Le Beau Pull

Depuis quelques temps, le Daniel ne se sentait point à l’aise. Son ventre enflait comme celui d’une vache égarée dans un champ de trèfles. Vous savez, ces vaches qui gonflent, gonflent… Et que le vétérinaire, s’il en est temps encore, perce d’un coup de trocart qui les vide avec un sifflement de baudruche crevée. En plus, il avait l’estomaque tout chaviré et, par moments, des lancées – mes pauv’ gens – depuis la boudâte jusqu’à la pomme d’Adam.
- Y’a pas Sabine, qu’il dit, faut que j’aille voir le docteûr.

Si bien qu’un beau matin, le Daniel se rasa proprement, mit son jean tout neuf et surtout le beau pull-over que la Sabine lui avait offert pour ses quarante ans. C’est qu’il était bien beau ce pull que la Sabine lui avait acheté dans un magasin spécialisé du 5e arrondissement de Paris où on trouvait toutes sortes d’articles venus d’Amérique du Sud. Un bien beau pull avec des bandes noires, blanches et brunes, avec de jolis motifs boliviens. Aussi, avant le départ, la Sabine se répandit-elle en pressantes recommandations :
- Prends bien garde à ton beau pull. Tâche pas de l’abîmer en route !

Le médecin fit déshabiller le Daniel, quasiment nu comme un ver. Et de l’examiner sous les coutures, palpant par-ci, toquant par-là. Et voilà-t-il pas qu’il prit une espèce de téléphone et lui appliqua sur les côtelettes, sur l’échine, sur les rognons, tout en ponctuant ses observations par des « fichtre » et des « hum, hum » de mauvaise augure.
Vous pensez bien que le Daniel n’en menait pas large en se rhabillant :
- C’est-y grave, M'sieu le Docteûr ?
- Hum ! Ça pourrait le devenir si vous ne suivez pas mes instructions à la lettre… Mon brave homme, vous êtes hydropique.
- Hydropique ? Pas possible ! J’aurais jamais pensé une chose pareille. Mais, dîtes voir M'sieu le Docteûr, quèce veut dire hydropique ?
- Que vous avez de l’eau dans le ventre.

Sur le chemin du retour, tout débiscaillé, le Daniel raminait. De l’eau dans le ventre ? Lui qui, de sa vie, n’avait jamais bu une gorgée de ce fade liquide. Lui qui ne lavait jamais son verre de peur qu’il prenne quelque mauvais goût !
Tout de même, elle venait bien de quelque part cette eau !
Comme il entrait dans la caravane, une odeur de soupe s’échappait de l’autocuiseur. Il se frappa la tête du poing, y faisant jaillir une idée comme l’étincelle d’un briquet.
- Ah, garce de Sabine ! C’est d'ta faute si j’âs de l’eau dans le ventre. Avec ta warée de soupe que m’fais avaler tous les soirs !
- Malheureux ! s’écria la Sabine. Et ton beau pull !

Le pauvre homme en perdit les pédales. Il se mit à palper ses vêtements comme un détraqué. Il fallut bien se rendre à l’évidence, le pull avait disparu. Pas possible autrement, le Daniel l’avait oublié chez le docteur. Le Gérard devait justement aller en ville. Aussitôt, la Sabine le chargea de réclamer le pull chez le médecin. Mais, lorsque le Gérard revint, ses mains étaient vides.
Le Daniel en ouïe des homélies, vous pouvez m’en croire. Le pull-over là ne passait pas, il restait sur l’estomac de la Sabine. Le pauvre homme s’entendait journellement traiter de sans-soins.

Le temps passait vaille que vaille et la santé allait couci-couça. L’été arrivait et, par moments, le Daniel se sentait tout chose. Il suait à grosses gouttes, des bouffées de chaleur lui montaient aux joues. Depuis, il n’avait même pas bu une cuillerée de la warée d’soupe de la Sabine. Et, pourtant, son ventre gonflait tellement qu’il devait faire des efforts surhumains pour lacer ses tennis. Si bien que quatre mois après sa première visite, il reprit le chemin du médecin.

Mais, cette fois-là, en rentrant, tout joyeux, il s’écria :
- Te vois la Sabine, le v’là mon beau pull.
- Ah, je pensais ma foi bien que tu l’avais oublié chez le docteur !
- Que nâni ! ça me chapouyait tellement la fois-là en me rhabillant que j’avais pas pris garde. J’avais remis le pull avant ma chemise… Je l’ai retrouvé aujourd’hui quand le docteûr m’a dit d'me déshabiller !

Le 4 mars 1993
(mise à jour le 17 sept. 2019)

Tirée des Petits Contes des Campagnes Lorraines

trocart : tige métallique d’une sorte de seringue servant à faire des ponctions.

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