L’Otage

(Le père Galate)

 
 
 

Un homme habillé comme il faut, costume sombre, cravate noire et un beau chapeau sur la tête, descendait la rue. A leur hauteur, il lâcha un sec « Bonschour méchieurs-tâme ». L’Oda ne répondit pas. Par contre le père Galate enleva sa casquette, fit une parodie de révérence et pouffa : « Bonjour patron ». Un fou-rire secoua le père Galate. Il ricana :
- Ton Alsacien, Oda !
- Vous avez vu ? J’lui ai pas dit bonjour. J’vous ai pas menti l’aut’ fois.
- T’as bien raison, si ton ancien chef est aussi con… Arschloch ! 
- Oh, monsieur Galate ! (s’offusqua l’Oda).
- C’est vrai, quoi, c’est un trou du cul ton ancien chef ! Nom de Dieu ! C’est bien un Alsacien !
- Dîtes-voir, monsieur Galate…
- Quoi donc’ ?
- Vous êtes pas Alsacien des fois ?
Le père Galate éclata de rire. Il souleva sa casquette, plaqua ses cheveux gris sur son crâne, replaça sa casquette : « J’suis né là-haut… A Saverne ». En 1895, son papa avait été nommé Directeur des Contributions chez nous. Le père Galate atteignait les cinq ans. Autant dire qu’il n’avait pas connu l’Alsace. D’ailleurs, il parlait comme nous, sans accent. Si l’on ne connaissait pas son histoire, on le prenait pour quelqu’un de chez nous.
- Vot’ femme vient de là-haut aussi ?
Le père Galate ironisa :
- Penses-voir, c’est une baouée. Une vraie paysanne d’Chambrey. Elle est pas comme nous, gens de la ville, nème ?
- Mais, vot’ papa, c’est pas lui qu’a eu des ennuis pendant la guerre ? Mon père en parlait… Mais, il m’a jamais dit quesqu’i s’était passé.

 

Cette histoire là remontait à août 1914. Dès la déclaration de la guerre, les Français avaient envahi l’Alsace-Lorraine pour la délivrer des Allemands. Chez nous, ils étaient montés presque à Morhange. La contre-offensive allemande les avaient repoussés jusqu’aux portes de Nancy. Mais, avant de battre retraite, les Français avaient arrêté une quinzaine de personnes dans notre ville et les avaient emmenés en otages.
- On m’a dit ça. Des Allemands…
- Penses-tu Oda. Il y avait des Allemands. Mais, la majorité était des gens de chez nous. Lorrains ou Alsaciens comme mon papa ou le Maire, Monsieur Zinsmeister. Nom de Dieu, Oda ! Y’avait pas plus Français qu’mon papa.
Les otages avaient été emmenés sur Nancy. Trente kilomètres à pieds, prenant des coups lorsque l’un fatiguait et ralentissait la colonne. Heureusement, les otages s’entraidaient. C’est ainsi qu’un jeune de dix-sept ans, un nommé Beck avait soutenu et encouragé son papa. Tous les otages raflés en Lorraine et dans le Nord de l’Alsace étaient regroupés à Nancy. De là, on les envoyait dans divers camps de concentration à travers la France. Le jeune Beck et un électricien, tous deux de chez nous, avaient fait parti du même convoi que son papa. Ainsi, ils avaient pu veiller sur lui. Ils voyageaient dans des wagons à bestiaux, faisant leurs besoins ou mangeant sans pouvoir sortir même lorsque le train faisait de longues haltes pour laisser passer les convois militaires. Son papa s’agrippait à la petite fenêtre du wagon et braillait : « Vive la France », « Nous sommes Français » chaque fois qu’il le pouvait. « Mon papa était devenu comme fou… ».
Arrivé au camp dans le Centre de la France, les crises de démence s’amplifièrent. A chaque fois, le jeune Beck et d’autres camarades arrivaient à le calmer, du moins à le canaliser pour éviter que les gardiens ne le tabassent. Jusqu’au jour, cela faisait bien une semaine qu’il était dans le camp de concentration, son papa s’évada. S’évada est un bien grand mot. Il sortit de l’enceinte du camp, se planta au beau milieu de la vaste place et brailla « Vive la France ! Vive la France ! ». Les gardiens le rattrapèrent et l’abattirent sur place, deux ou trois balles de fusil dans le dos.

