Immense trou

Le Peût’ôme (5)

 
 
 

- Vous êtes encore évadés ! Ouârés ! Hopla gaïsse, direction la maison.
Le Claudi abandonna son camion qui bourdonnait toujours. Il nous prit par la main et nous raccompagna. Il monta l’escalier, ouvrit notre porte :
- Allez ! (fit-il sur un ton sec).
Notre maman échappa presque sa revue de modes tant elle fut surprise :
- Où t’les as trouvés ?
- Bonjour Oda…
- Oui bonjour, excuses-moi… Ils me feront tourner en bourrique ces deux-là.
Embrassades habituelles. Le Claudi posa sa casquette sur la table, se recoiffa :
- Ils étaient tranquillement en train d’admirer les saint-bernards de l’Hubert…
- Pour qu’ils se fassent mordre. Parait qu’is sont méchants.
- Y’en qu’un. Et il est toujours enfermé. Ça vaut mieux.
- Te veux du café ? Ou aut’ chose ?
- Non, non, j’ai laissé tourner mon camion. Si l’patron passe, il va encore dire que j’use de l’essence pour rien.

 

En principe, nous étions punis pour le reste de la journée « Vous restez ici. Ça vous apprendra à vous barrer je ne sais où ». C’était sans compter avec ma sœur qui connaissait toutes les ficelles pour manipuler notre maman. Trois quarts d’heure plus tard, nous nous retrouvâmes chez la tante Agathe avec la bénédiction de notre maman. Nous eûmes droit aux bonbons, puis la tante nous lu deux lettres de son Karl.
- J’suis fatiguée (dit-elle en repliant la seconde lettre) j’vâs faire une petite sieste. Vous pouvez rester à la fenêtre si vous voulez.
Nous préférâmes sortir sur le trottoir : « Comme ça, tu te reposera mieux ».
Vint à passez la Catinète :
- Alôres les manres mandrins, vous ne raouez pas aujourd’hui ?
- La môman veut pas. Quand qu’on fait un autre mariage ?
- Vous vous êtes bien amusés, nème !
- Oh oui Catinète. Et on a bien mangé. Le gâteau tout haut. Les boules c’étaient bons (ma sœur révulsa les yeux. Je ne pouvais que l’approuver).
- La pièce montée du Michou.
- Pis on a dansé.
- Et restez là. Sinon le Peût’ôme va vous attraper pour de vrai. Et vous mett’ dans son sac ! (et la Catinète s’en alla).

 

La matinée du samedi avait été tranquille, voire distrayante. Dans la cour, le coq chantait à cor et à cris. Les poules caquetaient joyeusement. Notre maman venait de les soulager de leur ponte. Sauf une qui avait refusé obstinément de quitter sa couche. Elle était bien décidée à couver. Et comme le coq s’en était mêlé, notre maman avait battu retraite. Après tout, elle n’était pas à un œuf près.
Nous avions fini de déjeuner depuis un bon moment. Notre maman lavait le sol tandis que nous jouions avec la dinette de ma sœur, lorsqu’on toqua à la porte. Notre maman ouvrit :
- Jojo ! T’as encore la mâchoire qu’est tombée ?
Cousin de notre maman du côté de son père, le Jojo habitait à quelques dix kilomètres de chez nous. Régulièrement, sa mâchoire tombait comme il disait. Alors, il prenait le car, venait « au » dentiste et nous rendait visite dans la foulée. Ah ! qu’il nous fit bien rire le cousin.
- J’me réveille en pleine nuit… Voilà que je bâille un grand coup. Paf ! Ma mâchoire tombe…
- Par terre ? (s’effara ma sœur).
- Non, non. Elle reste accrochée, mais j’peux p’us parler…
Il mima la carpe en avançant les lèvres et feignit aspirer quelque chose.
- Arrête Jojo (fit notre maman entre deux fous rires) Rappelles-toi, la dernière fois, c’est en riant que t’as décroché la mâchoire.
Et tout le monde rit de plus belle.

 

En réalité, il ne pouvait plus refermer la bouche.
- Ça fait mal ? (demanda ma sœur en fronçant sa bouille comme si c’était à elle que cela arrivait).
- C’est supportable. Le plus dur, c’est d’rester la bouche ouverte.
- T’es resté comme ça jusque ce matin ! (s’effara notre maman).
- Qu’est-ce t’voulais que j’fasse ? Même si j’avais trouvé une voiture pour m’amener, le dentiste ne m’aurait jamais ouvert. Surtout qu’il était cinq heures.
- Et à l’hôpital ? La sœur Harpi t’aurait remis ça en place vite fait.
- J’ai été une fois, ça m’a suffit. J’ai jamais eu autant mal. Alors, je préfère attendre qu’le dentiste ouvre.
- Comment i referme ta bouche ? (grimaça ma sœur).
Le dentiste mettait ses deux pouces dans la bouche « et il farfouille la mâchoire du bas ». Ma sœur et moi adoptâmes une mine de douleur.
- Ça fait clac-cloc, c’est bon. D’un coup, ça se remet en place et j’le mords.
- Le dentiste ? T’mords le dentiste ?
- Y s’met une compresse avec du sparadrap sur les pouces… Hopla ! Quand j’le mords y sent rien.

