Le traître

 

Christian traînait sa misère dans les rues piétonnières. Autour de lui, les magasins plus ou moins chics dégueulaient d’appareils électroniques, ménagers, radiophoniques, de téléviseurs, de magnétoscopes. Zone franche oblige, les commerçants pratiquaient les prix les plus bas du Brasil. Ces monticules de marchandises détaxées ne l’intéressaient pas.
Au passage, il renifla la bonne odeur de pain qui s’échappait d’une lanchonete. La vendeuse répondit à son salut.
On le dépassait, on le croisait, on le bousculait. Les cohortes en mal d’affaires déferlaient sur le pavé, s’agglutinaient devant une vitrine de fringues ou celle de godasses. Armés de leurs appareils pour prendre la tension, des blouses blanches interpellaient le passant. 
Grand et costaud, la figure balafrée, un lascar marchait à quelques pas derrière lui…

Devant le magasin « Pierre Cardin », on l’attrapa par le bras :
- Une montre ? Parfum français ?
- Oh ! Sé, tu m’as fais peur.
- Tu as l’air triste aujourd’hui. Des problèmes d’argent ? Tu sais, je peux t’en prêter…
Sé était un de ces « vautours » qui vendaient des contrefaçons aux touristes et autres gogos en recherches de « bonnes affaires ». Christian ne lui avait jamais rien acheté, mis à part des Dollars à un taux très intéressant. Depuis sept mois qu’il traînait à Manaus, Christian avait sympathisé avec ce Caboclo qui était de son âge. A chaque fois qu’il le croisait, il s’arrêtait, discutait. Parfois, ils allaient prendre un verre dans une lanchonete proche. Parfois, il rabattait des clients, Sé lui donnait à chaque fois une bonne commission.
- Non, c’est pas un problème d’argent…
- Une namorade ? (fit Sé en roulant de gros yeux).
- Moi, les histoires de cœur (rigola Christian). C’est autre chose…
Le lascar balafré se dirigea vers la pharmacie toute proche. Ici, juste à côté de la porte d’entrée, on pouvait se peser…

- Franchement, Christian, tu n’as pas l’air en forme (insista Sé).
- T’inquiète… Je t’en parlerais plus tard…
Sé n’en sut pas plus. Christian reprit sa marche dans le vacarme citadin. Le lascar balafré lui emboîta le pas… Au coin de la rue, un attroupement. Christian entrevu une pauvre femme toute nue qui délirait à haute voix. Autour d’elle, trois flics essayaient de faire circuler les curieux. Deux autres avaient acheté ou trouvé des vêtements. Ils tentaient de redonner une tenue décente à la pauvre femme.

Christian atteignit l’avenue encombrée qui puait les gaz d’échappement. Il passa sans un regard devant l’élégante terrasse abritée, selon le temps, du soleil ou de la pluie. La veille, il était venu ici en compagnie d’un Franco-brésilien originaire de Lyon. Le gus venait de Belém où il avait passé deux mois chez des amis. Le gus était sympa et… payait les bières sans sourciller.

Un mendiant s’était assis à la table voisine et avait réclamé une bière. Le Franco-brésilien était sur le point de lui en offrir une lorsque le jeune serveur, un adolescent, intervint. Toujours à l’affut pour protéger « ses » consommateurs, le jeune serveur lui demanda de s’en aller. Le mendiant refusa. Le ton monta. Mais, il répond l’effronté ! Ni une, ni deux, le jeune serveur lui vola dans les plumes. Soulevé de son siège, le mendiant tomba, roula sur le sol. La terrasse applaudit l’exploit.
Sans hésiter, le Franco-brésilien releva le mendiant et prit sa défense verbalement. Soûl et choqué, le mendiant tituba. Alors, le Franco-brésilien le soutint, le cajola et voulut le raccompagner je ne sais où. Le mendiant refusa. Le Franco-brésilien insistait… C’est alors que le jeune serveur bouscula le duo. Mendiant et Franco-brésilien renversèrent une table, la consommatrice n’eut pas le temps de se lever pour éviter la bière qui gicla de son verre.  Mendiant et Franco-brésilien roulèrent à terre. Nouveaux applaudissements de la terrasse.
Sur ce, deux policiers de la PM (il y en a partout dans ce quartier) arrivèrent. Contrôle des papiers. Le mendiant repartit encadré par les policiers. Le Franco-brésilien s’en tira avec un conseil : « ne vous mêlez pas des affaires des autres ».

