Gagnant

Il y a fort longtemps, j’étais en déplacement à Paris avec notre papa. Pour le compte de notre entreprise, on travaillait comme menuisiers dans une résidence universitaire vers la Porte de Vincennes (devenu un hôtel depuis). Un bien haut bâtiment comme on en voyait pas par chez nous. Sauf si on allait dans une grande ville comme Nânci ou Mès, évidemment. Au pied, il y avait même une piscine… Bref, un après-midi notre papa proposa de m’emmener aux courses pour jouer. L’hippodrome n’était guère loin, on aurait presque pu y aller à pied. Et notre patron ? Tu parles, on s’en foutait pas mal du singe, nous on était à Paris et lui à 350 km de là, à Morhange.
Bref, moi qui te parle, j’ai vu ça l’hippodrome de Vincennes. C’est comme qui dirait un grand terrain de fotebale ousqu’on fait courir les chevaux. Mais bien plus grand que not’ terrain de fotebale de Château-Salins. Même encore plus grand que le stade Saint-Symphorien à Mès. Notre papa m’avait emmené une fois voir un grand matche : Metz-Reims. Bon, les Rémois nous avaient foutus une bonne raclée. La question n’est point là, c’était juste pour te dire que l’hippodrome était bien plus grand que not’ terrain de fotebale, encore plus grand que le stade messin.
Notre papa avait été à un guichet pour jouer les chevaux. Et on s’était installé dans les tribunes. Quelle ambiance du tonnerre. Et les chevaux se mirent à courir, à galoper même. Chacun voulant arriver le premier. Et les spectateurs qui encourageaient les chevaux qu’ils avaient joués. J’en ai gardé un souvenir impérissable…

 

Bien des dizaines d’années plus tard, le week-end du 28 février 2021, j’étais descendu chez mon cousin, le Keulot. Il y a bien longtemps que je ne l’avais pas vu, lui et la famille. Bref, nous avions passés un bien bon samedi, surtout la soirée où on avait ingurgité mirabelle sur mirabelle tout en rameussant nos souvenirs de jeunesse. C’est qu’on en avait fait…
Le dimanche matin, je m’étais levé fort tard et bien fiâche. C’est que nous avions trop cheûlé la veille. Sur le coup de seize heures, mon cousin me proposa :
- J’vâs jouer au courses, te viens avec ?
- Te vâs aux courses, comment ça ?
- Bâ alôre le Dan, c’est le prix de Château-Salins aujourd’hui. Tous les ans, je joue.
- Te vâs à Vincennes ? m’effarai-je.
Mon cousin éclata de rire :
- Te crois qu’on est arriérés nous autres ? T’es bien un Parisien ! rigola-t-il de plus belle. J’vâs jouer au Qwâroye…
- Is font les courses au Qwâroye ?
Pour toute réponse mon cousin redoubla ses rires. Pour sûr, il se moquait de moi. J’en conclus que chez nous, on faisait courir les chevaux dans un café… J’avais bien du mal à imaginer les chevaux courir dans la salle du café. C’était bien trop petit ! Je dirai même minuscule par rapport aux souvenirs que j’avais de l’hippodrome de Vincennes. Et en plus, les juments, puisqu’ils s’agissaient de juments âgées de six ans et qui n’avaient rien gagné dans l’année précédente… En plus, ces juments tiraient une petite charrette appelée sulky… Difficile d’imaginer cette course au Qwâroye.

 

- Et t’vâs aussi ? demandai-je à ma cousine.
- Voir des coqs s’excités devant des juments, merci bien. J’préfère rester chez moi.
- Bon t’arrives !
- J’vâs d’abord allez dire bonjour au Bernard, y’a longtemps que je l’ai vu, répondis-je à mon cousin. J’viendrai après…
- Te vâs dire bonjour à la Françoise… fit mon cousin en soufflant un air de tristesse.
Oh, j’voyais bien de quoi il causait. C’est que la Françoise, hé ben j’avais eu le béguin autrefois. Je l’avais rencontré lors de nos virées à Bambi. C’est là qu’elle habitait à l’époque. Ah oui, Bambi, c’est Bambiderstroff, là-haut après Faulquemont chez les hachepailles. On s’était revu plusieurs fois et puis moi, comme je ne venais en Lorraine que les grands week-ends ou pendant les vacances, le Bernard m’avait doublé. Allez vâ, tout ça, c’était de l’histoire ancienne…

 

La Françoise fut très contente de ma visite. Pas d’embrassade vu que la Covid traînait encore dans nos contrées. Aussitôt, elle sortit une bouteille de quetsche :
- Te dois pas en boire beaucoup, là-haut à Paris…
J’avais beau répéter que je n’habitais plus la Région parisienne depuis longtemps, ils s’entêtaient tous à m’y loger malgré moi.
- J’pensais bien que tu viendrais me voir. Le Keulot m’avait invité à manger ce midi, mais je suis monté voir mes parents. Ça fait même pas une heure que j’suis rentrée.
On discuta de choses et d’autres et au bout d’un moment, je demandais :
- Le Bernard, il est au Qwâroye pour la course de ch’vaux, au moins ?
La Françoise éclata de rire :
- Ah, ça fait du bien de rire un peu. Toujours ton humour, le Dan.
C’est vrai, ma question était idiote. Bien sûr que le Bernard était parti jouer au Qwâroye, il y allait chaque année. On discuta de choses et d’autres, du bon temps d’avant, de quand on était jeune. Mais l’heure avançait, mon cousin m’avait dit que la course commençait à 17h55, dans 20 mn…
- Bon, j’vâs aller rejoindre le Bernard au Qwâroye, rigolai-je.
La Françoise rigola un bon coup :
- Bâ, dis-lui de se grouiller à rentrer ça, fait trois ans que je l’attends.
- Co… ment… ça ?
- On peut dire qu’il passe toutes ses journée au Qwâroye, rigola la Françoise, puis reprenant son sérieux : Bâ alôre, le Dan, te perds la tête ?
- Bâ… Bâ…
- Il est mort, le Dan ! Ça a fait trois ans le 25…
- Mais, l’est mort comment ?
- Les chevaux l’ont tué… Tu me disais toujours : t’as choisis le mauvais cheval. Te rappelles ? Et c’est une jument qui l’a tué…

