Pénible

Putain de camion ! (6)

Fleches putain

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Nous en avions bavé, mais nous en étions sortis vainqueurs. Dans notre chambre presque confortable, malgré les chiottes bouchées, nous savourons notre victoire. Avec le recul, on se dit qu’on a bien fait de le faire. Marc, Chriss et Moon sont également satisfaits de leur périple.
Ils sont un peu bizarre ces Français. Lorsque quelqu’un leur parle, touche ou veut donner à manger à leur satané macaco, ils changent de place. Surtout Marc. Le macaco, lui, nous a adoptés. A la moindre occasion, il nous saute dessus. L’action est souvent couronné par un : ce qu’il ne fait à personne d’autre. « D’autre » sous-entendu autre que Marc et Chriss. Dire que, à chaque fois, le macaco nous tire les cheveux ou nous mord serait fortement exagéré…

Macapà est une ville comme tant d’autres. Des alignements de boutiques où l’on achète l’or. Tiens, nous venons de rencontrer « nos » trois chercheurs à la sortie l’une d’elles. Le négoce a été bon ? Le grand échalas lève le pouce pour nous dire qu’il était satisfait.
L’ancien fort portugais sur son petit promontoire qui domine l’Amazone mérite un détour. Mais nous ne resterons guère longtemps à Macapá. Une bonne nuit dans un douillet lit de l’hôtel et le lendemain, nous partons pour Santana. De là nous embarquerons pour Manaus, le cœur de l’Amazonie…

Malgré nos différences de caractères, nous continuerons notre voyage avec Chriss, Marc et le satané Moon. L’aventure du camion nous lie… Bon, Marc n’a pas que des défauts. C’est un bon compagnon de voyage lorsqu’on est… Européen…
Mais, revenons un peu en arrière. Quand même, nous ne sommes pas arrivés par enchantement à Macapà. Retournons à l’endroit où la fameuse machine nous a tirés du bourbier. Plutôt, une heure plus tard…

Finalement c’était mieux lorsqu’on s’enlisait. Maintenant, j’avais le coccyx endolori. A force de tomber, mes genoux étaient couronnés et j’avais des bleus partout. Marre de cette galère. Même le souvenir de Sandra n’arrivait pas à me consoler. J’essayais de l’imaginer à la rodoviàra attendant mon ónibus. Merde, je déconne, je n’étais pas dans un autocar. Et nous n’allions pas vers une confortable gare routière. Je suis dans ce putain de camion. Je me tape le cul. J’en chie. J’en ai marre. Passe-moi un coup de Pitú.

Regarde-moi ce connard de Gordinho. Tout à l’heure, il voulait bouffer le macaco des Français et le petit chiot des Guyanais. Connard, fils de pute, je vais te foutre dehors, te balancer par-dessus les ridelles. Personne ne l’aime vraiment ici, même si parfois on rit de ses blagues à la con. Lorsque je m’en prends à lui, tous se régalent. Le Guyanais modéra ma hargne : il a quand même poussé le camion une fois, rigola-t-il.

Un petit coup de Pitú. Sur mon passeport, c’est marqué Français, mais pour la cachaça, je suis Brésilien. Allez, on va faire forró. On danse ! Eh, tête de nœud de motoriste, emmène-nous au forró. La cachaça atténuait la rudesse des trous. Mais, ma tête tournait comme une bourrique. Un coup de Pitú…
Sur mon passeport, c’est marqué Français. Mais pour la cachaça, je suis Brésilien. On fait forró ? Et les Français qu’est-ce qui z’ont à faire la gueule, ces cons ? Qu’est-ce qu’ils foutent avec nous ? L’autre abruti, avec son macaco qui pisse et chie toutes les cinq minutes sur son épaule. Connard de Français !
Et Gérard, il est malade Gérard ? T’es tout blanc mon petit. Sabine ferme sa gueule, pour une fois, je ne l’entends pas râler. Et Marc avec son macaco, qu’est-ce qu’il a encore à faire la gueule, Ah, putain de bordel, ils nous font chier les Français !
Et une nouvelle bouteille de fini.