Tiens, voilà le môme aux membres inférieurs atrophiés. Il se déplaçait assis sur une planche à roulettes. Comme à l’habitude, Christian tapa dans la main qu’il tendait et lui glissa quelques banalités. Le môme lui répondit par un rire. Le môme riait toujours.
Qu’ils aient cinq ans ou soixante ans, qu’une mère porte son enfant, qu’un homme montre son poignet coupé, qu’un enfant boite, les mendiants étaient légions. Souvent, ils portaient cet uniforme beige si caractéristique.

Devant la Banco do Estado do Amazonas, Christian se dirigea vers le petit groupe.
- Alors Carlos, toujours en grève ?
- Ola Christian. Bien sûr ! Regarde notre belle banderole.
Tendue entre deux poteaux de signalisation, on pouvait lire : « Non, à la privatisation », « 30% d’augmentation ».
- Oh ! Oh ! rigola Christian, ça prend de l’ampleur.
- Hier, on était vingt-cinq grévistes, aujourd’hui douze… C’est à cause d’eux, les gens ont peur…
Le lascar balafré les frôla presque en les dépassant sans même leur adresser un regard…

Carlos désignait la banque. A travers les vitrines, on voyait, outre les habituels gardes armés de pistolets et de matraques, une dizaine de flics de la PM, eux aussi armés. A intervalles réguliers, entre deux morceaux de musique, la voiture-sono scandait des slogans. La batterie de haut-parleurs sur le toit était impressionnante. Carlos désigna le speaker assis sur le capot :
- Il nous a dit que ça marchait mieux à Rio, São Paulo, Belo Horizonte… A la Banco do Brasil, ils réclamaient 40% d’augmentation, ils en ont obtenus 25%... On espère…
- Je vous souhaite de gagner. Mais, n’oublies pas que je dois recevoir mon virement la semaine prochaine (rigola Christian).
- T’inquiète (répondit Carlos sur le même ton plaisantin). Rien que pour toi, j’ouvrirais mon guichet.
- Ah ! (rêva Christian). C’était le bon temps lorsque je recevais des virements… Maintenant, la galère…
A quelques pas de là, devant une vitrine débordante d’appareils électroménagers, le lascar balafré discourait avec un gros moche, aussi baraqué, mais plus petit. A les voir ainsi, on pensait tout de suite que ces voyous préparaient un coup…

- Tu es toujours décidé pour… (demanda Carlos).
- J’ai pas le choix… (répondit sans conviction Christian).
- Tu ne devrais pas faire ça ! (grogna Carlos en faisant une moue de reproche).
- Bof… Ils ont assez duré ici…
- Ils sont comme chez eux. C’est pas bien Christian. Je ne te comprends pas.
Christian mit fin à la conversation, salua et reprit sa marche. Un peu plus loin, c’étaient les employés de la direction régionale de la santé qui occupaient le trottoir. Eux, réclamaient 95% d’augmentation…
Là les ónibus déversaient leurs passagers et créaient des mini-embouteillages.

Christian arrivaient à la hauteur des grandes halles en ferraille rouillée. De style Baltard, elles ressemblaient à celles qui jadis occupaient le ventre de Paris. Il y avait même des petits kiosques surmonté de clochetons où l’on vendait des boissons.
Accentuées par la chaleur, les fortes odeurs se mêlaient à celles des détritus. Dans l’une des halles, les comptoirs croulaient sous les amas de poissons de toutes tailles et de toutes sortes. Dans une autre, les bouchers tranchaient les morceaux de barbaque rose ou mauve sur des établis sanguinolents. Les grandes halles étaient parcourues par une fourmillante armada de ménagères et d’acheteurs. Dans le brouhaha continuel, on palpait, on comparait, on discutait, on marchandait. Les paniers se remplissaient, les porte-monnaie se vidaient.
Pour quelques billets, des gamins en haillons ne rechignaient pas à s’écrouler sous de lourdes charges pour porter les emplettes des clients aisés.

 

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Christian évita les halles en suivant la ruelle terreuse. D’un côté, un haut mur fermait la perspective. Juchés au sommet ou sur les poteaux environnants, les urubus au plumage noir surveillaient la série de baraques déglinguées aux planches graisseuses et noircies. Parmi les odeurs d’huile chaudes et de poissons, on y proposait des repas bon marché et des boissons enivrantes. Là, des hippies étalaient leurs bijoux de pacotille sur des étoffes… Les mendiants et leurs membres atrophiés trop voyants traînaient…

La ruelle de terre poussiéreuse était toujours encombrée. La foule bruissante et bruyante était fendue par des dockers énervés par les trop lourdes charges en équilibres sur leur tête. Ballots, sacs, cartons, caisses quittaient les bateaux multicolores amarrés, là-bas au bout de la ruelle, aux deux quais fluctuants. Les dockers filaient rejoindre, à l’autre extrémité de la ruelle, les camions et autres véhicules à plateau ou bâchés.
Une sonorisation haut-perchée, arrosait les brebis galeuses de musique de forró et des délires endiablés de prêcheurs religieux. Cette voix métallique, venue du Ciel pourrait-on croire, planait sur tout le marché et sur les ports de pêche et de voyageurs.