 

Nous raccompagnâmes le Jojo jusque sur le pas de la porte. La tante Agathe avait sa fenêtre ouverte, nous y tînmes couârail.
- Alors, votre mâchoire tient toujours ?
- Oui, ma tante, voyez (et il fit quelques démonstrations) J’pourrais vous mordre.
- N’en faites pas trop, elle va encore s’déboîtez.
Le camion du Claudi remontait la rue. Il s’arrêta. Le Claudi embrassa tout le monde, enleva sa casquette pour embrasser la tante Agathe et s’inséra dans la conversation.
- Encore ta mâchoire qui fait des siennes ?
Et le Jojo recommença sa mésaventure, ponctuée de fous rires.
- T’es passé voir mes parents ? (demanda le Claudi).
- Evidemment, juste avant de v’nir voir l’Oda. J’ai même mangé chez eux. Et j’suis même passé voir mon oncle à la Sous-préfecture…
- Et pas ta bonne tante ? (railla le Claudi).
- Y’a trop de marches (badina le Jojo).
- Tu lui en veux toujours pour le mariage de ta sœur ?
- Tu t’souviens Oda ? Le jour du mariage, paf ! Elle tombe malade… Comme par hasard.
- Elle a toujours fait ça. Ma mère n’aime pas la famille de mon père, c’est pas nouveau.
- Oda… (protesta la tante Agathe sans vraiment de conviction).
- Eh ben, moi (pavoisa le Claudi) elle viendra à mon mariage. Elle me l’a promis.
- J’prends le pari (rigola le Jojo).
Notre maman approuva en levant les bras au Ciel.

 

Le car des Rapides de Lorraine gravissait la côte juste au moment où le Claudi redémarrait. Le Jojo le héla et embrassa la tante Agathe :
- Donnez bien le bonjour à vos parents et à vos sœurs !
- Oui, ma tante.
Il nous embrassa. Le car s’arrêtait.
- Repasses quand t’veux (cria notre maman).
- Oh oui, on a bien rit (renchérit ma sœur).
- C’est pas un arrêt, m’sieur ! (fit le chauffeur sur un ton de reproches. Le Jojo rigola un bon coup, serra la main du chauffeur, acheta un ticket) T’as encore bloqué ta mâchoire. Quand j’te dis que t’as une trop grande gueûle. Et tes papiers sont en règles pour la frontière ?
- M’en fous, j’suis autant Lorrain d’un côté que d’l’autr’ (répondit le Jojo sur le même ton).
- Alors Oda, ça va ? Et les Mioches z’ont trouvé leur Sotré ? (reprit le chauffeur).
- Ça va doucement. Et chez toi ?
- Pareil. J’vois plus le Milou…
- Il prend le camion du Mièsse.
- Tu m’en diras tant. Dis-lui que mon car est plus confortable. Hé Jojo, c’est moi qui ferme la porte ?
Notre maman s’avança, claqua la porte. Le car redémarra.

 

Il était bien 15 h lorsque notre papa rentra de son travail.
- Et la paye, comment qu’c’est ?
- On saura lundi matin. Tu parles, l’autre, il est déjà barré chez lui. Et, bien sûr, on aura la paye que lundi ou mardi. Nous, on la veut le samedi matin, sinon on arrête le travail.
Notre papa mangea en vitesse. C’est que le Mimil’ allait lui faire visiter son futur jardin. Sans hésiter, il accepta qu’on l’accompagnât. Evidemment, le Fofo serait de la partie. Seule, notre maman déclina l’invitation : « La terre est bien trop basse pour moi » rigola-t-elle en promettant d’y aller un de ces jours. Il en était à son deuxième café et il tournait en rond dans la cuisine. Au début, le Fofo l’avait regardé d’un air de dire : « qu’est-ce qu’il t’arrive, donc ? ». Et puis, il s’était recouché et rendormi. Et notre papa tournait en rond…
- Il doit être en train de grimper bobonne.
- Milou ! J’t’en prie (implora notre maman).
- C’est quoi grimper bobonne ? (s’intéressa ma sœur).
- Te v’là pris avec tes conneries (railla notre maman).
Mais, notre papa avait de la répartie :
- C’est grimper sur une chaise pour enlever les rideaux quand t’veux les laver.