On s’est tous faits enculés ! Les Français comme les Brésiliens. Oui, enculés, ils nous l’ont enfoncé jusqu’à l’os. Putains de salopes ! Oh, je n’en veux pas à notre motoriste, lui comme son mécanicien font leur boulot, ils sont dans la même galère que nous. J’en veux à leur patron, cet enculé de merde, fils de pute ! Il est tranquillement dans son burlingue, il va palper son fric pendant qu’on en chie ! Salope ! Enfoiré de merde !
On paie pour pousser ! On paie pour patauger dans la gadoue ! On paie pour en chier ! Merde, faut vraiment qu’on soit con ! Vous êtes des cons, tous des cons, ils nous enculent jusqu’à la moelle et vous dîtes rien.

Tiens Gordinho, je t’aime bien. T’es un sale con, mais je t’aime bien. Serre-moi la main. On a tous payés pour se faire enculé. Mais non Gérard, il ne s’agit pas de faire ma révolution comme tu dis, t’es con ou quoi ? Tu ne comprends pas qu’on a payé pour en chier ? Et leur patron s’en fout plein les poches pendant qu’on est dans la merde. Encore une bouteille terminée. Qui c’est qui l’a payée, la bouteille ? Le marajà, raille le P’tit moustachu…. Merci bien marajà. Et toi, le Guyanais, tu ne bois pas beaucoup… Allez, entames cette nouvelle bouteille à la santé du marajà.
On va faire forró. Allez tout le monde danse. Oui, t’as raison le polo blanc, vaut mieux que je pose mon cul sur le plancher, sinon je vais encore me casser la gueule… Tiens, j’ai envie de dégueuler. Tiens, je vais aller m’asseoir là-bas… Mais non, le P’tit moustachu, je ne vais pas tomber. Mais non, le P’tit moustachu, je ne vais pas descendre en marche. T’inquiètes, je veux juste m’asseoir près de la ridelle pour prendre l’air.

J’avais été en forme jusqu’au restaurant, celui que nous avions atteint un quart d’heure après le bourbier. Nous nous étions installés à la même table que le marajà. Pour lui, c’était le terminus, la fin des « souffrances » (sic). Pour nous remercier d’avoir tiré son gros cul de la boue, il nous avait offert des munitions pour la route. Pardon, je veux dire des bouteilles de cachaça pour la piste.
Perché sur un barreau de la table, il y avait un perroquet juste à la place de Marc. Moon avait cherché querelle avec l’oiseau vert. Marc avait mit à l’abri son macaco avant qu’il ne se fasse dérouiller. Moi, je m’amusais à lui taper sur le bec. Au grand dam de Marc qui avait peur de se faire pincer les mollets…
Après le repas, Gérard et moi étions partis aider le motoriste pour descendre le fût, puis à le transporter vers une remise. J’avais manqué de me casser les reins en le portant et je me suis cassé la gueule en enjambant la petite barrière. Ensuite le motoriste a descendu la roue qu’il avait ramassée sur la piste. Il l’a donné à un garagiste. Demain ou après, un autre pistard reprendrait la roue et la porterait au pantin qui gesticulait près de son pick-up immobilisé.

Après, on a bu, et on a bu…

Je ne me souviens de rien. Paraît que je voulais danser le forró dans le camion. Paraît que j’ai engueulé les Français et les Brésiliens. Paraît que j’ai lâchement craqué à la halte du soir. J’aurai insulté Sabine et Gérard. Je leur aurais dit en pleurant que je voulais retourner à la Praia, que je voulais retrouver ma petite Sandra.