La foule se faisait plus disparate après la halle des bouchers. On pouvait même y flâner sans être dérangé. Christian s’arrêta à l’une des baraques.
- Salut Pedro !
Le hachoir brandit en l’air sembla se figer.
- Ola, Christian. Tudo ben ?
Le hachoir s’abattit, séparant la tête du corps du poisson.
- Ça peut aller. Ola, Raimonda !
Au fond de la baraque, calée sur une chaise, les pieds posés sur un petit banc, une grosse femme ronflait comme une bien heureuse. Elle ne répondit même pas au bonjour de Christian.
- Elle est toujours fatiguée (rigola Pedro).
Il posa son hachoir, ramassa les trois têtes qu’il avait coupé et les jeta de l’autre côté de la ruelle.

Aussitôt, deux urubus dégringolèrent du mur, un autre du poteau tout proche. En vol plané, ils rejoignirent les têtes de poissons. Qui s’en emparerait ? Déjà, ils bataillaient… Manque de chance pour eux, un homme en uniforme beige en loque se précipita… Deux urubus redécollèrent précipitamment, le troisième sautilla maladroitement. Le mendiant s’empara de deux têtes, l’urubu récupéra la troisième.
Le lascar balafré s’était arrêté au petit stand précédent. Il achetait une guarana et entreprit de la siroter sur place. Son compère le gros moche dépassa la baraque de Pedro et s’intéressa à la suivante…

- Alors, tu ne me ramène pas de clients, aujourd’hui ?
- Non… Non… J’ai autre chose en tête, tu sais bien.
- Je ne le sais que de trop ! (grogna Pedro). Si tu veux, je te donne plus de commission…
- Là, c’est un gros coup !
Pedro siffla de dépit.
- Tu n’as pas de conscience ?
- On en a déjà discuté… (souffla Christian).
- Oui ! Oui ! Mais, c’est dégueulasse de faire ça. Quand tu seras plus vieux, tu le regretteras.
- Bof… Plus vieux… Faudrait que j’y arrive. Bon à plus tard…

 

Christian reprit sa marche. Le lascar balafré lui emboîta le pas, le gros moche suivit…

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Plus éloignée et de construction récente, la halle aux fruits et légumes. Ici, la rue était accaparée par les petits vendeurs de fruits. Ce hangar fluctuant, en bois noirci, était plus accueillant, plus chatoyant, plus odorant, plus agréable que les précédentes halles. C’était un spectacle que de voir l’approvisionnement. En équilibre sur leur barque, les hommes lançaient les régimes de bananes, manquant à chaque effort de faire chavirer l’embarcation. Trois mètres plus haut, d’autres hommes récupéraient le régime et le plaçait dans un grand casier en bois.  Des monticules de bananes vertes, mais mûres, s’amoncelaient ainsi sur le ponton en bois soutenu par des pilotis.

Christian poursuivait son chemin. Le lascar balafré et le gros moche le talonnaient. D’un côté, le chantier d’une nouvelle section du port, de l’autre une rangées de petits bateaux de pescadors (pêcheurs) étaient amarrés, à l’extrémité un bistrot sur une barge métallique, le « Ponto de desembarque dos pescadors ».
Ce bistrot était original. La barge s’éloignait du chemin au fur et à mesure que l’eau baissait. Une descente accidentée, ensuite des madriers cloués sur des troncs d’arbres. Une enjambée et Christian atteignit le grand hangar métallique et fluctuant.
Le patron, un gros barbu, était un grand bavard. Sa femme également bien portante était gentille et ses deux filles faisaient des sourires…

L’animation commençait au coucher du soleil. 
Les marlous du port de pêche s’y retrouvaient. Les bouteilles de bière s’alignaient sur les tables, les yeux clignaient, les esprits s’échauffaient. On s’y battait parfois. On y chutait souvent, surtout sur les madriers flottants.
Plus tard dans la soirée, arrivait une imposante flottille. On s’amarrait où on pouvait. On marchait sur les bateaux voisins pour décharger sa pêche miraculeuse. On risquait le passage en équilibre sur l’encombrement de barques et de pirogues pour rejoindre la rive. Sur la barge du « Pescadors » parvenaient des montagnes de poissons aussi énormes qu’effrayants. Là, des hommes torse nu les écaillaient. Plutôt les larges couteaux séparaient les peaux de la chair. La tête surmontée d’impressionnantes caisses de poissons, les dockers fourmillaient. Ils escaladaient avec peine la suite de madriers cloués sur des troncs d’arbres pour atteindre la terre ferme. C’est que le marché était tout proche.
Tandis que le brouhaha des poissonniers résonnait au fond de la barge, les pêcheurs occupaient l’autre partie. Là on se racontait des histoires fabuleuses, là on se mesurait verbalement et physiquement avec les vantards.

