Maudit sac

Le Peût’ôme (2)

 
 
 

La traditionnelle cérémonie du lever s’était, ma foi, fort bien déroulée. Nous avions fait notre « coucou » à Fanny, avalé notre petit déjeuner.
- Et maintenant, débarbouillage (décréta notre maman).
- Non, j’ai froid ! (grognai-je. Bon, nous étions en août…).
- Ça fait deux jours que t’es pas lavé. T’vâs voir le Peût’ôme, va t’mett’ dans son sac et t’emmener dans sa lessiveuse.
- J’veux pas !
Notre maman ouvrit le cagibi et feûgna un bon moment. Elle en sortit la brosse de chiendent et l’agita sous mon nez :
- J’vâs te décrasser la peau avec !
Un bond me propulsa en arrière : « Pas ça ! ». Elle éclata de rire et rangea sa vinrats de brosse. Les balais et autres Océdars ne l’intéressèrent guère. Elle ne prêta pas plus d’attention à ses verrines remplies de confiture ou de légumes. Et encore moins à celles qui étaient vides.
Elle sortit la grande lessiveuse. Coula de l’eau dans la grosse cocotte qu’elle plaça sur la gazinière. L’eau chauffa. Enfin, pas trop, vu qu’elle ferma le gaz rapidement. Economies, économies… à nos dépends. La lessiveuse prit place sur la pierre à eau. L’eau tiède transvidée dedans ; hopla gaïsse ! Un coup de lavète par ci, un coup de lavète par là. Et, vas-y que je frotte. Voilà, j’étais propre comme un sou neuf. Et, maintenant, au tour de ma sœur. Pour elle, se laver était un jeu. Elle tapait dans l’eau pour provoquer des vagues et les… hauts-cris de notre maman.

 

Retour dans son cagibi, l’heure du ménage avait sonné. Nous en profitâmes pour nous éclipser. Un joyeux bonjour à la tante Agathe, couronné par quelques bonbons, nous nous trimbalâmes sur le trottoir. Enfin, pas que. Histoire de nous distraire, nous sautâmes sur la double-porte en fer de la mère Kélère. La réaction fut immédiate : « Fichez le camp d’là où j’appelle le Peût’ôme ! ».
Nous bâtîmes retraite en riant. C’est que le Peût’ôme ne nous effrayait guère. C’était une invention des adultes pour faire peur aux enfants qui n’étaient pas sages. Ils en parlaient, nous l’évoquions, sans jamais le voir, ni l’entendre. Alors, la mère Kélère pouvait toujours invoquer son Peût’ôme.

 

Le lendemain matin, programme semblable. Nous avions bien compris que le Sotré n’habitait pas là. Alors, pourquoi s’acharner sur la double-porte ? Bâ, alôres, on a bien le droit de s’amuser ! « J’vâs t’mettre en prison ». Nous rejouions la scène avec le Fanfan. Nous éclations de rire aux dépends de notre sergent de ville. Même le Fofo s’en régalait, il courait autour de nous en jappant joyeusement. Sauf que cette fois, la mère Kélère annonça :
- Vous voulez pas comprendre. V’là le Peût’ôme qui va vous mett’ dans son sac !
- R’garde ! (s’affola ma sœur).
Tout en grommelant des paroles absconses, une créature remontait la rue. La barbe en fouillis, le chapeau déformé qui tombait sur les yeux, habillé de guenilles. La créature beuglait je ne sais quoi tout en poussant un vélo d’un autre âge. Sur le porte-bagages, un sac de toile. Les enfants désobéissants qu’il venait de capturer s’y débattaient. Notre vision du Peût’ôme s’en trouva chambouler. Il existait bel et bien. L’heure n’était pas à se torturer l’esprit, nous prîmes les jambes à nos cous. Le Fofo qui couinait douloureusement arriva le premier. La tante Agathe s’inquiéta de nous voir dans un tel état. Pas le temps de lui fournir une explication. Une cavalcade dans l’escalier, nous nous précipitâmes dans la cuisine en faisant claquer la porte. Le Fofo se jeta sous la cuisinière. Notre maman accourut son torchon de poussière à la main :
- Qu’est-ce arrive ?
- Le Peût’ôme veut nous mettre dans son sac.
« Ouf… ». Notre maman se laissa choir sur la plus proche chaise. Enfin, nous reprîmes notre souffle, notre maman aussi. Nous racontâmes le fin mot de l’histoire.
- Combien d’fois, on vous a dit d’pas déranger madame Kélère ?

