La panique

Andalousie // Le Lapin (2)

Drapeau rouge politique 1

Dix-sept heures sonnaient au carillon qui dorait la base du clocher vis-à-vis. Nombre de badauds traînaient. On discutait, on reconnaissait un ami. Chacun évaluait l’importance de la manifestation, tous regrettaient sa fin précipitée. Dire qu’ils se sentaient si fort ensemble…
Lionel roulait de gros yeux inquiets en voyant cette foule bruissante.
Nadine et Luis avaient mis presque trois heures pour rallier la place de la Mezquita à l’endroit où s’était tapis Lionel. Nadine en avait des choses à raconter.
- La fille me tenait si fort. J’ai failli tomber la première fois qu’on s’est mis à courir…

 

« Flics ! Fascistes ! Assassins ! ».
Les cris entraînèrent Lionel loin des récits endiablés de Nadine. Il dressa les oreilles comme s’il flairait un danger… Les nuages s’amoncelaient dans le ciel et ravalaient les façades d’un gris plutôt sombre.
Une trentaine de jeunes gens se frayaient le chemin dans la foule. L’armure était composée du blouson en cuir et du traditionnel jean. Le heaume du motard sur la tête, le foulard qui masquait le bas du visage. L’un brandissait un gourdin, l’autre une barre de fer. Certains avaient ramassé des couvercles de poubelles pour s’en servir de boucliers. D’autres portaient, sur le flanc, des musettes bien dodues.
La bourrasque tourmentait le boulevard.

 

Peu bavard à l’ordinaire, Lionel ne desserrait plus les mâchoires.
- Mon neveu ! cria Anita en reconnaissant le chevalier, tout vêtu de noir, qui galopait à leur tête.
Lui ne portait pas de casque. Son crâne rasé sur les côtés laissait flamboyer un superbe panache à l’iroquoise. Serrée autour du cou, une écharpe palestinienne couvrait le haut du blouson en cuir. Sa longue hampe déployait un étendard noir. A l’angle de la rue, il débita un flot vengeur dans un drôle de porte-voix. Il avait réquisitionné un cône rouge et blanc habituellement utilisé pour signaler les travaux aux automobilistes. Son étendard désigna la plaque qui portait le nom du boulevard.
Le Chevalier noir confia son arsenal (cône porte-voix, musette et étendard) à sa voisine, une grande brune armée d’un gourdin. Aussitôt, un malabar s’adossa au mur et lui fit la courte échelle.

 

L’ambiance devenait électrique. Ne sachant trop quoi dire pour exprimer sa peur, Lionel bafouilla :
- Ch’bordel, fait pas chaud…
- Ferme ton blouson, conseilla Anita.
Ce qu’il fit à moitié, ce qui le rassura à moitié. Des images de manifestations qui dégénèrent troublaient sa mémoire, les récits guerriers de Luis sur Mai 68 à Paris se matérialisaient.
- Ch’bordel…
Nadine se dressait sur la pointe des pieds pour mieux apprécier le spectacle.

 

Juché sur les épaules du malabar, le Chevalier noir brandit une bombe… Des cris l’encouragèrent.
- Vas-y ! gueula Luis.
- Allez ! Allez ! renchérit Nadine.
La bombe aérosol entra en action, la peinture raya le nom du boulevard, puis écrivit en dessous « BOULEVARD JUAN ». Nadine mêla ses applaudissements à ceux de la foule. Et l’on reprit : « Juan est mort assassiné ! Juan est mort assassiné ! ».

 

La bourrasque anarchiste secouait Lionel. Son cœur s’emballa, sa touffe frissonna. Il s’y reprit à deux fois pour allumer sa cigarette.
Le Chevalier noir bomba le torse : « El Rural, pourriture de la presse bourgeoise. El Rural, on te réduira en cendres ». L’étendard du Chevalier noir tournoyait et rythmait la sarabande. Des cris, des engueulades. Une ruade secoua la bande déjà bien nerveuse.

 

- Rentre…
Ses bajoues se gonflaient, rougissaient, se creusaient, blêmissaient.
- Du calme Lionel, tu ne risques rien, susurra Anita.
- Pas au moment où cela devient intéressant ! grogna Nadine.
« Dispersez-vous dans le calme. Laissez les casseurs face à la police » conseilla une sono, celle du syndicat de la presse qui, justement, atteignait le carrefour avec la rue commerçante. Les banderoles roulées, les piquets sur les épaules, une masse de manifestants disparaissaient par les rues latérales : « Non, à la provocation ! Négociations ! Négociations ! ».

