Pour ou contre (2)

 

Dès l’aube du jour sacré, le François et sa Catherine grimpèrent dans le tombereau. Les enfants, la Marie, la Maria et le Victor s’étaient levés pour les accompagner du regard.
Les Dégré n’étaient pas les seuls sur la longue route.

Le François était serin. Sûr, il ne leur arriverait rien puisqu’il avait son porte-bonheur dans sa poche. Aucun sorcier ne se risquerait à les embêter, crois-moi. Il était si sûr de lui qu’il n'avait même pas pris soin de vérifier l’état de son porte-bonheur ou même s’il s’y trouvait toujours.
La frontière accorda une pause aux chevaux.

La Catherine était plutôt énervée, elle rouspéta beaucoup en attendant que leur tour vienne. Elle en profita pour discuter avec les occupants du chariot suivant, des gens d’Haraucourt. Crois-moi, elle ne se gêna nullement pour critiquer ces « vinrats de Prussiens ».
- Reste donc’ calme la Catinète, fit le François bien trop confiant.

En fin de compte, ils entrèrent en France plus facilement qu’ils ne l’avaient imaginé. Nombre de voitures hippomobiles se parèrent de drapeaux tricolores. Ceux d’Haraucourt chantaient même la Marseillaise à tue-tête.

Les retrouvailles furent ardentes. Les parents Dégré se gardèrent bien de raconter toutes les tracasseries qu’ils subissaient parce que leur fils avait fuit en France. De son côté, l’Eugène ne parla guère de son arrivée à Nancy et se contenta de présenter Louise, sa future épouse, une fille d'une famille très bien....
- Et la Marie ? Et la Maria ? Et le Victor ?
- Tes sœurs et ton frère t’embrassent bien fort... Nous avons préféré les laisser à Château, j’savions pas c’qu'i pourrait arriver...
Puis, l’Eugène demanda des nouvelles de ses tantes et oncles, de ses cousines et cousins, de ses amis restés à Château...

Des larmes roulaient sur les joues. Chacun s'appliquait à faire comme si de rien n'était. Au contraire, le père cria presque :
- J’ateûs sûr de t’rewâr ènut, mon feus !
Ragaillardie par la diversion, la Catherine railla :
- Ta ta ta, vous arpentiez les ch’mins avec la tête des mauvais jours !
- Jusqu’à hier après-midi, la Catinète !
- Et quèce ç’at passé hier après-midi, donc’ ?
C’est à ce moment que le François avait décidé de faire comme on le faisait, il y a bien longtemps, à Pâques. Mettre un œuf cuit dur dans sa poche et aller à l’église où le curé le bénirait sans même s’en apercevoir. Lors du voyage et bien plus au moment de passer la frontière, il avait crû que son porte-bonheur le protégeait des « manre sorcieûx » qu’étaient les Prussiens.

Tout rayonnant de joie, le François mit sa main dans la poche de son manteau et sortit...
- 'L’at tout frâlé votre yeu ! s’esclaffa la Catherine.
Pour être frâlé, il l’était. Même qu’il ressemblait plus à de la purée qu’à un œuf cuit dur. L’Eugène se mit à rire, mais à rire. Louise se retenait de crainte de froisser cet homme qui deviendrait son beau-père. Mais, à la fin, elle se lâcha. Si bien que toute la tablée fut secouée par un rire si joyeux.

La foule s’agglutinait sur le trottoir. Ils sortirent du grand café. Soudain, les applaudissements frénétiques secouèrent le trottoir. Le François et la Catherine en frissonnèrent. Tant de drapeaux tricolores qui s'agitaient... Les claquements secs sur les pavés les firent défaillir. L’Eugène s’amusait à voir ses parents si joyeux. Voilà les beaux cavaliers sur leurs fringants coursiers qui accordaient leurs pas aux accents de la musique militaire. Qu’ils étaient beaux ces uniformes éclatants de vives couleurs !
- Ça chanche des nôtres ! échappa, ravi, le François.
- Ceux des Prussiens ! le reprit l’Eugène.
Le François pensait aux jeunes de Château... Eux, étaient obligés de porter cette tenue aux tons effacés qui se confondaient aisément avec les champs. Mais, il n’en dit rien...

La Marseillaise jaillit des poitrines. Pour une fois qu’ils n'étaient pas obligés de chanter en sourdine, le François et la Catherine s’en donnèrent à cœur joie. Ils chantaient, riaient, criaient, pleuraient.

Le défilé était fini depuis longtemps. L’Eugène avait entraîné ses parents dans un riche café et avait offert l’apéritif. Le commandant de cavalerie, son fidèle ami, et son épouse les rejoignirent. C’est chez eux qu’ils mangeraient ce midi. Aussitôt, s’engagea une discussion où les jeunes avancèrent que l’Alsace-Lorraine ne tarderait pas à être délivrée quitte à rayer l’Allemagne de la carte de l’Europe.
- Sûr, not’ plusse cher désir s’rait de r’devenir Français, commença le François. Mais, s’il faut qu’y ait des morts...
- Nous préférons rester Allemands, poursuivit la Catherine.

Les jeunes s’insurgèrent. Enfin, modérément. Ils avaient bien trop de respect pour leurs aînés, pour ces annexés qui vénéraient la France malgré la présence de l’ennemi.
- Y'a des Allemands qui sont corrects... Plusse que certains de chez nous... répondit la Catherine.
- Et Pourquoi encore des morts ? Pourqwè faire la guerre pour que les Alsaciens-Lorrains r'deviennent Français ? Pourqwè faire la guerre aux Nègres qui veulent vivre libre ? Vous n’pensez qu’à ça !
- Nous apportons la civilisation aux Nègres, ricana le commandant de cavalerie.
- Alôre, les Prussiens nous apportent la civilisation ! en conclut notre Catherine.
- Ce n’est pas pareil, bafouilla le militaire en se raidissant dans son uniforme.
- Vous n’êtes pas des Nègres ! scanda l’Eugène.
- Si fait, l’Ujène. Sommes les Nègres des Prussiens... Pourqwè les gouvernements ne respecteraient pas not’ volonté. Pas besoin de guerre, suffirait de faire un vote : pour ou contre...

le 28 janvier 2008

Le 14 juillet 1880, le François Hyacinthe est dans sa 54e année, la Catherine dans sa 55e.

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Date de dernière mise à jour : 01/08/2024

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