Le Règne de l'Ordre

 
 

Miguel débouchait de la rue commerçante. A l’entrée de la place, un policier essayait de démêler les files tortueuses. Malgré l’embouteillage, il s’appliquait à son ouvrage et n’hésita pas à sermonner copieusement Miguel qui traversa sans s’en préoccuper.
Marchands de cigarettes, de glaces, de billets de loterie, de journaux, une armée de camelots sévissaient sous les arcades qui résonnaient de leurs cris. Il dépassa Anita et Luis qui traînaient par là. Miguel ne les connaissaient que de vue. Au-dessus de leurs têtes, les lettres jaunes du journal lumineux avançaient à allure soutenue. Appuyés contre la vitre de l’aubette, une femme et son gamin faisaient la manche. A l’autre extrémité, Rafael lisait un journal, Miguel lui adressa un signe. Plus loin, vers le kiosque à journaux, il retrouva Maria

Arriva un bus. Les portes pneumatiques dégueulèrent leur ration humaine tandis que, simultanément, les antérieures happaient les occupants de l’aubette. Une automobile rouge s’arrêta derrière le bus.
- Les voilà ! s’écria Maria en plantant Miguel.
Rafael plia son journal et se joignit à la dizaine de personnes qui, quelques secondes auparavant, patientait dans le bistrot voisin ou sur le trottoir comme Anita et Luis. Au signal de Maria, deux camarades s’emparèrent des grands panneaux et les disposèrent sur le trottoir.
- Il n’avait pas l’air d’être vieux, dit Miguel en voyant le portrait du journalier affiché en dessous du texte.
- A peine trente-cins ans… Et il laisse deux mômes... Enfin, trois. C’était notre camarade, notre copain, fit Maria en secouant la tête.
- Tu ferais mieux de nous aider ! grogna Anita tout en distribuant des tracts.
Miguel ne répondit pas.

Maria s’était lancée dans un long discours qu’elle espérait convainquant. Il fallait tout faire pour que le plus grand nombre soit dans la rue. Et puis « il fallait soutenir la juste lutte des journaliers. L’avant-garde de la classe ouvrière montrait la voie à suivre ». Dès qu’elle défendait la cause du peuple, son front devenait rouge. Elle termina son soliloque par :
- Assassiné pour le centième de ce que les propriétaires terriens gagnent sur son dos. Tu ne crois qu’il y a de quoi se révolter ?
Miguel prit le tract que lui tendait Maria.
- A plus !
- J’espère que tu viendras ! tonna Anita sur ses talons.

« Shitt ? Haschich ? » Des mal fringués proposaient le paradis artificiel à l’entrée du bistrot « Le Square ». Miguel refusa violemment, il n’en était pas à ce point. La grande terrasse vitrée qui empiétait le trottoir l’accueillit.
Un nouveau bus cracha sa ration humaine. Malgré la sono, peu de passants s’arrêtaient ou lisaient les explications placardées sur les panneaux.
- Juan est mort assassiné ! Manifestation dimanche à 14 h !
Un bourgeois bien mis, costumé et cravaté, chiffonna nerveusement le tract et le jeta. Il acheta des cigarettes au marchand installé contre le bistrot. Fait d’une valise en bois jaune, l’étal était arrimé sur le porte-bagages d’un vélomoteur.

Habillé sans recherche, un couple de vieux se dirigeait vers le bistrot. La mémé sortit un porte-monnaie usé de son cabas et donna l’aumône à la mendiante. Plus loin, elle acheta un peu de rêve pour deux sous. Le vendeur décrocha la fiche miraculeuse sélectionnée sur la tablette en bois. Puis, la mémé plia soigneusement le tract que lui tendait Luis et l’enfouit dans son cabas. Tous les jours, le couple venait boire un gorgeon. Miguel les salua chaleureusement.
Le bourgeois bien mis s’installa à deux tables de Miguel. Un cireur de chaussures, la soixantaine bien tassée, sollicitait l’assemblée. Il s’agenouilla devant le bourgeois. Ce dernier vociférait contre les militants qui distribuaient les tracts. Son soulier terne tomba sur le repose-pied, une vieillotte caisse en bois jaune. La brosse allait et venait.