 

Le hurlement d’une sirène d’alarme termina la dégringolade d’une vitrine. Le rez-de-chaussée cracha une fumée noire. Nouvelle bousculade. L’onde de choc se répercuta sur les badauds. Luis s’affala sur Lionel et lui écrasa les pieds. Lionel tomba dans les bras d’Anita. Le vent de panique agitait sa touffe. Lionel alimentait sa peur en imaginant je ne sais quel malheur. De son front gouttait la sueur. A ses côtés, Nadine se délectait du spectacle. Elle vivait ce qu’avait vécu son père…

 

Une nouvelle fumée noire déclencha la clameur. Elle se propagea de groupe en groupe, roula sur le boulevard. On braillait sans même savoir ce qu’il se passait. On voulait voir, on voulait savoir. L’un se dressa sur la pointe des pieds. Celui qui était derrière Lionel le bouscula pour mieux approcher la scène. Une fille se percha sur les épaules de son copain. Chaque toit d’aubette et de cabine téléphonique fut réquisitionné. Les arbres et les lampadaires portèrent leurs grappes de curieux.
Lionel se blottit contre Anita.
De plus en plus de monde fuyait la queue de la manifestation. Une connaissance de Luis lui cria :
- Les flics sont derrière… Ça va barder !
- On les attend, ricana Luis.

 

La dépression aspira le cœur de Lionel. Une bousculade de sang abasourdit son cerveau. Le sifflement zébra ses tempes. Ses jambes flageolèrent lorsque la première grenade péta, bien haut, dans le ciel gris. Ses genoux tintèrent comme des castagnettes.
Sous la direction du Chevalier noir, la bourrasque anarchiste piaillait : « Juan est mort assassiné ! ». Déjà, elle convoitait l’autre vitrine.
Un nouveau pétard raya de blanc le gris du ciel.
Son bedon se rétracta. Sa bouche éjecta un « Ch’bordel » et sa cigarette encore allumée. Une brûlure contraria son estomac. Ses pupilles firent volte-face, tandis qu’un moulinet le propulsait sur le boulevard du sauve-qui-peut. Lionel ballotait tel un gros lapin détraqué.

 

Les pavés affolaient ses genoux, paniquaient son bedon. Une nuée de gens le dépassait. Un jeune s’apprêtait à lancer un boulon. D’un moulinet, Lionel bouscula son étendard noir. L’autre rata sa cible.
Le Karl Marx libérateur ne devait plus être loin.
Un nouveau pétard explosa. Lionel crût même qu’il pétait dans ses pieds.
- Ch’bordel !

 

Le Butor était à ses trousses. Son pire, son plus redoutable ennemi le prenait pour cible. Du même âge que lui, Ludovic Butor menait sa sarabande de garnements. Combien de fois, la horde sauvage, armée de bâtons, l’avait-elle pourchassé ? Combien de fois l’avait-elle canardé de pétards ? Lionel n’aurait pu en faire le décompte. Mais, sûr, pas un 14 juillet ou quelques autres fêtes pétaradante ne manquait à l’appel.
L’estomac le brûlait.
Maman ! Le seul refuge. Retrouver maman. Lionel ne pensait plus qu’à ça. Il la chercha dans la foule… Elle le protégerait. Elle empêcherait le Butor et sa horde sauvage de lui faire du mal.
- Vite ! Vite ! Ils sont derrière… criait Anita.

 

Un violent choc entre les omoplates le poussa vers l’avant. Lionel faillit toucher la main de sa maman. Le halo d’étincelles lui donna des ailes. La main filait devant lui. Ses bras moulinaient l’atmosphère blanchâtre. Il n’avait même pas conscience du picotement des yeux et des narines.
Lionel courait… suait… pleurait…
Une violente douleur à la cheville, le sol l’abandonna, maman disparut. Boulevard et foule tournoyèrent. Les pavés lui raclèrent la face. Son blouson l’étrangla. Lionel se débattait, Lionel braillait. Un genou lui maintenait les reins. Le Butor l’avait coincé.
Un voile noir s’abattit sur la tête du Butor.
Des larmes rafraîchirent ses bajoues rougies. Convulsé, Lionel serrait les poings. Son visage s’effraya au contact froid et rugueux. Il gisait, à plat ventre, sur les pavés.

 

Une poigne agrippa son blouson comme elle aurait agrippé les oreilles d’un lapin.
- Mieux vaut mourir debout que vivre à genoux.
L’impression de décoller l’envahit. Lionel se débattit. Son avant-bras percuta une poitrine. L’individu l’insulta. Yeux et narines le démangeaient. De la fumée blanche, réelle ou mémorisée, se dégagea une drôle de scène.

 

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Le Lapin

(Sauf qui peut)

 

Manifestation à risque
 

Drapeau rouge politique 1

Date de dernière mise à jour : 04/01/2024

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