La Bibliothèque do Dan

L’hospitalité de la base

 
 

Une nouvelle traversée de régions steppiques ne les enchanta guère. Vers midi, le bleu du ciel se noircit. Une nouvelle tempête de sable s’annoncerait-elle ? Plus Marcel et Maurice avançaient, plus le smog s’épaississait. Bientôt, se distinguèrent les panaches de fumées noires, puis apparurent les torchères, ces hautes cheminées coiffées de longues flammes.

La base d’Hassi-Messaoud regroupait des dizaines d’entreprises liées à l’exploitation du pétrole. Champignon des temps modernes, la ville jaillissait au milieu des immensités jaunâtres et caillouteuses du Sahara. Larges et goudronnées, les avenues se coupaient à angle droit.

Ils allèrent tout droit au C.H.S., l’hôtel-restaurant du coin.

 

Une table était occupée par deux Français. Immédiatement, la conversation s’engagea.
- Il y a beaucoup de Français, ici, constata Marcel.
- L’Algérie manque de cadres, la France fournit ceux qu’elle a besoin, acquiesça celui qui se prénommait Lucien.
Total, Elf, Schlumberger, mais même des étrangers comme Getty Oil, Deminex et Hispanoil avaient recours à des gens de France. C’était plus pratique :
- Nous avons un fond commun avec les Algériens et nous parlons la même langue.
Son voisin dépannait des engins de chantier pour le compte d’une société algérienne et se plaignit d’être payé en dinars :
- Tu ne peux rien faire avec cet argent. En dehors de l’Algérie, personne n’en veut.
- C’est sûr qu’on a plus d’avantages en travaillant pour une société étrangère, approuva Lucien. Moi, mes frais de déplacements sont payés en dinars. J’ai largement de quoi vivre. Ma paie proprement dite est versée sur un compte en France. Ça me fait presque un double salaire.
- Je ne vois ma famille que tous les deux mois… J’en ai marre d’être ici.
- C’est le plus dur, reconnut Lucien. Je suis marié et j’ai un gosse… Mais à part ça, je suis peinard. J’ai tout le confort.
Les Français offrirent le café et :
- Je peux vous loger chez moi, proposa Lucien. Ça vous économisera de l’argent, vous en aurez besoin pour votre voyage. C’est juste à côté.

 

La nuit tombait… Les quatre grandes flammes les attirèrent comme un feu de camp attire les hyènes. En s’échappant, le gaz sous pression produisait un barouf semblable à celui des réacteurs d’un avion au décollage. Profitant de la chaleur des torchères, les scorpions pullulaient sur le sol sablonneux. Le restaurant « Le Tombouctou » était fermé. Pour se consoler, ils burent une Fanta au bistrot d’en face. Un consommateur, puis d’autres voulurent leur acheter des pantalons. Marcel proposa ses « velours », mais c’étaient des jeans neufs qui étaient convoités. Même pour 300 dinars, ils ne purent satisfaire leur désir.
« Leur » base était gardée par un chibani. L’homme leur offrit du thé. Ils lui contèrent leur voyage, leurs impressions sur l’Algérie et leurs projets. Lui leur conta le « bon vieux temps » qu’il avait passé, de 1946 à 1956, en France.
Le gars qui le relaya était aussi sympathique. Agé de 35 à 40 ans, mal rasé et habillé à l’européenne, il maniait le français aussi bien qu’eux. Il avait passé quelques années en Belgique et il avait de la famille du côté de Tourcoing. Originaire du Nord de l’Algérie, il supportait mal le climat saharien. Il leur récita un refrain connu :
- Socialiste, l’Algérie ? Certainement pas. Il manque de tout ici, c’est la pénurie et le marché noir. Une 2 CV fourgonnette comme vôtre ? Ça vaut dans les 4 à 5 millions (20 à 25.000 Dinars au marché noir). Une 504 : 32 millions !

 

Après une bonne nuit passée dans la fraîcheur, ils prirent le café avec Lucien et, de nouveau, ils retrouvèrent les dunes. Du sable… du sable… et encore du sable. De la chaleur… Tiens, une voiture. Son conducteur agitait la main. Solidarité du désert exige, ils s’arrêtèrent :
- Elle ne veut plus avancer, se plaignit le conducteur.
Au bout d’un moment, Marcel s’aperçut que le gars n’avait plus d’essence. Comme ils avaient un jerrican au cas où… ils le transvidèrent.
Le gars était vaguemestre dans une base pétrolière de la Sonatrach. Il remplit leur jerrican et ajouta un bonus de 5 litres dans un second. Il s’excusa de ne pouvoir leur offrir à manger : le réfectoire n’était pas encore ouvert. Mais, il ramena trois bouteilles d’eau minérale et deux de gazeuses.