Pour en revenir à mon cafard, à ma saudade, ou plutôt à cette saudade provoquée et amplifiée par l’alcool. Après un dernier verre, c’est moi qui étais sorti le dernier, le motoriste avait dû attendre mon bon plaisir pour démarrer. Donc après le dernier verre, mon délire éthylique n’avait pas duré bien longtemps. J’avais insulté quelques passants sans savoir pourquoi et je m’étais endormi.
Paraîtrait que je râlais contre le motoriste parce qu’il me faisait sauter. Paraîtrait qu’il roulait comme un cinglé malgré la nuit. On avait chargé deux couples, j’avais engueulé une femme parce qu’elle m’avait écrasé un pied avec son gros sac (de manioc ?) et que le camion s’était arrêté au bout d’un moment… Qu’est-ce qu’il se passe ? aurai-je demandé. Un gars soûl ne veut pas s’asseoir, répondit Sabine. Y’a qu’à le foutre en bas ! C’est ce qu’on devrait faire avec toi !
Un Brésilien n’avait pas le droit de foutre le bordel, un Français, si. Moi, je suis là depuis Oiapoque ! Et je m’étais rendormi.

Je ne m’étais levé que le lendemain, pour une fois, avant Sabine et Gérard. Nous avions fait une halte dans un petit hôtel. Nous, les Français et un Brésilien avaient dormi dans un lit, les autres avaient tendu leurs hamacs dans le camion ou s’étaient étendus sur le dur acier de la benne. J’avais mal partout et une gueule de bois formidable, comme si on m’avait frappé à coups de bâton. Je m’étais trainé dehors et j’avais à peine pu remuer le bras pour répondre au bonjour des occupants du camion déjà debout.

Réveillé par son mécanicien, le motoriste était très mal luné. Son beau chapeau de feutre rouge était même de travers, c’est peu dire… J’étais monté le dernier dans le camion, arrivant à peine à grimper sur la grosse roue jumelée et à me hisser dans la benne.
Le moteur tournait déjà. L’œil énervé du motoriste s’impatientait dans le rétroviseur : il se grouille ce con. Le motoriste débraya, enclencha la vitesse. Le claquement sec me donna des ailes. Alors que cinq minutes avant j’escaladais le pneu en pleurnichant, le fait d’entendre le passage de la vitesse me propulsa dans la benne.
Il aurait bien démarré alors que j’étais encore sur le pneu cette peau de vache. A peine mon cul rentré, le camion hennit, se cabra, s’élança, galopa. Nous eûmes droit à un festival de vitesse, de virages serrés, de tape cul. Offert gratuitement par un motoriste levé du pied gauche. Heureusement, cet enfoiré avait finit par se calmer.

Ce jour-là, il n’y avait pas que ceux qui ne digéraient pas leur cuite qui faisaient la gueule. Tous étaient fatigués, tous en avaient marre de ce putain de camion de merde. On voyage assis, sur un sac, sur une caisse. On se met à genoux, on reste debout, on s’agrippe aux ridelles, aux poteaux, aux barres d’angle qui relient les poteaux aux arceaux du toit. Y’en a déjà quatre de cassés ou d’arrachés. Faut dire que dans ce putain de camion, on est secoué.
On se tape le cul, les genoux, la tête. Y’en a marre. Et mon genou gauche me fait mal, et j’ai les côtes endolories, et j’ai mal au dos. Par contre, mon mal de tête et ma gueule de bois ont vite disparus. Sabine, elle se plaint de la tête. Elle n’a pas beaucoup bu, mais le camion lui donne mal à la tête. Gérard est encore plus livide que d’habitude.
Ce voyage ne finira donc jamais.
Bordel de merde ! Tout le monde fait la gueule, tout le monde en a ras-le-bol. Putain, si ça s’arrêtait un peu, rien que cinq minutes. Il n’y a presque plus de boue, juste quelques flaques qui gerbent sur notre passage. Rien que des trous. Putain !

