Appréhension

Andalousie // Le Lapin (1)

Drapeau rouge politique 1

Anita et Lionel s’étaient enracinés à l’angle de la rue commerçante et du boulevard bien avant que la houle protestataire ne martèle les pavés. Les feux tricolores s’évertuaient à régler une circulation disparue.
Au loin, Lionel reconnu le minaret déchu. Sous les cloches muettes s’épanouissait le jardin planté de palmiers et de pelouses. Séparée de son minaret, la monumentale mezquita était l’ancienne mosquée. Aujourd’hui, les catholiques s’étaient appropriés les lieux pour en faire leur cathédrale.
C’est de là que partaient les calèches pour un tour de ville. C’est de là que partait le boulevard qui menait au siège des propriétaires terriens. Bordé de palmiers tourmentés, il irriguait les arrogants immeubles d’affaires.
- On croirait les Grands Boulevards, avait noté Nadine.
Luis l’avait approuvée. Lieu traditionnel des manifestations ouvrières à Paris, le décor à la Haussmann deviendrait, ici, le chemin de croix de Lionel.

 

Presque en face, El Rural, le journal des propriétaires terriens, offrait ses vitrines provocatrices. La démocratie bourgeoise permettait à ces individus de cracher leur venin, d’attiser la haine depuis plusieurs semaines. Chaque article incendiait ceux qui osaient relever la tête.
La jolie église carillonna les 14 heures. La flèche blanche griffait le ciel. Les interminables moulures grises et ciselées marquaient les angles. La façade de l’église était abondamment décorée de fresques, de statues et de gargouilles.
Derrière Lionel, vers le square, veillait le Karl Marx libérateur.

 

Au loin, le raz de marée gronda.
Anita avait troqué son costume de princesse gitane contre un jean, un blouson et des tennis. Elle était nature.
- On ne sait jamais, s’il faut courir, avait-elle prédit tout en souhaitant que cela ne se produise pas.
Anita s’était sacrifiée pour que Lionel voit ça, au moins une fois dans sa vie. C’était même elle qui avait proposé de faire le pied de grue à courte distance de la maison. Un tonnerre d’applaudissements échauffa les badauds.
- Ch’bordel ! éructa Lionel.
Un frémissement parcouru sa touffe.

 

Les lettres immaculées « Coordination Nationale des Journaliers » saillaient du tissu écarlate. Sans piquet, tenue à hauteur de la ceinture, la banderole mobilisaient pas moins de quinze ouvriers agricoles. La forêt de calicots mauves, verts, jaunes, bleus ondoyait : « Du fric toute l’année, sinon pas de récoltes », « Garantie de ressources entre les récoltes », « Compensation pendant la sécheresse ».
Les signes politiques ou syndicaux étaient rares. Mais, quelques drapeaux noirs ou rouges signalaient les syndicalistes révolutionnaires. Trop de drapeaux nationaux, jaunes aux extrémités rouges, déploraient l’appartenance des rebelles à la même patrie que leurs maîtres.

 

Par vagues successives, les journaliers aux visages déterminés piétinaient les pavés. La houle frémissait sous le vent de la révolte. Occupations de fermes ou de terres, défilés et barrages routiers étaient devenus le lot quotidien de ces rudes travailleurs. Une belle banderole violette aux lettres noires annonça le Comité d’occupation des terres. La banderole blanche aux lettres rouges celui des femmes. Une autre affichait « 6e semaine de lutte ».

 

Rythmé par un obèse à la grosse caisse, six journaliers battaient le tambour. A l’avant, un homme essayait de maintenir cette ligne droite. Juste derrière, la camionnette de location était transformée en panneau publicitaire pour les revendications. La grosse sono émergeait d’une grappe de ballons multicolores.
Faite d’un drap, la banderole se gonflait comme une voile. Un flic fusillant un ouvrier agricole y était dessiné. Elle expliquait le motif de la protestation. Son slogan rouge exprimait la volonté des travailleurs : « Nous vengerons notre camarade ».
Ce dessin, c’était Anita qui l’avait fait. Elle avait passé, en compagnie de l’un des hommes qui la portait, une partie de la journée précédente. Les travailleurs luttaient pour la maintenir à la verticale.

 

Nadine avait les yeux fixés sur Maria qui, juste derrière la banderole, officiait en maître de cérémonie. Une écharpe rouge lui entourait le cou. Sur son front, elle avait mis l’autocollant édité par son organisation. Sur le fond rouge était tracée une cible. « Les journaliers ne sont pas des lapins ! » clamait la légende.
Maria tenait son micro comme si elle léchait une glace et avançait en remuant la tête :
- Même les pigeons manifestent, plaisanta Luis.
Une casquette vissée sur la tête, la veste ouverte, un foulard rouge serré autour du cou, Luis était en grande forme.