Un groupe d’ouvriers en cotte grise refusa le prospectus subversifs en riant : « On connaît tout ça depuis longtemps ». Leur uniforme gris indiquait qu’ils œuvraient comme mécaniciens chez le concessionnaire tout proche. Miguel travaillait là comme employé. A leur entrée dans le bistrot, ils le saluèrent joyeusement. 
Les petites musiques lancinantes des machines à sous se singularisaient du fond sonore formé par les conversations. Elles semblaient dire : « Je suis là, venez jouer avec moi ». Guirlandes vertes, rouges, jaunes, blanches clignotaient, tournoyaient, étourdissaient, entraînaient le quidam dans leur course vertigineuse. Les petites musiques attiraient le joueur.
Un temps d’hésitation, le refrain lancinant décida un des mécanos. Une pièce glissa dans la fente. Perdu ! Ils se chamaillaient pour savoir celui qui tenterait sa chance. Une autre pièce subit le même sort. Puis, une autre. Encore une autre…
La machine chanta, la sonnaille dégringola. Mais, les mécanos ne voulaient pas en rester là, ils redonnèrent toutes les pièces à la machine. Cette fois, elle resta muette et les mécanos n’avaient plus qu’à boire leurs bières… à leur compte.

Une sirène retentit. Miguel dressa les oreilles. De la cohue émergeait un gyrophare bleu. Le policier à l’entrée de la place s’ingénia à faciliter la voie au car kaki. Coup de frein brusque, une automobile verte emboutit la précédente. Le travail du policier était remis en question. Et ses cris n’arrangeaient rien.
Sur le trottoir, Maria et ses camarades redoublaient de vigueur : « Juan est mort assassiné ! Manifestation dimanche à 14 h ! ». Leurs appels se faisaient plus pressants, plus incisifs. Les passants continuaient leur chemin. La sirène se fit plus forte, plus menaçante. Les lèvres pincées, Miguel flairait le danger. Il replia son journal.
Le car kaki stoppa devant l’arrêt de bus. Les portes rebondirent contre les parois. Les militants s’énervaient, haussaient le ton.

Le bourgeois bien mis se réjouissait de l’arrivée des policiers.
- Trouvez normal qu’on assassine quelqu’un parce qu’il demande une augmentation ? gueula presque Miguel.
Le bourgeois partit dans un délire d’où il ressortait que les Bolchéviques allaient tous être passés par les armes, qu’ils n’étaient que des bons à rien, que… Bref, Franco aurait encore été de ce monde, il y a longtemps qu’il aurait fait le ménage.
Le cireur donna un coup de brosse sur la chaussure brillante. Sans interrompre sa diatribe, le bourgeois plaça son autre pied sur la boîte. La brosse se remit en action.
Menée par un butor, la horde sauvage giclait sur le trottoir. Plantés sur sa trajectoire, les yeux noirs de Maria coupèrent son élan. Maria criait, l’incendiait, postillonnait. La matraque s’éleva.

Les badauds restaient sur place, s’attroupaient, encerclaient les protagonistes. Sans doute, beaucoup n’étaient pas d’accord avec les redresseurs de torts, mais beaucoup étaient révoltés par l’intervention musclée.
Miguel était figé devant son café…
La matraque s’abattit sur l’épaule de Maria. La horde se ruait sur les militants, arrachait les tracts, renversait les panneaux. « Salauds de flics » pensait Miguel. Toujours la même chose, dès qu’on relève la tête, les bourgeois envoient leurs chiens de garde. Mais, il restait collé à sa chaise.

Déjà, trois autres cars kaki accouraient en renfort.
Sans même accorder un regard au vieux cireur, le bourgeois extirpa une pièce de sa poche.

Le bistrot s’enflammait. Partisans des uns ou des autres s’invectivaient. Miguel ne pouvait plus rester passif… Son estomac se nouait, ses mains tremblaient. Il se contorsionnait sur son siège. Il se décida. Il se leva, rangea son journal dans une poche arrière de son jeans. Avança trop vite. Tasse de café et soucoupe en tombèrent. Le serveur les ramassa en râlant. Les mécanos s’avançaient derrière Miguel. En sortant, Miguel heurta la table du bourgeois bien mis qui aussitôt l’invectiva. Les mécanos faillirent suivre Miguel, mais préférèrent s’en prendre au bourgeois. Le couple de vieux prit position, la mémé risqua même : « On a assez souffert sous Franco ». Personne n’osa la contredire… Sauf, le patron : « Au moins, l’ordre régnait ! ».
Et de nouveaux cars kaki arrivaient.

