Immense trou

Le Peût’ôme (4)

 
 
 

Nous étions à la fenêtre depuis un bon moment, il était encore plus tard que d’habitude :
- Pourra jamais faire son jardin en rentrant à point d’heure (grognait notre maman).
- Il est au bistrot ! (répondit ma sœur).
- Pourquoi t’dis ça ?
- Oh, c’est la mémère. Elle dit que le papâ va au bistrot.
- Elle f’rait mieux de s’occuper de son frountze.
- On dit pas ça d’sa môman !
Justement le petit camion du Mièsse apparaissait. De la cabine, le Mimil’ cria : « Salut Oda, ça va ? ». Le Mimil’ était un ami de toujours. Ha ! Ils en avaient fait lorsqu’ils étaient jeunes.
- Vous êtes arrêtés au bistrot, ma parole.
- Le travail, Oda. Le travail va nous tuer (badina-t-il).
Notre papa et Tonio sautèrent du camion. Igor passa la tête hors de la bâche et lança un joyeux « Bonsoir ». Il rajouta :
- C’est la faute au Tonio, il arrivait pas à couler son béton. Il pensait trop à sa dulcinée.
- Parce que vous aviez mal fait le coffrage (rigola Tonio).
- Taratata (plaisanta notre papa) Notre coffrage n’a jamais été aussi beau.

 

Notre papa fit à peine une remarque sur notre excursion en bas de la rue. Lui ne pensait qu’à ses cultures. Il aurait bien aimé prendre une ferme. Cela, je l’ai déjà narré... Mais, voilà, sa femme avait peur des vaches, des cochons et même… Non, pas des lapins. Eux, étaient confinés dans leurs clapiers sous le hangar. Et la volaille ? Allez vâ, nos poules n’étaient guère agressives. Et lorsque notre maman arrivait avec son sac de graines, elles caquetaient de contentement. Même lorsque notre maman traversait la cour pour aller vider son seau, les poules lui faisaient la fête et l’escortaient jusqu’à la baraque-chiottes. Et quand elle ramassait les œufs, pas une ne lui faisait de remontrance. Non, le danger ne venait point de là...
C’est qu’une maudite bestiole veillait sur la basse-cour. Elle avait un de ces regards qui vous faisait graouillouter l’estomac : « Il a les yeux du nonôn Auguste ! » s’offusquait notre maman. Le nonôn Auguste était mort depuis quelques années. C’était son parrain. Lui qui avait été si gentil… Tu vas me dire : cette maudite bestiole avait un mauvais regard, soit ! Est-ce pour autant qu’elle représentât un danger ? A la moindre occasion, cette maudite bestiole plantait son bec dans les mollets de notre maman.
- Moi, il m’a jamais becquer (pavoisait notre papa).
- Si ça continue, j’irai plus vider le seau.
Notre maman aurait bien déversé le contenu de son seau hygiénique sur cette maudite bestiole. Ne va pas croire qu’elle s’en laissait compter. Dès qu’il s’approchait, elle lui foutait des coups de pied. A la fin, on ne savait plus qui était le plus agressif. Le coq avec son coup de bec récursif ou notre maman avec son coup de pied préventif.
Notre maman avait la frousse du coq. Nous, nous avions la frousse du Peût’ôme…

 

Sous l’apparence de la Bianche-tète, le Sotré nous avait conté la fiawe du Peût’ôme. Malheureusement, elle mettait en scène l’individu au début de l’Humanité, enfin presque.
- On va r’tourner chez la Bianche-tète (proposa ma sœur. Pas plus que l’autre jour avec notre maman, nous ne trouvâmes la maison de la Bianche-tète au Beaurepaire. Le Fofo couina douloureusement) Elle nous a vraiment abandonnés. Mon pauv’ Fofo, nous v’là bien…
- Quesqu’on fait ? (m’angoissai-je. Dans le chemin qui longeait le tribunal, traînait le Chanoire. Il miaula dès qu’il nous aperçut) Veut nous jouer un tour en vache.
- C’est not’ copain (ma sœur secoua la tête pour donner plus d’assurance à ses dires).
Nous allions traverser la chaussée… Le Chanoire glapit comme si on venait de lui marcher sur une patte. Il s’élança, déguerpit comme le vent. Disparut. A quarante mètres de là, le Peût’ôme traversait la rue…
- On le piste.
- Va s’faire encore engueuler pass’qu’on part trop loin.
- La môman saura rien. Allez, ramènes-toi !
Comme à l’accoutumée, le Peût’ôme poussait son vélo. Sur le porte-bagages, son sac en toile semblait bien joufflu… C’était bien le même sac que ceux du Claudi. Sur le cadre du vélo étaient arrimées une pelle et une pioche… Le Peût’ôme atteignait la pointe, là où s’élevait la statue de la Vierge. A gauche, la route filait sur Nancy. Il prit à droite, la petite route qui montait. Il atteignait le muret qui entourait la Suisse des Morts.

