Froid de canard

Joyeuses Pâques

D’effrayants ronflements me ranimèrent. Je hofiais. Quelque chose m’entravait la bouche, je l’arrachai. Autour de moi, tout était blanc. Blanc, infiniment blanc. D’effrayants ronflements ! Je me dressais. Un bruit de ressorts métalliques m’accompagna. Une lumière blafarde vampirisait l’espace. J’avais de plus en plus de mal à respirer… Je descendis avec peine. Sur le lit voisin… Un vieillard vrombissait à m’en faire trembloter les guibolles. Sa bouche ouverte n’avait presque plus de dents. Sa peau était blanche à en mourir. Sa peau était fripée à m’en faire frissonner. J’étouffai un cri. Il y avait encore quatre autres vieillards. Plus affreux l’un que l’autre. Sûr ! Ils étaient tous morts. Sûr ! J’étais dans l’Enfer… Sûr ! Le Sotré m’avait fait mourir et entraîner là.
Non, les vieillards n’étaient pas morts puisqu’ils ronflaient comme des perdus. Non, les vieillards n’étaient pas morts puisque deux d’entre eux étaient attachés par les poignets à l’armature métallique. C’était tout simplement l’antichambre de la mort. Je devais m’échapper... Je devais fuir… J’étouffais… Fallait que je me sauve. Fallait que je retourne chez ma maman. Juste au-dessus de la porte, une grande croix… La clanche bien haute, je me dressais sur la pointe des pieds. Enfin, cette satanée porte s’ouvrit en couinant lugubrement.

 

Un couloir blanc… Long... Mais, long... Je me mis à courir... Je hofiais… J’étouffais… Je devais m’échapper de ce long couloir blanc… Je devais retrouver ma maman…
Peine perdue, je hofiais de trop. Cinq mètres, j’avançai en canard, m’appuyant contre le mur.
- Quèce fait là, ce piat !
Je me retournais d’un bond. Une forme blanche… Une grande robe blanche… Ce n’était pas le Sotré ! Non, ce n’était pas le Sotré, il ne portait pas de peau d’ours ! Il n’avait pas de grandes dents ! Un grand voile blanc… Le Graoully ? Avait-il des ailes ? Je ne cherchais pas. Crachait-il du feu ? Je ne cherchais pas. Il voulait me retenir dans l’Enfer ! Tel le canard menacé par le renard, je m’élançai. Vite ! C’est que le Graoully ne l’entendit pas de cette oreille. Il se lança à ma poursuite. Ses lourdes pattes griffaient le sol. Je courais, ou plutôt je marchais en canard… à trop faible allure. Le Graoully me rattrapa sans peine. Il m’agrippa…

 

- Mais, c’est l’piat Chlodère. Ousque vâs raouer comme ça ?
Je me débattis.
- Chez la môman !
C’était une vieille femme qui me trainait par le bras. Elle était si peûte qu’un moment l’idée me traversa que ce devait être une sorcière. Mais non, c’était… c’était la cuisinière du Graoully. Pour sûr ! La cuisinière du Graoully… J’essayai de m’échapper. En vain. La pression sur mon bras s’accentua. Elle allait m’attraper par les pieds, la tête en bas. Clac ! Un coup de hachoir, elle allait me couper le cou. Je me débattis. J’échappais. Le Graoully, enfin la cuisinière du Graoully m’empoigna... Tambour battant, elle me tira vers le garde-manger, me colla au lit en faisant grincer douloureusement les ressorts. Elle me plaça un truc sur la bouche… Sans doute un gaz pour m’endormir avant de me découper en morceau, me faire cuire dans une grande marmite et m’offrir en repas au Graoully.
- Et si t’sauves encore, j’te fais une piqûre !

 

Plus tard, notre maman me raconta le fin mot de l’histoire.

 

La journée chez la tatâ Nénète et le nonôn Popaul s’était, ma foi, fort bien passée. Pour fêter Pâques, la famille s’était réunie autour d’une bonne table. Deux beaux canards agrémentés de quelques verres pour les adultes, surtout pour les hommes. En fin d’après-midi, nous remontions en compagnie de nos grands-parents. Sur la place du marché, les Kiener de Dieuze avaient installé leur manège. Leur musique nous allongeait les oreilles, leurs lumières nous aspiraient les yeux.
- J’veux aller sur les manèges ! (réclama ma sœur).
- Fait trop froid.
Ma sœur piqua une colère. J’en profitais pour joindre ma voix. Si bien que la mémère prit position :
- Laisse-les donc faire un tour.
- J’ai pas envie que mes gosses chopent la crève !
Notre maman avait bien raison, il faisait un froid de canard. De son côté, notre mémère ne nous voulait aucun mal, bien au contraire :
- Hein, vous voulez allez sur les manèges ? C’est la mémère qui achète les tickets.
Notre maman maugréait. Notre papa finit par se ranger de notre côté tandis que le pépère restait neutre. Avec ce froid de canard, nous grelottâmes sur les manèges. On se réchauffait en essayant d’attraper le pompon. Ma sœur l’attrapa même deux fois. Et la mémère repaya de nouveaux tours.

 

Nous étions rentrés à la maison depuis un moment et nous n’arrêtions pas d’éternuer.
- Je savais qu’ils attraperaient la crève !
Presque immédiatement, j’avais tant hofié que mes parents s’étaient inquiétés. La situation avait empiré au point que notre papa avait enfourché son vélo et filé quérir notre bon docteur. J’avais chopé une broncho-pneumonie. Notre bon docteur m’avait transporté à l’hôpital. Si bien que lorsque j’avais cherché à m’évader, ce n’était point la cuisinière du Graoully qui m’avait remit dans le lit, mais la sœur Harpi. Et le truc sur la bouche… était de l’oxygène pour m’empêcher d’hofier.
Quant à ma sœur, elle resta alitée suite à un point de congestion.

 

Ah ! On s’en souviendrait des Kiener à Pâques et de ce froid de canard…

 

les 11 mars 2014 et 14 janvier 2022

 
 
 

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Date de dernière mise à jour : 08/11/2023

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