Le Grand Soir

Dans la nuit du vendredi au samedi 22 avril 1961, les généraux Challe, Jouhaux, Zeller et Salan font un putsch à Alger. Jean-Claude se souvenait de cette ambiance fébrile, presque folle, qui s’était emparée de la cité. Dès l’annonce, Jean-Claude et Sylvain s’étaient précipités sur la porte de Papa Mémed. Le vieux Marocain (d’une quarantaine d’années) discutait souvent avec les Algériens de l’usine, il devait avoir des informations.
Papa Mémed ne savait rien de plus que ce qu’annonçait la radio. Mais, il se déclara prêt à combattre la barbarie, ici en France, et qu’il espérait que, cette fois, le Parti allait se ranger aux côtés des combattants algériens.

Drapeau rouge politique 1

Tandis que le Conseil des ministres décrétait l’état d’urgence, jeunes et vieux se retrouvaient en bas des immeubles. Albert, l’ancêtre qui avait connu l’époque des ligues fascistes dans les années trente, tenait le crachoir. Albert, le retraité de l’usine qui coulait de vieux jours au rez-de-chaussée de l’immeuble C, avait sorti son poste de T.S.F. sur la pelouse.
Chaque information imposait le silence, renforçait l’excitation, suspendait les plans de bataille.

 

Le lendemain, tôt le matin, on se retrouva en bas des immeubles. On s’y relaya à l’heure des repas.  Ce dimanche-là, De Gaulle lâcha son célèbre « quarteron de généraux en retraite » et son appel à « barrer la route à ces hommes-là, en attendant de les réduire ». C’est ce jour-là qu’apparut l’O.A.S. : trois attentats, trois bombes. Un mort et un blessé à Orly, des blessés à la Gare de Lyon et à celle d’Austerlitz.
A la cité, on était prêt. On ne parlait même que de cela. Les anciens avaient manifesté contre les fascistes, contre l’arrivée de De Gaulle en 1958. Ils allaient prendre les armes contre le fascisme, cette fois, aux côtés de De Gaulle. « Pour la France, pour les Ouvriers », avait précisé le père de Jean-Claude.
Une boule, là, à l’estomac, le serrait. Mais, Jean-Claude voulait des armes. Des armes, pour combattre les putschistes, combattre les paras.

 

Des armes, le Parti en avait. C’est ce qu’affirma le père de Jean-Claude et d’autres camarades. N’était-ce pas eux, le peuple des usines, qui, en 1945, avaient chassé les Nazis d’Argenteuil ? Léon, le père de Sylvain, proposa de reformer les F.T.P.
Chacun contait ses anecdotes. Dès 1939, le Parti était entré dans la clandestinité. Dès 1940, le Parti entrait dans la lutte. Hier, ils étaient les premiers à résister aux Nazis. Aujourd’hui, ils seraient les premiers à résister aux putschistes fascistes d’Alger.

 

Si les jeunes ne savaient pas que leurs aînés avaient libéré Argenteuil et Bezons, ils ne le sauraient jamais, « Deux jours avant l’arrivée du premier blindé de la 2e D.B. ». Les récits des anciens fourbissaient leur volonté d’en découdre. Enfin, ils allaient vivre le Grand Soir, leur Grand Soir. Chacun s’y préparait, chacun rêvait d’y jouer un rôle.
Mais, les armes ? Où étaient les armes ?
Enterrées dans la forêt de Sannois ? Enfouies au fond des carrières de Taverny ? Les anciens restaient énigmatiques et évacuaient la question par un simple : « T’inquiètes pas fiston, on a pas tout rendu ». Jean-Claude ricanait :
- On devra, d’abord, combattre la rouille.

 

A quoi cela servait-il de rester en bas des immeubles ? Les fascistes allaient envahir Paris…
- Que propose le Parti ? demanda Sylvain.
Les autres jeunes approuvèrent : « On descend à Paris ! ». Ils avaient hâte de livrer bataille. Enfin, ils allaient mettre à profit tout ce qu’on leur avait enseigné. Léon, en bon responsable, proposa d’aller à la Mairie.
La bande de futurs combattants s’ébranla. Sylvain entonna : « C’est la lutte finale… ». Et les camarades reprirent à sa suite. Ils étaient les renforts accourant à Stalingrad. S’ensuivit le Chant des Partisans. Ils devenaient les Maquisards du Vercors. La Marseillaise jaillit des poitrines lorsqu’ils atteignirent la Mairie. La foule les accueillit par des applaudissements. Tous, ou presque, reprirent « C’est la lutte finale… ».

 

On attendait une déclaration du Maire, un combattant de la première heure en 1940. Des rumeurs secouaient la foule, la faisaient grogner, la faisaient huer les fascistes. Des cris de joie saluaient l’annonce d’une mobilisation semblable dans telle ville de la Ceinture Rouge.
Les uns parlaient de former des groupes de combat, d’autres voulaient marcher sur Orly pour barrer la route aux paras (la radio avait annoncé qu’ils allaient arriver par là), d’autre encore préconisaient une descente sur Paris comme en 1956 (alors que les fascistes incendiaient le siège central du Parti et menaçaient celui de l’Humanité)…  On parlait d’appel à la grève générale, d’appel à la mobilisation tout aussi générale …

 

Une nouvelle tomba : une délégation du Parti venait d’être reçue par le Ministre de l’Intérieur. Elle avait obtenu que des armes soient distribuées à la population.
- Des armes ! Et sans les dérouiller, riait Jean-Claude.
Les jeunes répétaient les gestes que les anciens leur enseignaient. Ils écoutaient leurs conseils. « Tu mets la crosse du fusil contre ton épaule… », « Attention aux pistolets-mitrailleurs, les rafales partent toutes seules… », « En patrouille, dirige ton arme vers le sol, ça évite les accidents… », etc.

 

Une autre annonce : ceux du P.S.U. avaient rejoint les Communistes. Des Gaullistes aux Communistes, c’était l’Union Sacrée. On entonna le Chant des Partisans. Mais, les armes ne venaient toujours pas. Les heures passaient, la foule s’amenuisait, les chants se faisaient moins forts. Les armes n’étaient toujours pas arrivées…
De toute façon, il restait celles que le Parti avait cachées en 1945… De toute façon, le Grand Frère Soviétique serait derrière eux…
Le lundi, Jean-Claude et ses copains participèr
ent à la grève générale de… une heure.

 

Le coup fut si violent que Jean-Claude en ressentit longtemps un malaise. La radio annonça que les généraux factieux s’étaient rendus. Le putsch d’opérette finissait dans les geôles gaullistes. Les anciens rayonnaient. La Démocratie, la France, les Ouvriers avaient remporté la victoire.
Ce soir-là, Jean-Claude et ses copains se retrouvèrent bien seuls au bas des immeubles. On leur avait volé leur Grand Soir. De Gaulle leur avait volé leur Grand Soir. Jean-Claude reprendrait le chemin de l’usine sans avoir écrit une page de l’Histoire de la France Ouvrière.

 
 

Le 17 avril 2002
(mise à jour le 30 mai 2019)

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Date de dernière mise à jour : 30/12/2023

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