Et il repleut, on baisse les bâches pour nous protéger un peu. Mais, l’eau s’infiltre quand même. Nos affaires sont trempées, nos sacs sont rouges. Nos vêtements sont trempés, nos habits sont rouges. Et, on saute, on saute toujours dans les trous. Des petits trous, des moyens trous, des grands trous, toujours des trous. Les grandes flaques masquent d’autres trous. Et le cul rebondit, les genoux cognent, les câbles fixées à l’extérieur des ridelles nous égratignent les mains. On se tape le cul ! Putain de bordel !
Le camion prend de la vitesse, la piste est un peu meilleure, il doit bien atteindre les cent. Les ridelles, les poteaux, le toit frétillent, dandinent, grincent, ballottent. On va se viander. Au secours, notre connard de motoriste est devenu fou ! Mais, non, rassure-toi, c’était comme ça hier, il roulait aussi vite. On est mort de peur, mais on prit l’habitude…
Tous font la gueule, moi en tête du peloton. Un petit coup de Pitú ? lance un gars de temps en temps. Pas aujourd’hui, je suis trop malade. Sur mon passeport, j’ai gratté la mention « pour la cachaça, je suis Brésilien ». Je l’ai remplacé par « Sur mon passeport, c’est marqué Français. Mais pour le casse-cul, je suis Brésilien ». La plaisanterie fait rire un court instant. On ne fera pas forró aujourd’hui, ou plutôt on ferra juste la fête des culs qui rebondissent au gré des trous.
Les craquements de la caisse étouffent les conversations, les rires, les lamentations.
Et le camion fonce, frein moteur, ralentisseur, coups de patin, le camion dérape, tombe dans une flaque, rebondit dans un trou, coup d’accélérateur, la course folle reprend. On se tape le cul, on en finira donc jamais ?

Enfin, le camion ralentit. Quelqu’un se penche à l’extérieur et crie. Tous regardent.

Comme c’est beau ! On ne croyait pas qu’une telle chose puisse exister. On croit rêver, mais le voisin confirme à l’incrédule que c’est bien vrai, que c’est bien ça. Nous sommes des marins arrivants au port. Pas de manifestations bruyantes, mais une forte sensation qui monte en nous. J’ai presque envie d’embrasser notre motoriste.
Juste à cet endroit un petit bistrot. On y fait halte, on descend. Sabine et Chriss vont faire une photo de l’endroit. Un beau lac ou un large rio, je ne sais, ça ne m’intéresse pas. Enfin, nous l’avons atteint. Les conversations reprennent, c’est comme le chant d’un ruisseau, un gazouillis. On s’offre des gâteaux, on se tape affectueusement sur l’épaule.
Ça y est, voilà l’asphalte. Eh, oui, une bien belle route goudronnée, bien plate, sans trou, le billard, le mirage, le rêve. Non, je marche dessus, elle est bien réelle. Il y a même des bandes blanches. Le P’tit moustachu et le Polo blanc dansent, le Guyanais lève les bras au Ciel, la Guyanaise dépose son chiot et le fait courir sur le bitume…
Un petit coup de Pitú ?

Le camion glisse sur la route bien calibrée. Les papotages vont bon train et occupent toute la benne. Gordinho se place même sur la ridelle arrière, il ne risque plus de basculer à l’extérieur. Cet enfoiré de Gordinho ose même une plaisanterie. Il prétend être un bon étalon pour les Françaises. Pas de chance, je le ramasse au plus grand plaisir des voyageurs.
Et au bout de 150 km de belle route, nous atteignons la ville promise : Macapà.
Des compagnons de voyage descendent au fil de notre progression dans la ville. On se dit un simple salut, souvent même pas au-revoir. Comme si on descendait du métro, comme si on n’avait pas fait ce long voyage ensemble, comme si on n’en avait pas chié ensemble.
Salut !

Manaus, les 5 et 9 août 1988
Mise à jour le 10 févr. 2020

 

 

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Date de dernière mise à jour : 27/12/2023

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