 

- Nom de Dieu, Oda ! Un bon Français assassiné par les Français. On a su tout ça bien après, en 1920, lorsque le jeune Beck est rentré.
- Et vot’ môman ?
- Quand mon papa a été emmené en otage, elle a fait dépression sur dépression. C’est ma sœur aînée qui s’occupait d’elle. Lorsque ma maman a appris qu’il avait été assassiné, elle s’est laissé mourir.
- J’savais pas tout ça…
- Nom de Dieu, Oda ! T’rappelle en 40, on voulait pas devenir Boches. Aujourd’hui, j’me demande si les Français sont pas aussi pires qu’les Boches.
- Et vos frères et sœurs ? Sont plus là ?
- J’suis le seul à être resté. Je garde la maison d’mes parents (rigola-t-il pour se donner une contenance) Mon frère aîné et le cadet sont en Allemagne depuis 1922. Ma sœur aînée est repartie en Alsace, l’autre au Canada. Mes autres frangins, l’un au Brésil, l’autre en Algérie. J’ai des nouvelles de temps en temps, sans plus. T’vois, les Français ont bousillé ma famille et, pourtant, j’suis toujours Français.
- Bâ, alôre, m’sieur Galate, vous êtes pas drôle aujourd’hui.
- On peut pas toujours rire, Oda (le père Galate ria de plus belle en manœuvrant sa casquette comme à son habitude. Bon, j’vâs r’tourner à mon ouvrage. Bon marché !

 

Le programme était simple ce matin, le père Galate fumait sa cigarette devant son atelier. Comme il le faisait bien souvent.
- B’jour M’sieû Galate !
- Ah, Oda ! Coment qu’c’est ? Et les Mioches ?
« Atchoum ! »
- Bénisse ! (que lui fit l’Oda) Les Mioches sont restés avec la tante. Elle leur raconte des histoires de jeunesse.
- Tu sais comment on sait qu’on passe de l’Alsace à la Lorraine ?
- Non… Dites voir… (« Atchoum ! ») A vos amours !
- Que les tiennes durent toujours (répondit le père Galate).
- Vous avez une sâprée reume, dites don’.
- J’me suis pris la pluie hier. Le temps que j’rentre, j’étais trempé comme une soupe. C’est une reume d’agneau, elle s’en ira avec la peau.
- Faut pas dire ça, m’sieû Galate. Vous avez le temps de mourir. Alôre : quand on passe…
- Nom de Dieu ! V’là ta copine.

 

Ils attendirent l’arrivée de la Mimie. Serrement de main avec le père Galate, embrassades avec l’Oda. « Ça va ? », « Bien, et toi ? ».
« Atchoum ! »                                                                         
- A vos souhaits ! (dit la Mimie).
- Crève charogne ! (rigola le père Galate).
- M’sieû Galate ! (protestèrent dans un parfait ensemble l’Oda et la Mimie).
- Quand on éternue l’métin, c’est qu’on aura un cadeau.
- Alors, tu passes devant chez moi et tu t’arrêtes pas ? (plaisanta la Mimie).
- J’savais pas que tu travaillais pas.
- J’ai droit à deux jours de repos par mois. Crois-moi, je ne vais pas leur en faire cadeau.
- Y’en a qui ont bien de la chance (railla le père Galate).
- Vous n’avez pas de règle, vous n’êtes jamais enceinte, alors de quoi vous vous plaigniez ?
- C’est qu’elle me boufferait (s’exclama le père Galate en riant) Tiens dis-moi, plutôt : comment on sait qu’on passe de l’Alsace à la Lorraine ?
- Sais pas…
Le père Galate réajusta sa casquette. Ses petits yeux s’animèrent d’une lueur maligne :
- On s’en aperçoit tout de suite… En Lorraine, les femmes sont plus grosses que les vaches.
Le père Galate éclata de rire. L’Oda et la Mimie firent semblant d’être choquées :
- M’sieû Galate, c’est pas gentil pour nous ! J’vâs le r’péter à vot’ dame.
- Ma femme ! Pouvez bien lui raconter tout ce que vous voulez.

 
 
Flech cyrarr

Allez à

Le vélo du Fanfan

(Le Vélo)

 

Le vélo du Fanfan
L’Otage

 
 

Date de dernière mise à jour : 27/06/2024

Questions / Réponses

Aucune question. Soyez le premier à poser une question.
Aucune note. Soyez le premier à attribuer une note !

Ajouter un commentaire