 

A l’entrée de la base, un robinet offrait son eau tiède qui paraissait froide tellement la chaleur était vigoureuse. Ils se rafraîchirent sous l’œil envieux du gardien. Le vent chaud soufflait. En s’évaporant, l’eau donnait une sensation de fraîcheur étourdissante.
Comble de la jouissance : Marcel était debout sous le torride soleil. Maintenant sec, son corps cuisait, cuisait. Sa peau redevenait brillante de sueur. De son short encore trempé, tombaient des gouttelettes. Les une après les autres, elles provoquaient une fraîcheur inimaginable sur une parcelle de cuisse. La sensation se propageait dans tout son corps.
La température reprit le dessus. La route aussi…

 

Le vent soufflait fort, soulevait des colonnes de poussière sablonneuse. Les tonneaux qui servaient de balises étaient renversées. Souvent, les dunes empiétaient la chaussée. Parfois, le sable recouvrait le bitume creusé de trous, mais leur passage ne posa aucun problème.
Puis les dunes s’étalèrent en vastes régions plates et caillouteuses, le reg. Plus loin, la contrée s’hérissaient de montagnettes. Quelques talus de sable apparurent et de charmants villages de toub s’épanouirent.
Avec le coucher du soleil, les coloris se distinguèrent les uns des autres, les nuances s’affirmèrent. Le Sahara devenait envoûtant.

 

Pendant des kilomètres, ils avaient roulé sur un bitume bien calibré. Tout à coup, sur 50, 100, 200 mètres, d’énormes trous ravagèrent la chaussée. Pas question de ralentir… Un pneu et une jante en firent les frais. Ils changèrent de roue et reprirent leur allure… jusqu’au moment où un nouveau trou creva un autre pneu. La seconde roue de secours entra en action.
Nouvelle crevaison cinquante kilomètres plus loin. Cette fois plus de rechange. Ils hélèrent un camion, une 504, une tout-terrain et une bâchée… Personne ne pouvait les dépanner.
Le dernier gars arrêté proposa à Marcel de l’emmener jusqu’à la prochaine base pétrolière. Ils chargèrent leurs trois roues crevées, Marcel laissa Maurice devant leur Deudeuche sur cales. Le gars lui servit d’ambassadeur auprès du chef de la base.
- Allez voir le mécanicien et, s’il ne veut pas faire la réparation, vous revenez me voir. Je lui téléphonerai, dit le chef dans un mauvais français et en indiquant le chemin du garage.

 

Petite moustache et front dégagé, la quarantaine bien tassée, le mécanicien n’en revint pas du nombre de crevaisons en si peu de temps.
- Des rustines vulcanisées feront bien l’affaire. Pendant le temps de chauffe, je vais aller voir au magasin s’il n’y a pas des pneus et des chambres à air pour 2 CV.
Survint un autre mécano, assez maigre sous sa cotte bleue. Il avait la boule presque à zéro. Après s’être inquiété de la présence d’un Français dans son atelier, il entama une causette :
- Ma famille habite Alger, je vais passer une semaine avec elle tous les 20 jours. Je suis heureux ici, le travail n’est pas fatiguant et c’est bien payé. 2.000 DA au lieu de 1.500 à Alger. Tu vois le gars qui répare tes roues, c’est le chef. Il travaille plus que moi, c’est un bon chef, rigola-t-il. Le problème, c’est qu’on a as le droit de changer d’entreprise. Je devrais, donc, toujours rester ici ou aller dans le privé…
Il lui offrit de l’eau bien fraîche et une bouteille d’eau minérale à emporter.
- Une voiture comme la vôtre vaut dans les 25.000 dinars. Je m’y connais en voiture.

