Valentin

Et tout le monde se retrouva dans la grande salle derrière la mairie, là où répétait la musique. Enfin tout le quartier, tout le haut de la ville. Mais ça faisait quand même pas mal de monde. Il y avait un tel bastringue, que l’Oda se faufila pour entendre les consignes et quel abri on attribuait à sa famille. Puis, elle partit à la recherche de ses copines et copains. Tiens voilà le Mimil’ :
- On s’ra dans le même abri ! se réjouit-elle.
- Pas moi, pleurnichèrent ensemble la Mimie et une autre copine.
… Mais :
- Oda ! Reviens, ordonna sa mère. Ça va être la distribution des masques. Allez, r’viens !
Déjà sa sœur et la Louise essayaient leur nouvelle acquisition.
- C’est ce truc qu’va nous protéger des gaz ? douta l’Oda. Môon…
L’Oda se mit à rire en les voyants. Ah ! Ça leur faisait une drôle de figure. De gros yeux tous ronds, un visage qui s’allongeait démesurément jusqu’à former un groin de monstre.
- Essaie ton masque, grogna sa mère. S’il t’va pas, il faudra le changer.
- Allez Oda, met ton valentin. Moi aussi, je vais m’moquer d’toi…
Ce fut ce jour-là que la Louise baptisa « valentin » les masques à gaz sans que jamais personne ne sut pourquoi.

- Ça pue le caoutchouc ! cria l’Oda lorsqu’elle enfila son masque. …J’étouffe ! 
- Respire normalement ! rigola la Nénète.
- Sinon, ça va ? s’inquiéta sa mère. Tu peux le garder ?
- Mais, oui ! grogna l’Oda.
- Ah ! Si votre père était là… gémit encore sa mère. S’ils ont envahit la Sarre… Il va partir pour le front.
- N’vous faîtes donc’ pas d’mauvais sang pour rien Berthe, essaya de la rassurer la Louise. Vous r’trouverez votre Henri bientôt.
- Ah ! La guerre. Et maintenant ça ! fit la mère de l’Oda en brandissant son masque. Où est encore passée l’Oda ?
- Cherche pas môman, elle est avec ses copines !
- Elle me f’ra mourir avant l’heure.

La Louise était partie travailler chez la tante Luluce. Sa sœur était partie à la Bonneterie Lorraine, son travail. L’école ne reprenant que le 9 octobre, l’Oda n’avait rien à faire. Elle avait dans l’idée de rejoindre ses copines et copains…
- Où t’vas ! l’arrêta sa mère au moment où elle tirait la porte.
- J’descends !
- On doit calfeutrer les fenêtres, viens m’aider.
Par « aider », sa mère entendait « faire ».
- J’sais pas comment… Et ton père qu’est pas là… se lamentait sa mère.
- Ils ont tout expliqué à la réunion, hier !
- Pasque t’as entendu grand-chose !
- Bien sûr ! J’étais au premier rang, rigola l’Oda.

L’Oda prit les choses en main. Elle colla des pages de journaux sur les vitres. Ainsi, la lumière ne serait plus visible de l’extérieur. Puis, elle forma une croix avec du collant adhésif.
- Pourquoi t’fais ça ?
- Si une bombe explose, ça empêchera que ta vitre vole en éclats, tonna l’Oda. Avec le souffle de l’explosion… Ils l’ont dit à la réunion !
L’Oda entreprit de coller son ruban adhésif tout autour de la fenêtre.
- Voilà ! Si les Boches nous lance du gaz, il ne rentrera pas chez nous ! Et s’il rentre, on a le valentin.
- Et comment j’vais ouvrir mes fenêtres. Faut bien aérer…
- Eh ben tu recolleras après ! Ça aussi, ils l’ont dit hier.
- Si seulement ton père était là… J’ai demandé un sauf-conduit au Sous-préfet, comme ça, on pourra le voir…
- S’il est toujours à Grostenquin… rigola l’Oda.
- J’espère qu’on l’enverra pas au front…

Le repas était terminé. Déjà, la Louise débarrassait la table.
- Louise, j’vâs vous aider à faire la vaisselle.
Depuis que son papa était au front, l’Oda faisait des efforts. Durant leur ouvrage, la Louise raconta sa journée chez la tante Luluce où elle œuvrait comme couturière.
- Dommage qu’on entende plus les cloches. Ça manque….
- C’est la guerre Oda. Si on sonne c’est mauvais signe… Enfin, c’était comme ça en 14… répondit la Louise en ouvrant la fenêtre.
- Les Boches viendront pas ce soir.
- Vous croyez Louise ? plaisanta l’Oda.
- Trop d’nuages… fit-elle en recollant le ruban adhésif.
L’Oda et sa sœur aînée souhaitèrent bonne nuit et embrassèrent leur maman et la Louise.

