plongèrent dans le plat en terre. Les tajines étaient les meilleures qu’ils n’avaient jamais mangées.

 

Il arriva le moment où les ventres affichèrent complet. Rachid donna un ordre. Sa femme réapparut avec la cuvette émaillée remplie d’eau propre. On se lava les mains. La femme emporta le plat dans un coin sombre. Avec sa belle-mère et ses enfants, elle partagea le reste.
- Ça aussi, va falloir que ça finisse (soupira Khaled en jetant un regard du côté des femmes).
- Quoi ? (fit Mohammed sur un ton agressif).
- Oh… rien… On en discutera une autre fois.

 
 

Le 11 juin 1999
(?sur un texte de 1984)
(mise à jour le 8 juin 2019)

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Date de dernière mise à jour : 30/12/2023

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