 

Le chef mécanicien revint désolé :
- Je n’ai rien trouvé… Ici, il n’y a que des tout-terrain ou des camions.
Par contre, il avait déniché un vieux tube de colle, des démonte-pneus, un vieux gonfleur et un lot de rustines.
- Combien vous dois-je ?
- Rien du tout, nous sommes contents de dépanner les touristes et, ici, c’est une entreprise nationalisée, donc pas de profit.
- Eh bien ! Ça ne se passerait pas comme ça en France !
- Racontez ça là-bas, dit le chef mécanicien. Dites-leur bien comment ils seront reçus en Algérie.
- Dites-le bien en France ! clama un homme assez balèze et aux grosses moustaches qui entrait dans le garage. Je reviens de Besançon, l’accueil n’a pas été formidable.
- Il ne faut pas dire ça, le reprit le chef mécanicien, moi aussi je suis allé en France, c’est comme partout. Il y a des gens biens et des gens pas biens. Nos gouvernements ont des problèmes ? Ça ne nous regarde pas et cela ne doit pas nous empêcher de bien nous entendre !
Sur la demande du chef mécanicien, le gars qui revenait de France raccompagna Marcel, soit 25 km.

 

Hassi-bel-Guebbour ne comprenait qu’un poste d’essence, un café et une maison. Une pancarte annonçait : « Pas de carburant avant 378 km », pas de ville non plus, pas d’habitant, excepté quelques bases pétrolières.
Ils allèrent se désaltérer, quatre Coca-Cola bien frais. Marcel qui n’aimait pas cette mixture la dégustait maintenant. La discussion s’engagea rapidement avec la table voisine. A l’étonnement de Marcel sur la présence importante des Français dans les bases algériennes, l’un des consommateurs répondit :
- La plupart des Français viennent pour gagner de l’argent, beaucoup d’argent. Ils se moquent pas mal de nous et ne s’intéressent pas à nos problèmes.
- Il y en a qui sont comme ça, mais pas tous, répondit son voisin qui travaillait pour une société pétrolière italienne. Regarde mon chef, c’est un Français, un gars très bien. Il est dur, mais il est très bien. D’ailleurs, il préfère manger avec nous qu’avec les Italiens.

 

La nuit sur le reg fut agitée par le vent.

 

Après plus de 100 km de tempête, ils bénéficièrent d’une accalmie à In Anémas, encore une base pétrolière. Il était 13 h et ils avaient faim… Ils cherchaient un restaurant dans cette gigantesque zone industrielle. Ici s’alignaient usines, entrepôts, ateliers, cités d’habitations et quelques centre commerciaux. Après une longue carrière d’aventures, une multitude de camions fatigués par le désert croupissaient.
Au volant d’une vieille tout-terrain, un Targui leur demanda ce qu’ils cherchaient : « Mangez ! Mangez ! ». Il fit signe de le suivre et les conduisit « chez les Français de Schlumberger ». A l’entrée du dépôt, le gardien algérien les interrogea :
- Français ?
- Oui !
- C’est sûr, vous êtes Français ?
- Puisqu’on vous le dit !
Alors, s’ouvrit la porte de l’hospitalité.

 

Le gardien les fit se ranger sur le vaste parking et leur demanda d’attendre. Il s’éloigna vers le vaste hangar de tôles où s’alignaient quelques gros camions de couleur bleu couverts de poussière. Peu après, il revint flanqué d’un gars d’une trentaine d’années. Cheveux mi-longs, son allure sportive était renforcée par sa tenue composée d’un short et d’un maillot aux couleurs des Verts, l’équipe de foot de St-Etienne.
- Avez-vous fait bon voyage ? Pas trop fatigués ? demanda le sportif après leur avoir écrasé la main.
Il les entraîna vers une grande baraque en préfabriquée qui servait de réfectoire.
- Installez-vous ici, invita-t-il en désignant une table et des chaises recouvertes de Formica aux couleurs vives.
Le cuisinier, un Algérien d’une soixantaine d’années, servit :
- Salade de choux rouge aux oignons, fromage, pain et vin, c’est bon ?
- Impeccable !
A la fin du repas, le cuisinier leur donna le reste de pain et du fromage. Puis le sportif les conduisit à la douche. Ils prirent le café à la salle de détente et le sportif offrit deux paquets de cigarettes Gitanes filtres et une bouteille d’eau fraîche.

 

Ils quittèrent ce sympathique relais à regret. La piste les attendait, le soleil aussi.

24 février 2001

 

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Date de dernière mise à jour : 14/01/2025

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