En enfilant sa chemise de nuit, l’Oda remarqua que la vieille dame était pensive. Elle était assise sur son lit. Née Française, elle était devenue Allemande sans même s’en apercevoir. Elle avait attendu quarante sept ans pour savoir ce que c’était d’être Française… Allait-elle redevenir Allemande, cette fois, en s’en apercevant ?
Sa sœur aînée était déjà couchée. Elle était recroquevillée, la tête enfouie dans son oreiller. Pensait-elle à son amoureux qui était au front depuis si longtemps ?
L’Oda s’allongea aux côtés de sa sœur, le lit était suffisamment large. En silence, elle récita un « Notre Père » et « Un Je Vous Salue Marie ». Puis, elle demanda au Bon Dieu de veiller sur son papa. Elle demanda qu’Il fasse qu’il n’y eut pas de guerre. Elle demanda qu’Il empêche les Boches de prendre la Lorraine… D’un coup, elle balaya ses mauvaises pensées : les Boches ne viendront pas…

Apaisée, l’Oda allait s’endormir. Ce fut ce moment là que la sirène choisit pour hurler son alerte. Elles s’étaient levées en vitesse :
- Vos manteaux ! déboula leur mère.
- N’oubliez pas votre valentin ! rappela la Louise. Berthe, vous avez fermé l’eau, le gaz, l’électricité ?
- Allez-y Louise… J’suis perdue… Vite ! Ma pochette ! Où est ma pochette ? Et vot’ père qu’est pas là…
- Vot’ pochette est là ! Berthe, du calme.
C’est que dans sa fameuse pochette se trouvaient le livret de famille, le livret de la Caisse d’épargne, la carte d’assurance sociale et une photo de son mari.

Elles dégringolèrent l’escalier, traversèrent la rue en vitesse. Un homme agitait sa lampe à pétrole pour attirer les gens. Béantes, les portes de la cave s’appuyaient sur les sacs de sable. Elles dégringolèrent les quelques marches. Elles prirent place sur les bancs. On retrouva là, les Rainquint à qui appartenaient la cave, les Sargis, les...

 

Déjà, les portes de la cave se refermaient. On attendait. On redoutait. Instinctivement, l’Oda s’était pelotonnée contre la mère Sargis.
- Ça fait peur, minauda-t-elle. J’aime bien avoir peur.
Tout près, son copain Mimil’ assura :
- On risque rien ici.
Cette cave voûtée était si solide qu’on s’y sentait à l’abri. Pas comme celle de la Sous-préfecture qui, en plus de son plafond plat, n’était pas franchement en dessous du niveau de la rue.

Les adultes étaient graves. Certains se remémoraient les bombardements de 14-18, au temps où les canons français tiraient sur la ville, au temps où les avionneurs français lançaient des bombes sur la ville. Cette fois se seraient les avions allemands. Le traditionnel : « Geh scheiße in Hampont ! » n'y changerait rien.
Une demi-heure plus tard les sons brefs et répétés de la sirène avertissaient de la fin de l’alerte.
- C’est pas encore pour aujourd’hui, soufflèrent plus d’un.
- Juste pour nous habituer à aller aux abris s’Ils arrivent…

Son père était toujours à Grostenquin. Le Sous-préfet avait fait le nécessaire pour obtenir un sauf-conduit. C’est ainsi que l’Oda, sa sœur Nénète et leur mère lui rendirent visite. Une journée émaillée de pleurs. Et pourtant l’Oda en tira comme principale conclusion :
- Si jouer aux dames, c’est ça la guerre…
- C’que te peux être bête, ma fille ! grogna sa mère sur le chemin du retour.
L’Oda n’était pas si bête que ça puisque son père passait son temps à jouer aux dames. Quelques petits maniements d’armes, quelques tirs d’entraînement, et c’était tout. Alors, il fallait bien s’occuper. Coup de chance, le champion de France aux dames était justement dans la compagnie de son père…
Dans ses prières avant de s’endormir l’Oda demandait toujours au Bon Dieu de protéger la Lorraine, elle lui demandait toujours que faire rentrer son père à la maison. Mais, dans son fort intérieur, elle savait que son père allait bientôt revenir et que les Boches resteraient chez eux.

Et pourtant, certains, oh pas beaucoup, colportaient de bien vilaines choses. Ainsi, une fin d’après-midi, elle rentra à la maison courroucée :
- L’Higelin raconte partout que les Allemands vont venir délivrer la Lorraine, que tous les Français vont faire leurs valises… C’est la Jojo qui me l’a dit.
- Ta copine ferait mieux de s’occuper de ses affaires ! tonna sa mère.
- N’empêche que l’Higelin dit que les Boches vont gagner. C’est un salaud !
- On ne parle pas comme ça du petit-cousin de ton père !
- Papa ? Bof, il aime pas l’Higelin !
- Ça, c’est vrai renchérit sa sœur Nénète.
- Mêlez-vous de votre frountze ! Ce sont les affaires des adultes ! se fâcha sa mère.
- Toi n’ont plus t’aime ce type là. Avant-hier, quand on a été faire les courses chez Travailleur, la Marie était devant sa porte… T’as même pas répondu à son bonjour !
En réponse, sa mère grogna.
- A part réparer ses parapluies… Et encore, rigola la Nénète.
- Ça suffit ! termina leur mère.

 

Note : Le traditionnel « Geh scheiße in Hampont ! » de 14-18, (« Va chier à Hampont ! ») étaient destinés aux aviateurs français qui, depuis leurs aéroplanes, lançaient des bombes sur la ville en représailles aux tirs du « Gros Max » sur Nancy et Lunéville. Le « Gros Max » était un canon du type de la « Grosse Berta » installé à la Gaîté Champêtre (sur la commune de Hampont).

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Date de dernière mise à jour : 28/12/2023

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