Mobilisation

En cette fin août 1939, l’Oda était aux anges. Ce matin-là, avec sa cousine, elles avaient échafaudé leur programme pour l’après-midi. Avec cette chaleur, c’était l’occasion d’aller à la plage de Thionville. Mais…

 

Sur le coup de midi, son oncle arriva comme une furie :
- Oda, tu dois rentrer. Le car de Mès’ est à trois heures… Tu seras à chez toi en fin d’après-midi…
- Fred, qu’est-ce qui s’passe ? s’affola sa femme. Il est arrivé malheur à la Berthe ?
- Non, non, l’Henri est mobilisé. Ton papa part à la guerre, rajouta-t-il à l’intention de l’Oda.
- Et toi Fred ? s’inquiéta la tante Yvonne.
- Je suis mobilisé à l’hôpital, on a toujours besoin d’infirmiers en temps de guerre, souffla-t-il. Allez, Oda…
- Il peut bien partir à la guerre, nous on va à la plage de Thionville !
- Oda ! la reprit la tante Luluce. Tu dois dire au-revoir à ton père. On rentre !
- On va à la plage !
L’Oda eut beau faire sa tête de boc, bougonner, grogner, taper des pieds, les adultes ne lui laissèrent guère le choix. En grommelant, elle fit sa valise.

 

La séparation avec sa cousine fut déchirante. Les adieux à sa tante et à son oncle furent bouleversants. Hayange-Metz, Metz-Château-Salins, le trajet fut bien long. Ah ! Il y a deux semaines, elle était dans l’autre sens. Elle était joyeuse, sa tante Luluce était joyeuse... A quoi pouvait-elle bien penser ? Son visage était fermé, soucieux. C’est que sa tante Luluce avait déjà connu cela. Elle savait qu’une fois déclenchée, la guerre allait durer longtemps et traîner son lot de morts, de blessés, de restrictions…
Depuis longtemps, on entendait parler de guerre, l’Espagne, l’Autriche, les Sudètes… Pour l’Oda c’était loin… C’était comme dans les films au cinéma…

 

Le lendemain matin, l’Oda accompagna son papa au car. Il n’était pas le seul à rejoindre la caserne Blandan… Comme sa mère, comme sa sœur Nénète, comme d’autres personnes, l’Oda pleura.
- Qu’est-ce que je vais faire toute seule… se lamentait sa mère.
- Ne t’inquiète pas Berthe, dans trois mois, je serais de retour. Ça ne va pas durer bien longtemps.
- Oui, oui, pleurnichait sa mère. Mais, en attendant…
- Dis à la Louise de v’nir, elle demandera pas mieux.
Le car était rempli, mais le père de l’Oda trouva une place assise. A peine le car disparu en haut de la rue de Nancy, que la maman de l’Oda entraîna, tambour battant, ses filles chez sa sœur Luluce. C’est là qu’œuvrait la Louise comme couturière. Bien sûr que la Louise viendrait seconder la maman de l’Oda. C’était entendu, dès ce soir, elle s’installerait chez eux. 

 

Après manger, l’Oda s’éclipsa jouer avec ses copines et copains sur la place. Elle rentra en fin d’après-midi chez elle. Un parfum sucré lui tourna la tête dès qu’elle tira la porte coulissante. Elle se précipita à la cuisine en se léchant les babines. Sur la table, la charpagne était vide. A ses côtés, une série de verrines attendaient…
L’Oda se précipita vers le fourneau. Elle mit presque le nez dans la cocotte. A l’intérieur, les petites boules dénoyautées prenaient déjà leur couleur fauve et exhalait une odeur à faire défaillir.
- Tu tombes bien, tonna sa mère. Prends la louche et remplit les verrines.
- La confiture de mirabelle, mon délice…
- J’sais pas pourquoi, j’fais mes confitures… Si ça se trouve, on pourra pas les manger.
- Ben, pourquoi ?