Mais, dans la journée, c’était plus calme. Seuls, quelques bateaux étaient amarrés. Cinq ou six pêcheurs jouaient au billard américain. L’arrivée de Christian offrit une récréation. Ils le saluèrent chaleureusement… Brusquement, ils rangèrent leur queue de billard sur le râtelier et prétendirent avoir une affaire urgente… Le lascar balafré et le gros moche venaient d’arriver dans la barge.
Christian s’assit à une table. Le patron lui amena « sa » bière sans même qu’il la commande. C’est tout juste s’il ne renversa pas la bière en claquant la bouteille sur le bois de la table. Il lui jeta un mauvais regard et ne répondit pas à son bonjour.

Le gros moche s’installa à l’autre bout de la barge. Le lascar balafré traversa la barge, tapa sur l’épaule de Christian en disant :
- T’inquiètes, cela va bien se passer.
Il s’installa à l’autre extrémité. Tanné comme un seigneur le gros moche laissait voir son revolver à sa ceinture…
Un bruit de moteur se fit entendre. Christian se contorsionna pour voir la pinasse. Non, ce n’était pas lui… Heureusement, aujourd’hui, le petit vent venu de l’Amazone rendait l’attente presque agréable sous la ferraille de la barge chauffé par l’accablant soleil. Et pourtant, Christian suait…

Un nouveau bruit de moteur se fit entendre. Cette fois, c’était lui. C’était le Capitaine Fracasse comme Christian l’appelait. Et pour respecter sa réputation, le Capitaine Fracasse percuta violemment les bateaux amarrés. C’est ce qu’il faisait toujours…
A peine débarqué de la pinasse qu’ils se précipitèrent à la rencontre de Christian. La fillette fut la première à l’embrasser. Le gamin suivait. Déjà, le lascar balafré et le gros moche étaient sur les enfants et les tenaient fermement.
- Lâche-moi gros porc ! (cria la fillette).
- Non, non, restez calme, on ne vous fera pas de mal. Vous allez venir gentiment avec nous.
- Pour aller où ! gueula le gamin en se débattant.
Mais, le lascar balafré et le gros moche tenaient fermement leurs proies.

- Et toi, tu les laisses faire ? (cria la fillette à l’adresse de Christian).
- J’y peux rien... J’y peux rien... (bégaya Christian). C’est votre auteur qui vous réclame. C’est lui qui veut que vous reveniez chez vous, en Lorraine. Mikète ! Dabo ! Ecoutez-moi, c’est le Daniel qui m’a dit de vous rapatrier. Vous n’avez pas finit vos aventures là-bas. J’y peux rien les Mioches.
Christian avait les larmes aux yeux, mais que peut-on faire lorsque l’argent vous tenaille ?
- De toutes façons, on est en 1988, on ne peut pas revenir dans les années 1950 ! claqua la Mikète.
- C'est pas possible! approuvai-je.
- Le Daniel  a tout arrangé. Grâce à la Bianche-tète, il va vous transplanter dans une nouvelle histoire d'un coup de magie. Il m'a chargé de votre rapatriement.
Les policiers accentuèrent leur pression.
- Sale traître ! (braillèrent les Mioches). On reviendra pour te casser la gueule ! Sale traître !
Et les policiers emmenèrent les Mioches vers la Machine à laver le Temps…

Le 13 juin 2019

 

Hommage à Christian

Dans Manaus, un chevelu barbu vous accoste. Il porte « Le Droit à la Paresse » sur son polo vert. Vous lui offrez une cigarette et un verre. Lui vous parle de grèves, de révoltes et de Révolution. Ce Français qui n’a pas encore quarante ans, mais en parait soixante, travaillait dans une société d’assurances à la Défense. En 1981, il a tout quitté pour partir en voyage : Afrique du Nord, Afrique Occidentale, Brasil.
Manaus l’a ensorcelée, l’a envoutée, l’a emprisonnée, l’a avalée…

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Lors de ses voyages, il écrivait de longues lettres qu’il appelait « récit » et signait « Le Griot Boffié ». Sa famille, ses amis voyageaient à travers ses écrits. Il prétendait écrire des livres, il voulait participer à la Révolution…
Comme vous auriez voulu le connaître avant qu’il ne devienne une loque… Comme vous auriez aimé l’inviter à votre table pour qu’il vous parle de ses voyages…

Date de dernière mise à jour : 28/08/2023

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