Stalinien par son père

 

Du plus loin qu’il se souvenait, son plus gros chagrin avait été le décès du Petit Père des Peuples. Je veux parler, évidemment, de Joseph Staline. Son âme de Vaillant avait été meurtrie. Ce jour-là, il avait retrouvé ses copains Sylvain et Pierre. Ils n’allèrent pas à l’école et ils pleurèrent toute la journée.
Tu as déjà vu les gens qui mettent les photos de leurs parents décédés sur le buffet de la salle à manger ? Chez lui, c’était Staline et Lénine. Quand, lui ou son frère passaient devant, ils levaient le poing et déclamaient :
- Camarades, la Révolution est en marche.
Dans son jardin secret fleurissait, aux côtés du Petit Père des Peuples, Gabriel Péri, l’ancien maire d’Argenteuil assassiné par les nazis au Mont-Valérien.

 

Des slogans valsaient dans sa tête : « L’U.R.S.S., la patrie des travailleurs, « Hors du Parti des 75.000 fusillés, point de salut ».
Son passage chez les Vaillants, lorsqu’il arborait fièrement le foulard bleu et rouge. Les goûters, les jeux et les sorties… La fameuse maxime qu’il n’avait jamais pu appliquer : bon élève parce que communiste… Son passage aux Jeunesses Communistes. Les ventes d’Avant-garde sur le marché d’Argenteuil, les collages d’affiches, les réunions… Les films de propagande, tels « La Chute de Berlin » ou « La Bataille de Stalingrad »… Et tous les ans, la famille migrait à la fête de l’Humanité.

 

Le deuxième événement, qui l’avait marqué, s’était déroulé, trois semaines avant ses 14 ans. Oh ! crois-moi, depuis de longues années, il s’y était préparé. Je pourrais même dire que cet événement était dans la logique des choses, que son avenir avait été tracé dès sa naissance. Né dans une famille ouvrière, il n’avait jamais imaginé autre chose. Né dans une famille communiste, il ne pouvait aller là que pour se battre.
Et pourtant, lorsqu’en compagnie de ses copains Sylvain et Pierre, il avait franchi les grandes grilles, le vide avait aspiré son cerveau. Tel un centre d’incarcération, l’usine l’attendait.

 

Combien de fois était-il venu pour soutenir son père et ses camarades en grève ? Il n’aurait pu le dire. Mais ce jour de septembre 1959, il savait qu’il franchissait les grilles pour devenir un ouvrier qui relèverait la tête. Il savait qu’il ferait parti de ceux qui résistent, de ceux qui ne se laissent pas faire.

 

Dès leur arrivée, le chef d’atelier leur promit de ne pas les lâcher d’une semelle parce qu’ils étaient fils de saboteurs communistes et que, forcément, eux aussi étaient des saboteurs communistes. Ils n’avaient encore rien fait…
Plus grand que la salle des fêtes où le Syndicat organisait la « journée de Noël », l’atelier impressionnait. Le vacarme des moteurs poussifs qui faisaient pleurer leurs courroies, les pièces métalliques qui se heurtaient, les gueulements des ouvriers qui essayaient de communiquer.
Le chef d’atelier dispersa le trio en les poussant vers des machines différentes. Il eut la chance d’être confié à Papa Mémed. Pour le vieil ouvrier, tous les jeunes de la cité étaient ses enfants.
Pour lui, jeune apprenti, les horaires étaient normaux, de 8 à 12 h 30 et de 13 h 30 à 17 h. Cette semaine-là, Papa Mémed était du matin.

 

L’après-midi, c’était une peau de vache. Passe encore qu’incombe, la tâche de nettoyer la machine à la fin de son poste, passe encore que la peau de vache n’ait pas envie de s’étendre sur les explications lorsqu’il usinait les pièces.
Il rêvassait, la peau de vache le réveillait avec un coup de pied au cul. Il ne l’approvisionnait pas assez vite en pièce, la peau de vache accélérait la cadence en lui flanquant un coup de pied au cul. La peau de vache avait envie d’aller pisser ou de se détendre, il le remplaçait et… se trompait dans l’usinage, il avait un coup de pied au cul.
La peau de vache n’avait plus de cigarettes ? Il puisait dans son paquet. S’il n’en avait plus, la peau de vache l’envoyait en quémander chez un autre ouvrier. La peau de vache avait soif ? Il l’envoyait chercher une bouteille de soda.

 

La semaine suivante, la peau de vache avait disparu dans la nuit. Papa Mémed était passé l’après-midi et le gars qui était, maintenant, du matin était un jeune d’une vingtaine d’années, Raymond. Avec lui : du cul, rien que du cul. Raymond était marié depuis un an et, pourtant, ce fut le principal responsable de son dévergondage.

 

Chaque jour, 7 h 45, dans les vestiaires. Le claquement des portes métalliques, les brèves plaisanteries de ceux qui s’étaient mieux réveillés, les grognements de ceux qui s’étaient levés du mauvais pied. De quelle couleur était la peinture du local ? Il n’aurait pu le dire. Elle était sale… Les murs semblaient conserver l’odeur de sueur des générations précédentes.

 

Le Parti, le travail dans le Syndicat, les diffusions de tracts devant l’usine, la vente de l’Humanité… Il faisait parti de ceux qui résistent, de ceux qui ne se laissent pas faire.

le 17 avril 2002

 

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Date de dernière mise à jour : 15/07/2024

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