Rennes et Reines

Tourilli (xxx)

 

Le père Galate examinait toujours la pièce. Il nous demanda :
- T’as déjà vu une reine ? (Nous étions bien en peine de lui répondre, alors, il lu l’autre face de la pièce) « Elisabeth II del gratia régina ». Ça doit être leur reine…
- Ils ont une reine, c’est encore des sauvages.
- T’sais le Heurlin, sont pas pires que les Belges avec leur roi. Ou les Luxembourgeois avec leur grand-duc.
- Bernard et André, is nous ont emmenés en traîneau. Avec des chiens gros, mais gros…
Le Heurlin et le père Galate éclatèrent de rire. S’étant calmé, le père Galate affirma :
- C’est les rennes qui tirent les traîneaux.
- NON ! (coupa ma sœur) C’est pas les reines qui tirent le traîneau !
- Oui, c’est des chiens. Skip, c’était le chef des chiens, le meilleur. Mon chien, c’était Inouk !
- Et moi, c’était Blue.
- Tu sais dit le père Galate en me redonnant la pièce et en s’adressant au Heurlin) j’sais ousqu’il a trouvé la pièce, le manre ouâré. Sur le trottoir…
- Sur le trottoir ? (s’étonna le Heurlin).
Pour le père Galate, l’explication était bien simple. Continuellement, du moins très fréquemment, des convois militaires de l’OTAN traversaient notre petite ville. Dans un sens comme dans l’autre. Bien sûr, les Américains des Etats-Unis étaient en écrasante majorité. Mais, il y avait aussi des convois d’Anglais, de Canadiens, de Néerlandais… Bien souvent, les soldats lançaient des bonbons et des chewing-gums à destination des enfants qui se trouvaient sur les trottoirs. Justement, la veille, entre deux convois US, était passé un convoi canadien. Un soldat avait jeté cette pièce.
- C’est pas vrai ! (protestâmes) C’est Bernard qui l’a donné !
Comme ces deux cons continuaient à se moquer, nous les quittâmes sans même leur dire au-revoir.

 

Nous étions sur le trottoir accoudés à la fenêtre de la tante Agathe. Nous lui racontions notre épopée dans les moindres détails : les Indiens, la danse, l’hôtel de glace, les chiens et le plaisir du traîneau, etc. La tante buvait nos paroles. Au moins, ça faisait plaisir de raconter nos aventures. Au moins, elle, elle ne remettait pas en cause notre récit et ne se moquait pas de nous. C’est alors, descendant de la Suisse des Morts comme presque chaque jour, s’arrêta la Mélie.
- Alôre, Agathe, c’est la grande forme ?
- Grâce aux piats, j’en oublie mes rhumatismes.
- Quèce qu’ils ont encore ces vinrats ouârés ? Vous avez trouvé le Sotré ? Ou vot’ Peût’ôme ?
- Non (rigola la tante) Is ont visité l’Canada…
- L’Canada ? C’est aux Amériques ça. Ousqu’y a des Indiens.
- On a vu des Indiens… On leur a même parlé et dansé avec. Nème, l’Dabo !
Sans prévenir, la Mélie me tira les cheveux, mais fort.
- Aïe ! Te fais mal !
- C’était pour voir si des fois, les Indiens t’avaient pas scalpé.
Ma sœur haussa les épaules et afficha une bouille comme si elle prenait la Mélie pour une demeurée :
- Les Indiens, is scalpent p’us. Les Indiens, is font des danses et du bon manger. On a même mangé du castor.
- Du castor ? C’est quoi cette bestiole (Je lui montrais ma pièce où figurait le castor) Bâ ! (s’exclama la Mélie) Ton castor, c’est un ragondin. C’est pas chez les Indiens qu’t’as été, c’est chez les Campvolants. Eux, is mangent tout c’qu’is trouvent. Bon, j’vâs faire ma bouffe.
Et la Mélie nous quitta en riant. A la hauteur de la maison Kélère, elle croisa notre papa.

- Alôre Milou, la matinée fut-elle bonne ? (demanda la tante Agathe lorsque notre papa arriva).
- Très bonne tante Agathe. J’â de l’ouvrage pour au moins tout le mois.
- Ça f’ra du bien à vot’ goyote. Et ousqu’il a installé ses nouveaux bureaux le Rhin & Moselle ?
- A côté d’chez Bolinjé, ousqu’y avait la sage-femme et son mari qui vendaient les chaussures. Ça va être bien beau.
Notre maman amenait le repas de la tante.
- C’est prêt ? (que lui demanda notre papa).
- Pas la peine que t’ailles rawé. C’est prêt à servir.
- Bâ, j’avais point l’intention d’aller trôyer quêque part. C’était juste pour savoir. En montant, j’suis passé chez le père Galate pour lui donner mes plans pour d’aut’ placards. Tu sais, Oda, j’en ai bien pour un mois.
- J’espère que le
Rhin & Moselle, i f’ra pas comme le pharmacien. Qu’i paiera sans que j’dois réclamer dix fois.