 

On toqua à la porte. On ouvrit la porte. C’était le Mimil’. Embrassades. « Ça va ? », « Oui, toi aussi ? » ; « La Mimie, ça va ? », « Doucement, plus que six mois à attendre ». Et patati et patata.
- Alors, t’as grimpé bobonne ? (demanda ma sœur).
Le Mimil’ avait le dos comme une armoire à glace, c’est peu dire qu’il était un fort gaillard. Et pourtant, il devint rouge comme un adolescent, mais rouge à en défaillir. Il éructa un vague « Quoi ? ».
- Cherche pas, c’est les conneries du Milou (claqua notre maman).
- J’lui ai dit que t’étais grimpé sur une chaise pour enlever les rideaux.
- Pour les laver (compléta ma sœur).
Le Mimil’ ne comprit rien de rien, il lâcha un « Ils étaient bien sales » peu convainquant. Il fila un coup de coude à notre papa qui éclata de rire.
- Et il est content de lui, le bougre ! (tonna notre maman).
- C’est que j’me demandais ousqu’elle voulait en v’nir, bafouilla le Mimil’. Allez, en route !
Passés la statue de la Vierge, le Fofo, et nous à la suite, nous précipitâmes plaquer nos museaux contre la grille. Déception.
- Ils voulaient voir les chiens de l’Hubert (rigola le Mimil’) Pas de chance, sont pas dans la cour. T’as déjà discuté avec lui ? (Notre papa le connaissait de vue, sans plus) C’est un fou des saint-bernards. Vachement intéressant ce qu’il raconte. L’hiver, il les promène souvent vers La Marchande. Les chiens s’en donnent à cœur joie. Surtout quand y’a d’la neige.
- Et ils ont leur tonnelet de rhum ?
- Pas la peine que t’fasses le naufragé d’la neige, z’en ont pas (s’esclaffa le Mimil’).
- Et ton frangin, le jardin ça l’intéresse pas ?
- Les ruches, ça lui suffit. De toute façon, il a son jardin derrière chez nous.
- Et toi ?
- Moi, le jardinage…

 

Nous arrivâmes au fameux jardin. Tandis que notre papa découvrait son futur domaine, nous partîmes tous les trois en expédition.
- N’approchez pas les ruches. Les abeilles ça pique quand on les embête. Et vous barrez pas à perpète !
Nous avions une autre idée en tête. Le mur était trop haut, impossible de voir de l’autre côté. Nous reprîmes la route et la suivîmes sur quelques mètres. La grille s’ouvrait au large sur de drôles alignements de pierres, certaines bien brillantes, certaines couvertes de fleurs.
- C’est quoi ?
- La Suisse des Morts. Le papâ m’la dit l’aut’fois (répondit ma sœur).
- Ah ! C’est là qu’le Peût’ôme met les enfants qu’il attrape ?
- Oui… Chut, il est peut-être dans le coin.

 

Nous avançâmes à pas de loup. Un cri nous tétanisa. Le Fofo fit même un bond en arrière. Là, sur la gauche, à l’ombre du grand chêne, sur la tombe à moitié déglinguée, juste à côté de la fontaine, le Chanoire… Nous revint en mémoire les histoires que nous racontait la Bianche-tète. Autrefois, à cet endroit, sous le grand chêne, se tenaient des cérémonies en l’honneur du Sotré. On lui apportait des présents et on y faisait des sacrifices. Le maître de cérémonie était justement le Peût’ôme. Sûr, de nos jours, le Peût’ôme offrait, dans le plus grand secret, des petits enfants au Sotré. D’un coup de baguette magique, nous venions de transformer le Sotré en maléfique ogre.
Le Chanoire miaula une nouvelle fois et disparut. Juste devant nous, il nous tournait le dos… Le Peût’ôme grommelait des incantations. Il se tenait au bord d’un immense trou et gesticulait par intermittences.
- Il vient d’enfouir les enfants (affirma ma sœur en crayant des yeux).
Je tressaillis.

 

Le Peût’ôme se baissa, descendit dans le trou, disparut… Instantanément, il réapparut. Nous le voyions à mi-corps. Une pioche et une pelle… furent déposées à côté du trou… Lentement, il s’extirpa du trou… Nous avait-il repérer ? Il allait nous fracasser la tête. Sûr ! Le Fofo s’enfuit ventre à terre. Nous eûmes bien du mal à le suivre et arrivâmes bien essouffler au jardin.
- Z’avez fait encore des conneries vous deux !
- Non, papâ… On s’amusait à courir… (mentit ma sœur entre deux aspirations).
Là-bas, sur la route, le Peût’ôme redescendait. Le sac sur le porte-bagages paraissait encore trop joufflu… Pelle et pioche étaient arrimées au cadre du vélo. Nous nous mîmes à jokke afin qu’il ne nous repère pas.
- Z’êtes en train de pisser ? (se moqua notre papa).
- On s’repose (Ça y est, il venait de passer. Ma sœur marmonna) Nous z’a pas vu.

 
 
Flech cyrarr

La suite :

Le Peût’ôme (6)
Immense trou

 

Date de dernière mise à jour : 22/05/2025

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