L’Amour en public

Ce jour du 22 mai 1724 aurait pu être un jour comme les autres. Sauf, que le Louis avait prédit :
- Va s’passer quêque chose...
Le gamin avait un peu plus de onze ans, mais il était d’une intelligence sans pareil. Faut reconnaître que son grand frère Jean l’emmenait souvent. Et la fréquentation des grands l’avait aguerri et ouvert à bien des choses de la vie...

- Va s’passer quêque chose...
- Qu’est-ce t’as donc’ à rameûsser, le Louis ? s’énerva sa belle-mère. Occupe-toi donc’ du Dominique. Moi, y faut que je change les linges du François.
Le François dépassait les neuf mois, le Dominique les vingt-sept. Les bambins réclamaient toute l’attention de leur mère et, à défaut, celle du grand frère qu’était le Louis.
- Ousque sont le Nicolas et le Jacques ?
- A la Mutsche. Sont partis pêcher, répondit le Louis. Z’ont même emporté à manger pour l’midi.
- Ah, les galvaudeux ! M’en auront fait voir ces deux-là !
- Vont ramener à manger pour l’soir, rigola de plus belle le Louis.
Le Nicolas dépassait les huit ans et demi tandis que le Jacques approchait ses six et demi.

Ce n’était pas des bêtises, le Louis l’entraîna hors de la maison. Ce que la femme vit déclencha ses hurlements.
- Christophorus ! Christophorus ! T’as pas fini tes cochonneries, chenapan.
Le gamin s’était barbouillé la figure d’excréments de la basse-cour. Sa copine de jeu, guère plus âgée, la petite Marguerite Weiguel, n’était guère plus propre. L’un et l’autre rentrèrent en pleurs dans leurs maisons.

- R’gardez la Lune et le Soleil !
- Oh ! T’m’énerves, le Louis !
La brave femme était vraiment en colère. Machinalement, elle regarda ce qu’il pointait du doigt.
- Jésus, Marie, Joseph ! s’écria-t-elle.
La chose était épouvantable, d’où le cri d'horreur. Épouvantable n’était pas le mot, car le petit Louis, lui, savait de quoi il en retournait. C’est que le père Léon était l’érudit du village. On racontait qu’il connaissait le moindre recoin de notre Lorraine. On racontait qu’il avait fait de nombreux voyages en Autriche, en France et même dans des pays que le Louis n’avait jamais entendu parler. C’est que le père Léon lui avait expliqué ce qu’il allait se passer.

- Jésus, Marie, Joseph ! répéta sa belle-mère.
Elle rentra à toute vitesse dans la maison.
- Jésus, Marie, Joseph, railla le Louis en prenant place sur une pierre afin de jouir du spectacle.
Le père Léon lui avait recommandé de ne pas regarder tout le temps, sinon il deviendrait aveugle. Il baissa les yeux pour se reposer la vue et posa les mains sur ses paupières fermées. Sa belle-mère passa la tête par la porte :
- Rentre le Louis ! C’est des malheurs tout ça.

Un violent coup de vent balaya le village. D’un coup, tout s'obscurcit. Les canards, les oies, des moutons, des vaches... Tous les animaux se mirent à beugler. C’était comme si la nuit arrivait. Et c’est… ce qu’il arriva. Allez vâ, la nuit ne dura guère longtemps, trop longtemps pour sa belle-mère, pas assez pour le Louis. La pauvre femme restait pétrifiée. S’imaginant que le jour se levait, le coq grimpa sur le tas de fumier et lança de joyeux cocoricos.

Le spectacle était terminé. Grâce aux conseils du père Léon, le Louis n’était pas devenu aveugle. D’un pas nonchalant, il rentra à la maison. Sa belle-mère était attablée, les coudes sur le bois, la tête entre les mains. La pauvre femme ne s’était même pas aperçu que le jour était revenu. Elle jérémiadait :
- Mon enfant qui n’verra jamais le jour. Le pauvre ! Le pauvre !
- Ah ! la Suzanne, t’es enceinte ?
- Wui...
La pauvre femme ne remarqua même pas que le Louis l’avait appelé par son prénom, ni qu’il l’avait tutoyée. Chose qu’il ne se serait jamais risqué en temps normal. Mais, aujourd’hui, jour exceptionnel, la Lune et le Soleil venait de faire l’amour en public. Alors, tout était permis.

le 6 mars 2007

Date de dernière mise à jour : 14/01/2025

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