La Bibliothèque do Dan

Monsieur le Président

Serge Reggiani - Le Deserteur

A la morosité ambiante et générale s’ajouta une menace. Dans un an, deux tout au plus, Jean-Claude irait faire son service militaire. Rien que d’y penser, il en avait les jambes qui flageolaient.
Faire son service militaire dans ces années-là, c’était ratisser les djébels algériens, c’était combattre des gens qui, sans être des camarades, étaient des gens qu’on comprenait. On parlait bien d’accord de paix, de réunions à Evian, mais rien ne venait…
Jean-Claude participait à la moindre manifestation pour la paix en Algérie, fut-ce un bal avec ses camarades J.C.

 

Et puis, rentra Francis. Il avait été blessé à la cuisse, il était en convalescence pour un mois. Après, il y retournerait…
Francis avait suivi la même trajectoire que Jean-Claude : les Vaillants, la J.C., l’usine, le Syndicat, le Parti… C’était un battant, un camarade. Aussi les jeunes de la cité voulaient savoir ce qu’il se passait là-bas. Ils voulaient savoir comment les appelés avaient empêché leurs officiers de rallier les Putschistes.
Francis leur dit qu’il n’avait rien fait et qu’il n’avait rien pu faire. Que son régiment avait été envoyé dans le djébel pour, soi-disant, participer à une opération.

 

Les jeunes de la cité en avaient été si déçus que, certains l’avaient traité de menteur. Mais, Francis poursuivit : l’armée de conscription, l’armée de la République, c’était de la foutaise. Plusieurs fois, son régiment avait été en opération avec des légionnaires. Sans pouvoir rien faire et même dire, ils avaient assisté et regardé les villages que l’on incendiait, les femmes que l’on violait, les enfants et les vieillards que l’on assassinait. Ils avaient beau se boucher les oreilles, ils entendaient les cris des fellouzes que les légionnaires torturaient. Les poings serrés, ils assistaient au départ des corvées de bois… Le code qui désignait les exécutions sommaires des prisonniers. Et Francis n’était même pas sûr que les hommes assassinés soient des maquisards…

 

Dans un premier temps, les vieux, le père de Jean-Claude et Léon, avaient rectifié le tir. Ils affirmèrent que sans les appelés, ça serait encore pire. Que les appelés dans certains régiments avaient empêché leurs officiers de rejoindre le Putsch. Que Francis n’avait pas eu de chance, qu’il était tombé dans un mauvais régiment.

 

Tombé dans un mauvais régiment, Francis était bien d’accord. « Chez lui », il y avait des camarades du Parti, il y avait des Anarchistes, des Pacifistes… Tous s’étaient promis de ne pas lever les armes contre les combattants algériens. Et, puis, un jour, ils avaient retrouvé le camarade qui montait la garde, un des leurs, égorgé. Les officiers les avaient chauffé jusqu’à temps que presque d’eux-mêmes, ils se ruent sur le village tout proche. Ce jour-là, ils s’étaient comportés comme ces légionnaires qu’ils haïssaient. Ce jour-là restait une plaie dans leur conscience.

 

Pire ! Francis prétendait que le Parti était objectivement complice des massacres et des tortures. Sylvain, Jean-Claude et quelques autres arguèrent qu’ils militaient « Pour la Paix en Algérie ».
- Foutaise ! (cria Francis). Ce qu’il faut faire, c’est se ranger aux côtés des combattants algériens. C’est fusiller nos généraux comme on le chante dans l’Internationale !
Ces paroles n’étaient pas celles du Parti, mais Jean-Claude s’adoucissait les oreilles en les écoutant.

 

Prendre les armes aux côtés des combattants algériens ne motivait pas Jean-Claude. Encore moins fusiller « nos propres généraux ». Mais ce qui l’intéressait surtout, c’était l’histoire de désertion. Francis en avait également parlé. L’heure du service n’allait pas tarder à sonner. Partir guerroyer pour le compte des colons d’Algérie, voire se faire trouer la peau pour qu’ils gardent leurs privilèges, ça Jean-Claude le refusait.
Le Parti radotait sur la « Paix en Algérie », sans jamais rien faire. Son père, Léon, les camarades « libérés des obligations militaires », s’en tenaient à leur « armée républicaine ». Jean-Claude savait qu’il n’avait rien à attendre de ce côté-là.