Miguel haranguait les badauds, les poussait à défendre la liberté d’expression. La horde sauvage distribuait des coups à tout va. Des insultes s’élevèrent de la foule. Mais, la horde policière matraquait. Les militants étaient les mieux servis, les plus chauds supporters furent logés à la même enseigne, les témoins passifs se virent menacés. Un invalide sur son fauteuil roulant fut malmené, puis abandonné lorsque la foule se fit menaçante.

Le bistrot surchauffait. Debout, le bourgeois avait réglé sa consommation. Il échangeait quelques paroles avec le serveur avant de partir. Le plus petit des mécanos en profita. Une poussée fit vaciller le bourgeois. Le serveur s’interposa. Un poing s’éleva. Deux coups partirent. Le bourgeois avait le nez mouché et l’œil au beurre noir. Le serveur n’avait rien pu faire. Le patron quitta sa caisse précipitamment, un nerf de bœuf à la main.

Les uns après les autres, les militants succombaient. On les portait, on les traînait. Les cars kaki se remplissaient. Miguel gueulait, vociférait. Il y avait belle lurette qu’il n’avait fait quelque chose, il se rattrapait. Ses lèvres tremblaient, ses jambes flageolaient. Mais, il hurlait : « Juan est mort assassiné ! ».
Les mécanos étaient maintenant aux prises avec le patron du bistrot et ses serveurs. Les mécanos furent éjectés du bistrot. Une table et plusieurs chaises en firent les frais. Haut et fort, le patron revendiqua avoir téléphoné à la police. La chienlit n’avait pas à venir troubler l’ordre sous son nez. Et ceux qui n’étaient pas contents n’avaient qu’à aller boire leurs bières ailleurs. Ce que fit le couple de vieux, non sans avoir copieusement insulté le patron. Plus jamais, il ne remettrait les pieds ici !

Miguel s’était emparé d’une pile de tracts. Deux flics l’assaillirent par derrière et le tirèrent par les épaules. Ses tracts s’éparpillèrent sur les pavés. Le butor se jeta sur Miguel et l’envoya rouler à terre. Trois de ses complices se précipitèrent. Les matraques zizillèrent au-dessus de sa tête et même caressèrent son cuir chevelu et son dos.
Le butor l’agrippa par la ceinture. Miguel gisait la tête enveloppée dans ses bras, le cul en l’air. Un coup de pied, son visage s’érafla sur les pavés rugueux. Le journal dépassait de sa poche de jeans, le butor s’en empara et l’envoya s’effeuiller sur le trottoir.
On tordait la tête de Miguel. Son visage grimaçait. Un autre flic lui tirait les cheveux. Miguel se recroquevilla. Les épaules en avant, il croisait les bras pour mieux résister. Un troisième lui saisit un poignet, un autre s’empara de l’autre bras. D’autres, ses jambes.
Les pavés filaient à quarante centimètres sous ses yeux. Miguel criait, hurlait, insultait. Tout son corps résistait. Le butor ajusta quelques coups de matraques dans son dos. Miguel se faisait traîner sans pouvoir riposter.

Une fois sur le trottoir, la mémé colla un coup de cabas sur le dos d’un des flics qui embarquaient Miguel. Une matraque s’éleva au-dessus de sa tête. C’est, alors, que les mécanos s’élancèrent. Si la mémé fut sauvée, Miguel ne pu être libéré. Comme les autres, les mécanos furent propulsés dans un car kaki.
Derrière les vitres grillagées, les embarqués tapaient sur les parois et scandaient :
- Juan est mort assassiné ! Manifestation dimanche à 14 h ! Flics ! Fascistes ! Assassins !
La camionnette tanguait.
- J’espère qu’on sera libre pour la manif, souhaita Miguel.

Le 11 juin 1999
(mise à jour le 30 mai 2019)

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Date de dernière mise à jour : 28/07/2024

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