 

Sa mère s’affairait à tremper ses rondelles de papier dans de l’eau de vie. Lorsque les verrines seraient remplies de confiture encore brûlante, les rondelles les fermeraient hermétiquement.
- Pourquoi ? répéta l’Oda tout en remplissant une verrine.
- Avec la guerre, ma fille…
L’Oda haussa les épaules et fit un bruit avec sa bouche.
- Ça se voit que tu sais pas ce que c’est ! grogna sa mère.

 

La sœur de l’Oda et la Louise rentrèrent ensemble. Chacune raconta sa journée. Bien sûr, le sujet de discussion était la guerre. Ou, plutôt, ce que racontaient les uns et les autres. Certains pensaient que la guerre allait être évitée : les Américains allaient jouer les médiateurs. D’autres, en grand nombre, étaient sûrs que la guerre allait éclater. Si les Américains, les Russes et les Anglais « faisaient » avec la France… Mais, nombre redoutaient que l’Alsace-Lorraine se retrouve encore au centre des enjeux…
- Vous vous rendez-compte Berthe, dit la Louise, il y une dame, dans un village, qui vient de fêter ses 101 ans. C’est beau… Elle aura connu trois guerres : 1871, 1914 et maintenant…
- Vous aussi vous aurez connu trois guerres, plaisanta l’Oda.
- T’sais en 1871, j’étais toute gamine… Et j’suis loin de mes cent ans, rigola la Louise.

 

Trois jours plus tard, la guerre était déclarée, la mobilisation générale était décrétée…
La ville était bien vide avec tous ces jeunes, tel le fiancé de sa sœur qui, étant sous les drapeaux avant la mobilisation générale, restaient dans leur unité. La ville était bien vide avec tous ces jeunes qu’on rappelait et envoyait au front. La ville était bien vide avec tous ces « vieux », tel son père, qu’on envoyait dans la réserve...

 

Dans l’après-midi, l’Oda rejoignit ses copines et copains. Bien sûr, le sujet des discutions fut la guerre. Chacune et chacun avait son mot à dire, une histoire à raconter sur son père, sur son oncle ou même sur le voisin partit à la guerre. Et ces pauvres gens du Nord de la Lorraine, ceux près de la ligne Maginot, qui avaient dû quitter leur maison pour partir dans le Sud de la France. Mais, leur principale préoccupation… 
- Si y’a pu d’école ça nous f’ra des vacances, rigola l’Oda.
- Sauf que l’année prochaine, on passe le Certificat d’études… rétorquèrent le Mimil’ et une copine.

 

Elle rentra à la maison sur la fin d’après-midi. Sa sœur Nénète et la Louise étaient déjà revenues de leur travail. Sa mère la cueillit dès son arrivée :
- T’étais encore en train de traîner dans la rue. Ma fille, va falloir que t’prennes l’habitude de rester chez nous. Avec la guerre…
L’Oda fit semblant de ne pas entendre :
- Vous avez vu, c’est le boiteux qu’a pris le bureau du papa.
- Je t’ai déjà dis d’ne pas appeler Mr Charles comme ça ! tonna sa mère.
- N’empêche qu’à peine papa partit à la guerre, il a pris son bureau.
- Il n’attendait qu’ça ! renchérit sa sœur.
- Ça ne vous regarde pas. Ce sont les histoires des adultes ! Préparez-vous, c’est bientôt l’heure de la réunion à la Mairie.

 

Tout en se préparant, l’Oda continua :
- Tu sais ce que le boiteux a dit à la Lucie ? demanda-t-elle à sœur.
Bien sûr, la Nénète n’en savait rien.
- Cet après-midi, il a dit : « Alors la Juive, tu prépares ta valise ».
- Ça ne m’étonne pas, répondit sa sœur, j’ai toujours dit que c’était un sale type. J’aime pas le rencontrer dans l’escalier, il a des yeux méchants.
- Dommage qu’il l’ait pas envoyé à la guerre !
- Bon, Oda ! T’es prêtes ? grogna sa mère.
- Oui !

 
 

Retour Accueil
Allez galerie Politique

Ball4

Date de dernière mise à jour : 28/12/2023

Questions / Réponses

Aucune question. Soyez le premier à poser une question.
3 votes. Moyenne 4.4 sur 5.

Ajouter un commentaire