Sale type !

Capables du pire comme du meilleur

Dès son entrée dans la Mairie, l’Odile se dirigea vers l’Emmanuel. Il était en grande discussion avec le Prosper Chamagne. Elle le salua par un sec :
- Tu es là pour ton cousin !
- Je suis venu soutenir mon camarade ! riposta le Prosper.
L’Odile n’aimait pas ce type. Oh, pas parce qu’il avait été condamné pour pêche avec un épervier non-réglementaire. Ni pour ses bagarres dans les cabarets. Tout cela était le lot de la plupart des jeunes qu’elle connaissait. Non, elle n’aimait pas ce type parce qu’il était un voyou, un de ces Rouges qui braillent dans la rue contre les bourgeois ou vilipendent les curés. Un de ces Rouges qui veulent le Socialisme ou elle ne savait quel malheur.
Ce solide mineur de trente-huit ans s’était fait remarquer lors de la grande grève de novembre-décembre 1900 aux mines Fould de Ludres...

 

Est Républicain

L’Odile lui narra la scène qu’avait fait sa mère devant la maison des Muller.
- Nous dire ça à nous qui venons de perdre notre Louise ! Elle ne manque pas de culot ta mère ! C’est même honteux.
- Ma mère aurait mieux fait de se taire.
Le Prosper expliqua que sa mère s’était toujours occupée du Drouin lorsqu’il était enfant. Elle le considérait comme son fils. Certes, elle lui avait fait des remontrances pour son comportement avec la Louise. Mais, malgré tout, le Drouin restait « son petit » comme elle disait.

 

Maintes et maintes fois, le Prosper s’était querellé avec le Drouin. Il avait essayé de le raisonner. « Te sais, la Louise, j’l’aime. J’vas arrêter de boire... » pleurait l’autre. Une heure plus tard, le Prosper le voyait au bistrot en train de s’empiffrer bock sur bock. Que ce soit à Richardménil ou à Méréville, tout le monde savait que le Drouin battait sa femme. Mais, personne ne s’interposait. Tous parlaient dans son dos sans jamais lui faire de remontrance. Il y en avait même qui prétendaient que « le mari était maître dans son foyer ». Bon, c’est vrai, « de là, à battre sa femme ». Pire, il y en avait qui restaient son compagnon de cheûlerie.
La plupart des gens n’aimaient pas le Drouin. Pas parce qu’il battait sa femme. Ils lui reprochaient seulement, un jour ou l’autre, de les avoir insultés, jeté un verre à la figure ou collé un coup de poing. C’était pour cette raison que certains s’étaient défoulés la veille. Les lâches en avaient profité pour se venger…

 

Pour le Prosper, le Drouin n’était qu’un salopard goinfré d’alcool. Il y a trois mois :
- J’allais lui casser la gueule, c’est ma mère qui m’a arrêté...
- Tu aurais dû ! Et, toi, qu’est-ce que tu as fait ? aboya l’Odile en s’adressant à son frère.
Voyant que l’Odile allait reprocher des choses à l’Emmanuel, le Prosper s’éclipsa en prétextant qu’il devait voir un copain devant la Mairie.

 

- Alors ?
- Oh ! Je sais te vas crier…
- Dis-moi Emmanuel, tu n’as pas fait de bêtise ? Tu n’as pas fais ce que je pense ?
- Si l’Odile ! J’devais l’faire. Personne d’autre que moi aurait pu le faire.
Le Maire arriva à ce moment et remit la montre de sa sœur à l’Odile. Elle la prit dans ses mains, la caressa, versa quelques larmes. Elle demanda à son frère :
- Tu veux bien que je la garde ?
- Garde-la Odile. Comme ça, notre Louise s’ra toujours avec toi. Je m’arrangerais avec la Mère et la Marie, elles diront pas le contraire.
Le Maire les quitta en disant :
- Mademoiselle Odile, votre frère est un homme très bien.

