La petite gazelle

Le Tamasheq était rivé à son volant. Lui et sa Land Rover ne faisaient qu’un... Etait-il Algérien, Malien, ou autres, je ne saurais le dire. Et son aide ? Et le vieil homme ? Tous trois s’étaient emballés la tête dans leur chèche. Seuls leurs yeux étaient visibles. Entassés à l'arrière, des Noirs venus de toute l’Afrique Occidentale. Perdus parmi eux, trois Blancs...
Les Tamasheqs étaient là pour faire vivre leur famille réfugiée dans quelque hameau du désert. Les Noirs fuyaient vers le Nord. Leur espoir : traverser ce satané Sahara, traverser l’Algérie, traverser la Méditerranée... Arrivés en Europe, ils seraient prêts à tout. S’ils y arrivaient... Quant aux Français... Ils jouaient aux gens du pays, ils voulaient vivre la même aventure. Petit bonus, la traversée du Sahara leur revenait moins chère que s’ils avaient pris l’avion.
La Land cahotait sur la piste. Depuis combien de temps étaient-ils partis de Gao ? Quatre heures, cinq heures ? Encore faudrait-il comptabiliser les deux heures d’attente dans le village des Tamasheqs. Les Français n’avaient même plus de cigarette, quel drame... Un gamin du hameau leur en avait confectionné avec le... papier d'un cahier de brouillon et du tabac à priser. Dégueulasse ! Mais, en désespoir de cause... Heureusement que Mohamed était arrivé, il leur avait filé cinq ou six paquets. Pour lui, ça ne valait rien. Juste un minuscule prélèvement sur... la cargaison qu’il allait vendre à Gao.
Enfin, le départ avait été donné. Soi-disant que les repas et la boisson étaient prévus.

 

En fin d’après-midi, lorsque le soleil déclinant apportait un peu de tiédeur, vint l’heure où les animaux sortaient de leur refuge. La Land aborda une série de petits bosquets plus ou moins éloignés. Par endroits, le sol formait des sortes de fossés. La Land tombait dedans, rebondissait, sautait en retrouvant le sol presque plat. On se cognait la tête, on râlait, le conducteur, son aide et le vieux en riaient.
Une bosse, tous volèrent vers le plafond métallique. Le bruit sec indiqua que le châssis venait de racler une pierre. Le chauffeur ne s’en soucia guère. Il filait vers la frontière...
Un cri du chauffeur alerta les passagers. Tous rivèrent leurs yeux vers l’avant. Le conducteur accéléra, le moteur hurlait. Aucune raison ne le justifiait... Son assistant s’existait. Le vieux Tamasheq se passionnait. Un buisson claqua contre la carrosserie. Un tumulte parcourut la dizaine de passagers. Juste devant le capot...

 

Juste devant le capot... Une gazelle courait. La Française grogna…
Les cahots s’affirmaient, secouaient la Land. Rien n’y faisait, le chauffeur écrasait l’accélérateur. Un profond trou, la gazelle bondit. Le châssis cogna. Au sortir, un rocher ! Le virage sur le sable fit déraper la Land. Tous serraient les fesses. Tous volaient. On se cognait la tête entre soi, on tapait la tête contre la paroi. Les Tamasheqs exultaient, les Noirs les encourageaient de cris stridents.
Les protestations de la Française s’amplifièrent. Bientôt, les deux autres Français s’en mêlèrent... Ça ne fit qu’amplifier le délire ambiant. L’aide du conducteur vociféra. Le vieux essaya de calmer : « Manger ! C’est manger ! ».
Et la gazelle bondissait devant le capot. Tantôt sur la droite, tantôt sur la gauche, le conducteur maintenait le rythme. Il prenait bien soin de ne pas la renverser. Et la petite gazelle courait. Un quart d'heure ? La petite gazelle galopait. Une demi-heure ? La petite gazelle cavalait.
Un bosquet menaça le capot, d’un coup de volant le conducteur l’évita. Un creux trop profond et trop long faillit retourner la Land. La petite gazelle courait toujours. Pas question de s’arrêter, le monstre de ferraille était trop menaçant, trop effrayant.

 

La petite gazelle s’écroula. Un dernier spasme agita ses petites pattes. Les sabots lancèrent une dernière giclée de sable. Lorsqu’ils descendirent de la Land, la petite gazelle était morte d’épuisement. Le cœur avait lâché. Les Tamasheqs riaient... Les Noirs riaient, mais se demandaient s’ils participeraient au festin. Les trois Français faisaient la gueule. Oh ! Eux n'avaient pas peur d’être privés de repas. Eux, ils avaient des papiers en règle et en fin de compte les Tamacheks ne leur étaient pas hostiles.
Ce fut la Française qui protesta : « Je ne mangerais rien de votre tuerie ». Le Tamasheq lui tendit son couteau sanglant et lui offrit de faire le travail de découpe. La Française vitupéra. « Si tu ne veux pas manger, c’est ton droit. Mais il n’y a rien d'autre », scanda l’aide du conducteur. « C’est bon ! Manger ! », se régalait à l’avance le vieux.
Les Français mangèrent de la petite gazelle, sans vraiment d’enthousiasme. La fille encore moins que les deux autres. Les Noirs eurent droit aussi à un morceau, moins gros que ceux des Français et encore bien moins gros que ceux des Tamasheqs.
Tandis que le conducteur rangeait son barda, que l’aide préparait la rituelle série des trois thés, le vieux Tamasheq inspectait le ciel. Il lui fallait retrouver la piste qui menait vers la frontière... A quelques distances résonnaient le rire désagréable des hyènes. Elles espéraient les restes...

 

le 28 janvier 2008
sur un texte d’août 1984
Mise à jour le 11 févr. 2020

 

 

Tamasheq : Touareg en français. Un Targui, des Touareg

 

Accueil
galerie Aventure

 

 

Date de dernière mise à jour : 09/08/2024

Questions / Réponses

Aucune question. Soyez le premier à poser une question.
16 votes. Moyenne 4.8 sur 5.

Commentaires

  • bernard antoine

    1 bernard antoine Le 29/09/2023

    Sinistre comme aventure, certaines gens manquent carrément de jugement. Nous en avons aussi chez nous, au Canada, de ces imbéciles qui poursuivent des orignaux en motoneige jusqu'à l'épuisement... ça les amuse... faut bien rire, avoir du «fun».

Ajouter un commentaire