 

Comme chaque année, le Bernard, mon cousin et d’autres copains se retrouvaient au Qwâroye pour jouer aux courses. Le Prix de Château-Salins, qu’aucun ne manquait, avait lieu le dernier dimanche de février. Le Bernard mort ! Pas possible. La nouvelle m’abasourdie tellement que mes fesses claquèrent sur la chaise. Heureusement, mon cul n’était point en verre, sinon il se serait brisé d’un coup. La Françoise me resservit deux, trois rasades de schnaps, histoire que je récupère.
- Tu sais, les copains m’ont bien soutenue. C’est rare que je passe un week-end seule, sauf quand un de mes enfants vient. Mais le Keulot te l’a pas dit ?
- Non, m’la pas dit…
Je ne savais quoi dire, quoi faire, je lâchai machinalement et bien maladroitement :
- Et y gagnait, au moins ?
La Françoise rigola en s’essuyant une larme :
- Il disait qu’il rentrait dans ses sous.

 

Sur le coup, je n’y avais pas pensé. Ce n’est que lorsque, en route pour le Qwâroye, me vint à l’esprit que je n’avais pas demandé comment c’était arrivé. « Les chevaux l’ont tué… », « Les chevaux l’ont tué… » sonnait dans ma tête comme un tocsin. Vinrats, j’aurai dû lui demander de quoi il était mort, le Bernard… Faire des courses de chevaux dans un café, quelle idée saugrenue ! C’est bien trop petit une salle de café. Voilà le résultat, le Bernard en était mort. Pour sûr, il avait dû prendre un coup de sabot, se faire bousculer par une jument ou se faire écraser par un sulky.

 
 
 

Lorsque je passais la porte du Qwâroye, mon cousin et les copains étaient en pleine discussion. Quelques Amer-bières aidant, ils refaisaient la course :
- T’as vu Favorite Darling ! Belle course, nème !
- Zante Breed a failli la dépasser ta Darling !
- Ah ! Fée de Ranchval était bien meilleure.
- Elle a donné un coup d’accélérateur. La meilleure, ma Darling, je te dis… Ah, te v’là le Dan. T’arrives après la bataille !
- V’la le Parisien ! Ah ! Le Dan y’a longtemps qu’on t’avait pas vu…
C’était plus fort qu’eux fallait tout le temps qu’ils me fassent remarquer que je n’étais plus de chez eux. C’était comme si j’étais devenu un étranger dans mon propre pays. Vinrats ! J’étais aussi Lorrain qu’eux, même si j’avais émigré. Encore heureux qu’il ne me traite pas de l’Intérieur avec ce ton de mépris qu’ils affectionnaient en lâchant ce mot. Mais, pour l’heure, là n’était pas mon tourment. La salle du café était comme d’habitude avec ses tables et ses chaises, bien minuscule, bien loin de ressembler à l’hippodrome de Vincennes. Ousqu’était passés les chevaux, enfin les juments avec leurs sulkys ? Mon cousin s’esclaffa :
- T’entends le Dédé, le Dan demande ousque t’âs rangé les chevaux ?
- J’les ai remis dans leur boîte, se boyauta le Dédé en montrant le grand écran de télévision au fond de la salle. Sapré Dan, toujours une idée pour nous faire rire.

 

C’était donc ça ce Prix de Château-Salins ! Les juments et leurs sulkys couraient sur l’hippodrome de Vincennes et la télévision retransmettait la course. Pourtant la Françoise m’avait dit « Les chevaux l’ont tué… »…
- T’m’as pas dit que le Bernard était mort ! fis-je sur un ton de reproche.
- Oh ! Oh ! Te perds tes neurones ?
- Bâ non, t’m’as pas dis…
- On en a parlé hier soir. T’as même chialé comme une Madeleine.
- Me rappelle pas…
- Oulala, faut p’us que t’cheûle, toi !
- Les Parisiens, ça tient pas le choc, rigola le Michel.
- Mais l’est mort de quoi, le Bernard ?
Depuis quelques années, il avait des problèmes de cœur. Il s’était même fait opérer il y a une dizaine d’années. Les médecins lui avaient recommandé une vie tranquille, sans énervement, sans contrariété. Mais, voilà, le Bernard était un passionné et ce dimanche de février 2018, c’était le Prix de Château-Salins. Il avait joué gros et il avait vécu la course comme s’il était le driver de sa favorite.
- C’était pas la première fois qu’il tombait comme ça. Mais celle là, il s’est pas relevé.
Ah, j’m'en souviendrai de l’hippodrome de Vincennes et de ses courses de chevaux !

 

Date de dernière mise à jour : 30/12/2023

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Commentaires

  • Bernard Antoine

    1 Bernard Antoine Le 11/05/2021

    Belle histoire, Dan le parisien. Toujours aussi précis dans ses écrits. Bon, La Françoise, tu peux la courtiser maintenant... c'est pas une vie ça être seul, chacun de son côté. Faudrait voir à recoller ce pot fêlé depuis trop longtemps.
  • Daniel Schlauder

    2 Daniel Schlauder Le 11/05/2021

    Dan le Parisien va-t-il redevenir Dan le Lorrain ? Une rencontre serait-elle prévue à l'hippodrome de Vincennes ? Hum... Hum...

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