 

- Bon, alors ? se reprit-elle.
- Tu vois Odile, les gens de Méréville sont des gens biens, des gens qui travaillent durs…
- Oui, et alors ?
- Ce qu’ils ont fait au Drouin, c’est pas bien…
- Oh ! toi le curé t’a monté la tête. On te donne une gifle, tu tends l’autre joue… Chez moi, ça ne marche pas.
- C’est pas le curé… J’voulais t’en parlé hier à Nancy. J’ai pas osé. Te connaissant et connaissant la Mélie… Bref, ça fait plus d’un an que j’mets plus les pieds à l’église…
- Et les parents ne t’ont rien dit ?
- Ils savent pas… Mais, c’est pas la question. Le Drouin est un monstre, j’en suis persuadé. Mais, c’est pas parce que c’est un monstre qu’on doit se comporter, nous aussi, comme des monstres. Tu comprends ?
Non, l’Odile ne comprenait pas.

 

Dans la matinée, laissant sa mère, son père et ses sœurs veiller la Louise, l’Emmanuel s’était rendu à la Mairie. L’Edmond Doré et un gendarme lui annoncèrent que le Drouin avait reprit ses esprits. Il avait tout d’abord nié qu’il avait tué sa femme. Mais, le capitaine de gendarmerie avait insisté…

L’Emmanuel demanda à voir le Drouin. Celui-ci était affalé sur la même chaise que la veille. Il cafouillait : « J’me rappelle pas... La Louise est v’nue cette nuit, j’lui ai d’mandé pardon... J’dois pu boire... Et le p’tit René... ». Il avait la figure couverte d’écorchures et boursoufflée. Le tour de ses yeux étaient teinté de bleuâtre. L’Emmanuel avait eu pitié de cet homme, bien qu’il soit l’assassin de sa sœur. Aussi, lorsqu’il revint l’après-midi, il lui apporta à manger et des vêtements propres.
- Je l’aurai laissé crever, c’est tout ce qu’il mérite.
- C’était avant qu’il fallait agir, mais on a pas eu le temps.

Cela faisait quelques semaines que le Prosper Chamagne et l’Emmanuel discutaient avec les gars de l’usine et les mineurs originaires de Richardménil ou de Méréville. Le Prosper voulait que chacun, que se soit à la mine, sur le chemin du travail, au village, lorsqu’ils prenaient un verre avec lui, bref partout et tout le temps, chacun devait faire pression pour raisonner le Drouin. Ceux qui buvaient avec lui tournèrent le dos. D’autres approuvèrent le Prosper, mais tous prétextèrent : « C’est le ménage du Drouin, cela ne me regarde pas... ».
- Si deux ou trois gars l’avaient empêché de boire, hier... Et raccompagné chez lui... soupira l’Emmanuel.

 

Le Maire demanda aux gens de sortir de la Mairie. On allait transférer le Drouin...
Menottes aux mains, encadré par deux gendarmes, le Drouin fit sa sortie. On le conduisait à Messein. De là, le train de huit heures l’emporterait à Nancy. Cette nuit, il dormirait à Charles III, la maison d’arrêt.
On pouvait encore voir les traces des coups qu’il avait reçus la veille. Il était convenablement vêtu, une chemise blanche et propre, un veston et un pantalon de drap bleu. Et pourtant, il avait l’allure d’une chiffe molle. Ses yeux hagards redoutaient la foule...

 

Il y avait bien une trentaine d’habitants rassemblés là : « Assassin ! », « Tu vas finir à la guillotine ».
- Maintenant, ils se déchainent… souffla l’Emmanuel.
- Les ouvriers sont capables du pire comme du meilleur, philosopha le Prosper. Un jour peut-être... ils empêcheront un mari de battre sa femme. Un jour peut-être... ils n’attendront pas que le pire arrive pour agir.

 

L’Odile n’était pas la dernière à brailler sa haine. Elle se défoulait. Elle déversait son fiel. Il lui sembla qu’elle avait moins de peine… Pourtant, elle ne se reprochait rien. Pas comme la plupart des gens autour d’elle. Si, il y avait quelqu’un qui était intervenu pour soutenir la Louise, c’était bien elle. Si, il y avait bien quelqu’un qui s’était affronté au Drouin, c’était bien elle. Mais, voilà, cela n’avait pas empêché ce qu’elle redoutait depuis des mois… Alors, elle redoubla ses cris de haine.
Juste en face d’elle, l’Emmanuel la regardait tristement. Son frère semblait lui dire : « Je ne pardonnerais jamais au Drouin d’avoir assassiné ma sœur. Mais je ne suis pas un monstre comme lui ».

 

Le 7 avril 2017

Est Républicain

 
 
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Date de dernière mise à jour : 02/08/2023

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