 

Sur le coup de midi, la mémère vint chercher la Mikète pour l’emmener chez elle, comme bien souvent.
- Oh, ma pauvre chatte, t’as eu peur. Et toi aussi mon pauv’ Dabo. Oda, c’est qui ce Peût’ôme ?
- J’sais pas, je l’ai pas vu (se moqua notre maman).
- Dans son sac, y’avait des enfants (affirma ma sœur).
- Oui mémère, c’est vrai ! Même qu’on les voyait gigoter (renchéris-je).
- Si y’a des types comme ça, j’dirais au pépère d’en parler à la gendarmerie.
- Môman, j’t’en prie. Et Mikète, tu te tiens tranquille, j’ai pas envie de passer trois heures à l’hôpital. Compris ?
- Oui môman (fit ma sœur en touchant la superbe cicatrice qui ornait sa lèvre).
- Et ça t’fais encore mal, ma chatte ?
- Juste un peu, mémère. L’aut’ fois, qu’est-ce j’avais mal. Et quand le docteur m’a recousu. Oulala ! Et la sœur Harpi qui m’empêchait de bouger.
- Elle pouvait même plus parler. Ça nous a fait des vacances, hein môman ? (fis-je répétant ce que notre maman serinait à cette époque).
Notre maman rigola. La mémère lâcha un : « Vous êtes des sans-cœurs ! ».

 

Vers 18 h, le pépère raccompagna la Mikète et nous apporta le pain. Il s’installa à la table, roula sa cigarette, la dégusta tout en sirotant un verre d'eau.
- Tiens ! J’ai ramené des bonbons d’la Dédée (m’offrit ma sœur) Quand on va au jardin, pépère ?
- Demain.
- On emmènera le Dabo, nème ? Et le Fofo aussi ?
- Oui, on ira tous ensemble.
Le pépère et la maman discutèrent de chose et d’autres tandis que nous jouions avec le Fofo.
- J’ai apporté une hake, une bêche et un râteau pour le Milou. J’les ai posés devant la porte de la cuisine d’été... (le pépère évacua l’histoire du Peût’ôme par un ricanement) T’connais ta mère, faut qu’elle dramatise tout.

 

Dès son arrivée, notre papa eut droit aux évènements de la journée. Le coup de la cave de la mère Kélère passa presque comme une lettre à la poste. Juste une petite réprimande : « Le Peût’ôme vous mettra dans son sac si vous continuez ». Il était trop heureux des outils offerts par son beau-père. Au point qu’il redescendit tout de suite les admirer sous toutes les coutures. « Avec ça, les légumes ont intérêt à bien se tenir ! ». Et notre papa décida de fêter ses nouveaux outils par un petit pastis.
- Sers m’en (réclama notre maman) Enfin, un Martini.
- Maintenant, j’travaille ici (il restait obnubilé) T’vâs voir le jardin. Fini l’piat carré près du hangar. Le Mimil’ m’a dit que son père avait un jardin à louer en-dessous du cimetière.
- J’vois pas la différence. Toute la semaine t’étais à Nânci et tu rentres encore plus tard que quand t’prenais la Micheline ou le car.
- Ça, le camion du Mièsse est moins rapide… Ça durera pas, j’serais bientôt sur un chantier ici. Y’a plein d’bâtiments qu’y vont s’construire : un groupe scolaire avec l’école primaire et un collège, des HLM…
- Si t’rentres pas avec la tête sous le bras.
- Oda, ça arrive pas souvent.
- Ma mère m’a encore parlé de samedi dernier.
- Qu’elle s’occupe de son frountze ! J’ai bien le droit de boire un coup de temps en temps.
- En attendant, c’est grâce à elle qu’on boucle nos fins de semaine. J’en ai marre d’ses réflexions.
- T’vâs voir quand j’aurai mon jardin…

 
 
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La suite :

Le Peût’ôme (3)
Maudit sac

 

Date de dernière mise à jour : 22/05/2025

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