 

Le ciel s’obscurcit comme si la nuit cavalait vers nous. Moôn ! Une bourrasque balaya la chaussée. Nous en vacillâmes. Le Graouli ! Une boule de feu gicla de sa gueule. L’effrayant hurlement qui l’accompagnait nous donna des ailes. Des petites boules piquantes nous bombardèrent.
Le Graouli cracha une nouvelle boule de feu. Le jour ressuscita… un bref instant. Les hurlements se firent plus insistants, de plus en plus puissants. Les petites boules cognaient nos têtes, mitraillaient les pavés, rebondissaient. Ô rage, nous galopions vers notre maison.
Tous phares allumés, une automobile s’immobilisa devant chez nous. De sa fenêtre, la tante Agathe criait :
- Vite ! Vite ! (Ma sœur et le Fofo arrivèrent les premiers) Vite le Dabo ! (m’encouragea la tante. Elle referma aussi sec sa fenêtre).

 

Comme chaque soir, bien trop tard au goût de notre maman, le camion déposa notre papa. Cette fois, le Mimil’ ne nous adressa qu’un bref salut et tous les passagers descendirent. L’homme assis à la place passager de la cabine se pencha par la porte conducteur :
- Vous en faites pas, je règle tout ça samedi…
- T’as intérêt pass’que moi je descends au bureau. J’te préviens !
- T’énerves pas Milou, c’est mon rôle de chef d’équipe.
- Dis-lui aussi qu’il nous doit la prime de panier (renchérit Igor) Et la paye c’est le samedi matin, pas lundi ou mardi.
- S’il file rien, on descend tous samedi prochain au bureau ! (menaça le Mimil’ sur un ton agressif) Hein, Tonio ? Hein, Nano ? Hein, Dani ?
Tous approuvèrent. Le Nano, un peu moins enthousiaste que les autres. Et ça discutait, ça discutait…
- Une vraie pipelette. Pire que toi, nème môman ? (railla ma sœur).
Notre papa arriva bien remonté.
- Ça discutait dur, même ta fille l’a remarqué (persifla notre maman).
Il venait de toucher sa première paye. Selon ses calculs, lui comme ses camarades travaillaient 50 heures par semaine. Or, le Mièsse ne leur en avait payé que 46. De plus, ils n’avaient pas de prime de panier.
- Soi-disant que c’est son camion qui nous transporte, ça ne nous coûte rien. Donc, ça compense nos frais de repas (C’est ce qu’avait rapporté le chef d’équipe. Il devait en reparler à la réunion en fin de semaine) On saura rien avant lundi matin vu qu’il habite un village.
Ce soir et pendant tout le repas, il ne fut pas question de culture. C’était comme si notre papa avait perdu ses légumes en route. Et vas-y qu’il rameûssait. Et le Mièsse allait voir de quel bois il se chauffait. Et le Mièsse avait intérêt à payer toutes les heures. « Faut pas m’prendre pour un con ! ». S’il le fallait, notre papa irait au syndicat. S’il le fallait…

 

Le lendemain, ma sœur n’allait pas de la journée chez la mémère. C’est que les mardis, notre mémère participait à des goûters avec des dames de la Haute. Disons plutôt avec des épouses de gens bien comme il faut.
Il y avait l’épouse de l’ancien notaire qui possédait le moulin sur le canal. Il était le Président de l’Association de pêche. Il y avait l’épouse du propriétaire de la scierie qui possédait plusieurs maisons et je ne sais combien de terrains. Il était Président des Commerçants, Artisans et Industriels. Il y avait aussi l’épouse d’un ancien colonel qui avait fait les colonies. C’était le Maire d’avant-guerre. Son frère était Chanoine à la Cathédrale de Metz. Il y avait l’épouse d’un des fabricants de remorques agricoles qui possédait un immense magasin où on vendait des tracteurs, des moissonneuses, des charrues. Notre papa avait travaillé quelques mois chez lui. Il disait que l’homme était plutôt sympa, pas arrogant ni prétentieux comme « sa bourgeoise ». Mais « un patron, reste un patron ».
Il y avait aussi l’épouse du marchand de grains. Elle, notre maman l’aimait bien « elle est simple comme tout. Et gentille, tu ne peux pas savoir ». Son fils était un copain de notre maman.
Que faisait notre mémère avec cette brochette huppée et hautaine ? Après tout, son mari était un petit fonctionnaire. Ben oui, un huissier à la Sous-préfecture est certes indispensable, mais il est loin de faire partie du gratin de l’administration. Notre papa la raillait : « La belle-mère veut péter plus haut que son cul ». La mémère rétorquait sèchement : « Vous saurez, Milou, que je n’ai pas de derrière et que je ne vente pas ». Si le nonôn Popaul était présent, il en rajoutait une couche et il avait droit, lui aussi, à une volée de bois vert. Et comme ses filles riaient, surtout notre maman, notre mémère rajoutait : « Vous saurez que je dois tenir mon rang. Mon père était Directeur de la saline ». Tout le monde faisait semblant d’y croire. Ses sœurs, surtout la tante Luluce, haussaient les épaules en précisant : « Oui, oui, il était contremaître ».

