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Praïa Dezenfão (1)

Fleche praia

Seize heures approchaient. Depuis longtemps, les marmots ne se lançaient plus à l’assaut des vaguelettes en poussant des cris aigus. Ils ne couraient plus en projetant du sable sur les corps qui se bronzaient. Les parents avaient ramassé leur marmaille. Les automobiles et les cars avaient avalé leur ration de grosses cuisses et de ventres débordants. Derrière elle, la horde de touristes laissait un véritable champ de bataille.
Bouteilles vides ou brisées, boîtes de conserves éventrées, flacons de produits solaires asséchés, papiers gras roulés en boule, calebasses de noix de coco trouées, demain Calculator remplirait plusieurs fois sa petite carriole tirée par un mulet.

Ce petit homme noir de treize ans, à la voix douce et au sourire avenant, était calme et pondéré. Son visage détendu ne se crispait jamais, pas plus qu’il n’haussait le ton ou se fâchait lorsqu’on le contredisait. Il préférait aplanir les divergences plutôt que d’user de violence. On le menaçait, il évitait la bagarre.
Malheur à celui qui insistait, alors Calculator savait se faire respecter. Suffisamment musclé, il ne reculait devant personne. Quelques coups de pied ou de poing bien placés laissaient un douloureux souvenir. Les autres jeunes ne s’y risquaient qu’une fois.

 

Il avait passé sa journée de repos à la pêche sous-marine en compagnie de ses deux cousins plus âgés que lui. Tous trois habitaient au bout de la plage, là où la trentaine de baraques en terre formaient des ruelles et donnaient l’impression d’être dans un vrai village.
Deux heures avaient été nécessaires pour traverser l’alignement de paillotes, saluant ici un serveur, là un petit patron, ailleurs un vendeur ambulant, encore ailleurs un habitué de la plage. Dire qu’il n’y avait même pas trois ans, seul un bistrot crasseux débitait cervejas et cachaças

 

La jolie plage plantée de cocotiers et la superbe piscine naturelle protégée par la barrière de corail étaient loin de la civilisation, loin du bruit et des turpitudes de la vie moderne. Une communauté de pêcheurs vivait là. Chaque jour, les bateaux à fond plat relevaient les nasses qui emprisonnaient les langoustines, les filets ramassaient des pêches miraculeuses.
Tôt le matin, les femmes partaient à pied jusqu’au croisement avec la grande route. Là, elles prenaient l’ónibus qui les déposait près du marché. Elles y vendaient les produits pêchés par les hommes. Tard dans l’après-midi, les bras chargés de marchandises destinées à agrémenter leur cuisine et leur vie quotidienne, elles retrouvaient leurs baraques en terre…

La situation privilégiée, la beauté et la tranquillité du lieu avait attiré un Français, qui avait modestement baptisé son restaurant de son prénom, « Chez François ». Puis un autre restaurant s’était ouvert, une belle résidence avait été bâti en face du futur hôtel Trochère et la poussada Vilabarba.
Ces pionniers de la ruée vers le tourisme ouvraient une ère nouvelle pour la praia Dezenfão. Dès lors, livrée au gros appétit des promoteurs immobiliers, la plage avait bien changé de physionomie. Les briques rouges remplaçaient peu à peu les cocotiers. Une trentaine de paillotes, cinq poussadas, un hôtel de luxe, quatre restaurants, des résidences secondaires s’hérissaient.

 

On avait amené l’électricité, installé l’éclairage urbain, distribué l’eau potable, tiré des fils téléphoniques, la compagnie avait même ouvert un bungalow d’où on pouvait joindre n’importe quel coin du globe. L’ónibus faisait maintenant un détour jusqu’à l’entrée du hameau, là où s’arrêtait l’asphalte.
L’éducation nationale avait créé une école, tandis que la Police militaire ouvrait une subdélégation. Un parc de stationnement avait été aménagé et un club de surf avait trouvé abri dans l’une des poussadas.
Les minables baraques des pêcheurs avaient bien tristes mines. On les appelait, d’ailleurs, la… favela.

 

Occupées le temps des vacances et certains week-ends, les résidences secondaires se répartissaient en deux groupes. Les appartements s’aggloméraient en charmants blocs de deux étages. Encore plus confortables, les belles demeures étaient décorées de plantes grasses, de peintures, de ferronnerie d’art, de sculptures. Le mobilier en bois était luxueux. Terrasse carrelée et abritée, occupée par de moelleux fauteuils et des tables basses, vaste salle à manger, salon agréable, escalier en fer forgé, balcons à balustrades…

 

Et la station balnéaire s’équipait toujours… Un complexe de 200 chambres était en construction, son hôtel sortait de terre à l’entrée. Des blocs de résidences secondaires étaient en finition à l’entrée et derrière les paillotes, une belle demeure était habitée en face de la Cacerole dé Fu. L’hôtel Trochère prévoyait son agrandissement. Un autre hôtel était sur les planches des dessinateurs…
Encore deux ans et Calculator ne reconnaîtrait plus son hameau natal.

 

Ce jour-là, le petit peuple de la praia Dezenfão avait encore en tête l’événement de la semaine. Repéré et attaqué à la limite de la barrière de corail, trois harpons et huit hommes avaient été nécessaires pour en venir à bout et le tirer hors de l’eau. Plus de deux mètres de long, au moins 300 kg. Un adulte ne pouvait en faire le tour avec ses bras. De mémoire de pêcheurs, jamais on avait un tel monstre s’aventurer si près du rivage. Les commentaires allaient bon train, les dimensions s’exagéraient, le combat devenait  légendaire et chacun rêvait d’attraper un semblable requin.

 

Calculator et ses cousins étaient plus modestes. D’ailleurs, ils ne pêchaient que dans les eaux protégées par la barrière de corail et pour leur seul plaisir. Ils s’étaient arrêtés en bordure d’une plantation de cocotiers, à la hauteur du complexe hôtelier en construction. Les touristes fréquentaient peu ce lieu pourtant idyllique et proche du centre d’activité. L’aîné des cousins se faufila sous les rangées de fil de fer barbelé et, à l’aide d’un gros caillou, il visa la cime du cocotier. Trois lancés, trois noix de coco tombèrent. Quelques coups de machette et l’agua de coco embauma le palais des trois jeunes. Dommage que l’année suivante, avec l’ouverture du complexe luxueux, ils devraient aller encore plus loin, vers le lagon Vilabarba.

Calculator ne descendait pas profondément, juste deux ou trois mètres. Son équipement de plongeur se limitait à un maillot de bains, un masque sans tuba et un harpon rudimentaire.
Maintenant fermement dans sa main droite la tige en fer, où avait été soudé un anneau à la queue, il tendait au maximum le gros élastique coincé au poignet par le pouce relevé. Une belle pièce passait à sa portée, il y en avait beaucoup par ici, il ajustait son tir, lâchait la tige. Propulsé par l’élastique, le harpon giclait, l’élastique glissait sur sa main, la flèche acérée transperçait la cible vivante. Mortellement blessé, le poisson chutait au fond, Calculator nageait tranquillement et le récupérait. Rarement, il ratait son coup.

 

 

 

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Praia do Francês, le 23 mai 1988

 
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Date de dernière mise à jour : 14/01/2025

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