 

En montant, nous racontâmes notre voyage au papa. Sans doute que le père Galate lui en avait parlé, mais il fit comme si de rien n’était. Tu me croiras si tu veux, mais il ne trouva rien à redire. Il nous écoutait sans discuter, hochant la tête pour nous approuver.
- Oh, leur nouveau truc (souffla notre maman alors que nous prenions place autour de la table).
- Oda, laisse donc’ les piats rêver…
- Is m’quawent les oreilles avec leur truc. Avant c’était le Peût’ôme. Encore avant c’était leur Sotré. La Licorne…
- Oda, ça développe leur imagination. Vaut mieux les voir comme ça que malade, nème !
Notre papa tiqua quand même sur quelque chose : les chiens qui tiraient le traîneau. Ça, il ne pouvait pas l’admettre :
- Z’avaient pas d’cornes, vos chiens ?
- Non, papa, z’avaient pas d’corne. Is étaient gros et bien fort. Quant tu les caressais, c’était doux comme tout. Mais, is avaient pas d’corne.
Notre papa s’entêtait, il dit sur un ton solennel :
- C’est les rennes qui tirent les gros traîneaux.
Nous ne pûmes nous empêcher d’éclater de rire, et ma sœur railla :
- Is ont pas d’corne les reines.
- Bâ si ! (affirma notre papa) De grandes cornes comme ça (rajouta-t-il en mettant les mains au-dessus de sa tête). J’â vu un film là-dessus.
- Non ! Z’ont pas d’corne les reines. L’Dabo montre voir la pièce au papa.
Il l’examina sous toutes les coutures.
- 5 cents (lit notre maman en lorgnant par-dessus l’épaule du papa) C’est pas français, ça.
- R’garde (lui répondit notre papa) C’est marqué Canada. Ça doit être comme 5 centimes, vâ.
- Ousque t’as eu ça ? (interrogea notre maman).
- C’est Bernard que m’la donné.
- Le Bernard de la Lorraine Agricole ?
- Non ! (se fâcha ma sœur qui en avait marre qu’on lui place à chaque fois le Bernard de la Lorraine Agricole) C’est Bernard du Canada.
- Je vois. Je vois. t’sais Oda, hier y’a des Canadiens qui sont passés. Comme les Ricains, les Canadiens doivent lancer des bonbons, des chewing-gums, y’en a un qu’a lancé la pièce.

Imgp3866Sans les les Mioches,
Blue s'ennuit

Que dire à des personnes qui nient l’évidence ? Ils avaient la preuve qui leur crevait les yeux et ils s’entêtaient. Ma sœur préféra changer de conversation. Elle prit la pièce des mains de notre papa, lui plaça sous le nez :
- R’garde papâ, la reine, elle a pas de corne ! J’â juste.
Notre papa se grapouilla la tête et finit par expliquer :
- C’est marqué Elisabeth II, ça doit être la reine du Canada…
- Oui, mais elle a pas d’corne !
- Oui, oui, là c’est la reine Elisabeth (notre papa cherchait ses mots) Comme Vincent Auriol est not’ président. Les rennes qui tirent les traîneaux, c’est des animaux… Un peu comme les chevreuils… Tu comprends ?
- Et puis, il y a la ville de Rennes (ajouta notre maman) ça en fait beaucoup des rennes…
Nos parents nous embrouillaient avec leurs rennes. Nous, on savait bien que c’étaient des chiens qui tiraient le traîneau d’André. Mais, ils étaient tellement bornés qu’il valait mieux arrêter la discussion. D’ailleurs l’heure avançait, il était temps de manger.
- On leur parlera p’us du Canada (décida ma sœur après le repas et juste avant que la mémère ne vienne la chercher) Et j’dirais rien à la mémère.
- On dira juste à la tante Agathe, nème ?
- Oui. Passque elle aime bien qu’on parle de not’ voyage. Ça soigne ses rhumatisses.

 
 
 
 
 

Parfois il suffit de passer la souris pour connaître la signification d'un mot.
Voir le Dictionnaire des Mioches
Voir le Lexique quebecois

Date de dernière mise à jour : 04/11/2023

Questions / Réponses

Aucune question. Soyez le premier à poser une question.
7 votes. Moyenne 5 sur 5.

Commentaires

  • Bernard Antoine

    1 Bernard Antoine Le 13/04/2022

    Hilarant. Quel phénomène tu fais. L'histoire est tout simplement parfaite. L'imagination, tu en es bourré, ça déborde de partout. J'ai adoré, si je suis plié en deux c'est que j'ai tellement ri que je ne peux plus me redresser. Bravo! Génial !
    [size=4][/size]
  • Daniel Schlauder

    2 Daniel Schlauder Le 16/04/2022

    Merci pour ce beau compliment

Ajouter un commentaire