 

Donc, ce jour-là, ma sœur n’allait pas chez la mémère. Alors, après manger nous sortîmes. Coup de chance, le Peût’ôme sortait de la Cour des Miracles. Il discuta un moment avec la vieille dame assise devant la porte. Aussitôt, ma sœur tira la conclusion qui s’imposait. Le Peût’ôme s’était emparé de la Cour des Miracles et de son Puits aux Bébés. Le Peût’ôme puisait les enfants et les emportait à la Suisse des Morts. Voilà pourquoi le Puits aux Bébés était tari. Voilà pourquoi la vieille dame empêchait les bonnes gens d’entrer.
- Vous êtes encore sur une enquête ?
- Oui, tante Agathe.
- Partez pas loin, nème ?
- Non, tante Agathe.
Le Peût’ôme s’ébranla. En poussant son vélo, il remontait la rue. Il traversa pour rejoindre notre trottoir.
- On s’planque ! (ordonna ma sœur).
Nous rentrâmes en vitesse dans le couloir, claquâmes la porte. Les braillées inintelligibles s’amplifièrent. Elles devinrent toutes proches. Le Fofo dressa les oreilles, grogna. Les braillées s’éloignèrent, faiblirent. « On y va ! ».
Le Fofo s’élança en jappant. Nous eûmes bien du mal pour le retenir et le faire taire. Le Peût’ôme nous devançait d’une trentaine de mètres. Une distance qui nous permettrait de nous enfuir si l’idée lui prenait de nous capturer. Sur sa trace, le Chanoire. Dès qu’il nous entendit, il miaula comme s’il voulait nous dire qu’il n’y avait pas de péril. Du moins, c’est ce que prétendit ma sœur.
- L’aut’ jour, nous a envoyé le Graouli pour nous bouffer ! (maugréai-je).
- C’est pas d’sa faute ! L’avait pas vu le Graouli.
De la maison vis-à-vis parvint :
- Vous n’allez pas sur la route !
- Non, Fanny…
- Et vous ne dépassez pas la rue du Beaurepaire, c’est compris ?
Oh, elle n’allait pas arrêter de crier. A force, elle allait nous faire repérer…
- Oui, Fanny (grogna ma sœur).

 

Et toujours le sac en toile bien joufflu arrimé au porte-bagages par des tendeurs. Et toujours la pelle et la pioche accrochées au cadre du vélo. A sa suite, nous traversâmes la rue du Beaurepaire, longeâmes la ferme. A la pointe, la statue de la Vierge. Il prit la route qui montait.
- I vâ à la Suisse des Morts. Comme hier.
- Là ousqu’y’a la mémère Maria et les autres ?
- Oui !
- T’as déjà été ?
- J’suis passée d’vant quand on a été à La Marchande avec le papâ. J’ai vu. C’est beau... Mais le papâ l’a pas voulu entrer. C’est là qu’le Peût’ôme vâ. Tu peux en être sûr.
- Bâ, alôre. Faudra demander à la Mélie c’que le Peût’ôme fait à la Suisse. Elle dira...
- Elle dira rien ! On lui d’mand’ra rien. Le Peût’ôme i met les piats enfants dans un trou. Alôre, elle va pas dire.
- Bâ, alôre… Oh, r’garde les beaux chiens.
Qu’est-ce qu’ils étaient gros. A côté, notre Fofo paraissait tout riquiqui. De beaux et longs poils blancs. D’autres poils formaient des tâches brun-rouille. Une tête énorme avec des poils noirs. L’un d’eux passa son museau entre deux barreaux. Trop grosse, sa tête resta à l’intérieur. Notre Fofo essaya de faire connaissance. Une langue démesurée lui enveloppa la tête. Le Fofo recula en couinant. L’autre lui répondit par un wouaf étouffé.

 

Le Chanoire nous appelait. En vain. Nous restions hypnotisés par les gros chiens. Ma sœur caressa la tête de l’un d’eux. Il sembla apprécier. Voyant qu’il n’y avait nul danger, je caressais l’autre chien.
- C’est la chienne.
- Comment t’sais ? (m’étonnai-je).
- Passqu’elle est plus petite.
- N’importe quoi ! T’es plus grande que moi et j’suis un garçon.
- J’ai pluss’ d’années !
Elle ne me convainquit guère, mais comme elle voulait toujours avoir raison… Quant à notre Fofo, il gardait ses distances, histoire de ne pas subir un nouveau coup de langue.
Le Chanoire nous avertit. En vain. Nous n’entendîmes même pas le camion arriver. Nous ne vîmes même pas le camion couper la route et se diriger sur nous…

 
 
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La suite :

Le Peût’ôme (5)
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Date de dernière mise à jour : 22/05/2025

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