 

A chaque « Juan est mort assassiné ! », Maria pliait le buste et battait la mesure avec ses mains. Les claquements résonnaient dans la sono. « Juan est mort assassiné ! ». La main gauche agita le micro, la droite le cordon qui le reliait à la sono. Derrière elle, les manifestants avançaient en dansant.
Quelques drapeaux rouges reflétaient la colère ouvrière. Une banderole rouge aux lettres noires proclamait « En Andalousie comme ailleurs, le pouvoir aux travailleurs ». Un copain de Maria claironnait à tout va. Chaque sonnerie était suivie par un « Olé ! » que gueulaient les manifestants. Luis excellait dans cet exercice.

 

Maria leva le bras. Nadine jeta un regard complice à Luis. Ils rirent en s’accroupissant.
- Et on recommence, s’échauffa Luis.
A partir de là, montait un long cri : « Hééééé…. ». Au départ, ce n’était qu’un murmure, puis cela devenait comme si une sirène se mettait en marche. Le cri devenait assourdisant, Maria abaissa le bras. Aussitôt, ils se relevèrent, bondirent, brandirent le poing et scandèrent « Nous vengerons notre camarade ».
Vu du trottoir, le cortège semblait secoué par une houle.

 

Le clairon sonna la charge. La camionnette s’emballa… Luis empoigna le bras de Nadine, Nadine celui de sa voisine et l’on galopa. Une dizaine de mètres et l’on s’arrêta. Alors, le cortège formait une joyeuse pagaille. Certains levaient le poing, sautaient sur place. Maria entama : « So… So… Solidarité ! ».
Nadine reprit le slogan avec entrain. Peu lui importait que Lionel n’ait pas voulu l’accompagner. Rien qu’à la voir, entourée de ces femmes et de ces hommes aux visages déterminés, tu l’aurais senti prête à renverser le Vieux Monde.

 

L’assassinat de l’un de leurs frères de classe était loin de refroidir l’ardeur.
- Ce n’est pas en pleurnichant que tu changes les choses, s’était insurgé Luis à une réflexion de Lionel.
La banderole partait de travers. Le porteur de gauche semblait s’endormir. Tant et si bien que les deux rangs devant Nadine et Luis passèrent en dessous du drap. Une fatigue plus prononcée et la banderole se retrouva à la hauteur des épaules de Luis. Il lorgnait à travers le trou aménagé pour laisser passer le vent. Une rafale et la toile envoya sa casquette à terre.

 

Les slogans surchauffèrent à la hauteur du bel immeuble El Rural : « Assassins ! Assassins ! Juan sera vengé ! ».
Dix minutes, un quart d’heure de surplace, les slogans s’éteignirent. Nadine était comme affamée. Sans cesse, elle recherchait de nouvelles informations sur son père ; sans cesse, elle cherchait à vivre ce que vivait son père. Cette manifestation lui en donnait la possibilité :
- Vous avez dû en faire beaucoup des manifs comme celle-là…
- Des centaines, rigola Luis.
- Qu’est-ce qu’il faisait mon père ? demanda-t-elle en lorgnant vers Maria qui était en grande discussion avec deux camarades.
- Le S.O., le Service d’Ordre… fit Luis en bombant le torse pour paraître plus costaud. Comme eux ! rajouta-t-il en montrant les militants qui protégeaient le cortège.

 

A la place des slogans grogna un « qu’est-ce qu’on attend ? ». Des rumeurs agitèrent les plus anxieux :
- A l’avant, les flics chargent, prétendit la fille à côté de Nadine.
- Derrière nous, il y a des flics. Nous sommes pris en sandwiches, renchérit le voisin de Luis.
- Ce n’est pas quelques flics qui vont nous faire peur, railla Luis, l’ancien combattant de Mai 68.
- On a cas prendre la rue à droite, proposa l’homme à la pancarte, cognant la tête de Nadine au passage.
Fiché au sommet d’une pique de bois, un carton stigmatisait le patron des propriétaires terriens. Dessiné au feutre noir, le vampire, aux ailes de chauve-souris, avait les yeux injectés de sang et les dents jusqu’au menton. Des lettres rouges suintaient de sa gueule : « Assassin ! ».

 

Maria donna la version officielle : « Nous avons manifesté toute la journée pour notre camarade. La manifestation est une réussite… Luis ? ». Maria tendait le micro vers Luis. Celui-ci fit non de la tête et lâcha :
- Demain… Demain… Maria. A l’intention de Nadine, il rajouta : Je ne m’en sens pas la force aujourd’hui.
Maria poursuivit : « La  police bloque l’avenue, dispersez-vous par les rues latérales… Ne répondez pas à la provocation policière, ils n’attendent que ça ! On se donne rendez-vous demain à quinze heures au meeting pour rendre hommage à notre camarade Juan.

 

Des hurlements s’élevaient de la foule : « Ce n’est qu’un début, le combat continue ». Un dernier « Juan est mort assassiné ! » et le cortège commença à se disloquer. Les uns après les autres, les groupes rangeaient banderoles et drapeaux rouges à l’arrière de la camionnette.

 

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Le Lapin

(La panique)

 

Manifestation à risque
 

Drapeau rouge politique 1
 

Date de dernière mise à jour : 03/01/2024

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