 

Jean-Claude se sentait bien seul. Ses camarades, Sylvain y compris, s’étaient résignés à partir « pour contrôler les engagés ». Même si au fond d’eux, ils étaient persuadés qu’ils ne contrôleraient rien.
Jean-Claude ruminait sa désertion.
Francis discutait souvent avec Papa Mémed et Renato, c’est vers eux qu’il se tourna. Dans un premier temps, Papa Mémed avait invoqué sa neutralité marocaine. Jean-Claude savait qu’il fréquentait des Algériens connus pour leur sympathie avec le F.L.N., qu’il se rendait à des réunions secrètes chez Henry, le cafetier proche de l’usine, qu’il était venu avec les « Français » à la Mairie pour défendre la démocratie contre les fascistes d’Alger. Papa Mémed n’avait rien nié, rien désavoué, mais il avait conseillé à Jean-Claude de s’adresser à Renato ou à Henry…

 

Renato se disait Communiste et n’était pas au Parti. Renato se disait Communistes et critiquait le Parti. Renato l’avait mis en garde :
- Le Parti est prêt à éliminer les militants qui sont en désaccords avec sa politique… J’ai connu ça en Espagne.
Les histoires de Renato, qui avait combattu sous la bannière du P.O.U.M., intéressaient peu Jean-Claude.

 

D’un côté, son père et le Parti lui disaient qu’il fallait y aller pour contrôler les engagés. De l’autre, Renato lui disait qu’il fallait y aller pour organiser la rébellion, comme Jean-Claude le faisait, chaque jour, à l’usine.
Mais, Renato avait ajouté :
- Si tu veux vraiment déserter, prépare-le maintenant. Et dans les détails. J’ai un cousin qui habite Yverdon, en Suisse.
Le « cousin d’Yverdon », Jean-Claude l’apprendrait plus tard, c’était un réseau d’aide aux déserteurs.

 

Des Français aidaient les combattants algériens. Ils portaient leurs valises, transportaient leur argent, transmettaient leurs messages, cachaient les militants évadés. Le Parti ne faisait rien, Jean-Claude s’apprêtait à déserter.
Des Français soutenaient l’indépendance de l’Algérie, distribuaient des tracts contre la guerre, manifestaient dans la rue. Le Parti ne faisait rien, Jean-Claude s’apprêtait à déserter.
Les Algériens manifestaient contre le couvre-feu à Paris et les mesures discriminatoires. La police de Papon matraquait, arrêtait, torturait, massacrait. Du 17 au 20 octobre 1961, le Parti resta chez lui, Jean-Claude s’apprêtait à déserter.

 

Enfin, le 8 février 1962, Jean-Claude retrouva tous ses camarades. Le Parti qui ne traînait plus les pieds et les jeunes qui ne se résignaient plus, Papa Mémed qui aidait le F.L.N. et Renato qui réclamait l’indépendance de l’Algérie. Tous se retrouvèrent pour manifester contre l’O.A.S.
Jean-Claude était encore loin du métro Charonne lorsque les flics de Papon et de de Gaulle chargèrent. On releva huit morts, piétinés et étouffés par la foule bousculée à coups de grenades lacrymogènes.
Une marée humaine enterra les martyrs au son de la Marche Funèbre de Chopin.

 

La lutte contre la guerre d’Algérie restait au même point. Plus que jamais, Jean-Claude était décidé. Le Parti n’interdisait pas la désertion, mais… Sur le sujet, Jean-Claude ne se confiait qu’à Renato, Henry ou Papa Mémed. Tout était prêt, planifié, ne manquait plus que sa feuille de route pour déclencher sa fuite.
Les accords d’Evian l’empêchèrent de franchir le pas qui l’aurait, il en était sûr, séparé du Parti et de sa famille. 
Lorsque Sylvain émit l’idée de réunir les jeunes de la cité pour fêter la fin de la guerre, Jean-Claude se dépensa sans compter pour que la fête soir une réussite… sous la bannière des Jeunesses Communistes.

 
 

Le 17 avril 2002
(mise à jour le 9 juin 2019)

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Date de dernière mise à jour : 30/12/2023

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