Le Puits aux Bébés

Le Peût’ôme (8)

 
 
 

Le silence régnait. Nos pas crissèrent à nouveau dans nos cerveaux. Les pavés étaient gros, disjoints, tords-pieds. Encore pire que ceux de notre trottoir. Vingt mètres, trente, peut-être plus, interminable. A quelques pas, sur la gauche, la cour… Une nouvelle goutte d’humidité hérissa ma tignasse…
L’effrayant vacarme reprit. Des gerbes d’étincelles jaillirent. Nous étions comme tétanisés.
- Aaaaaaah ! (braillâmes ensemble).
Le Graouli !
- Aaaaaaah ! (braillâmes de plus belle).
La peau de mes bras ressemblait à celle d’une volaille que l’on vient de plumer.
Vacarme et étincelles cessèrent… Un grognement succéda… De lourds pas approchaient… Le Fofo se ramassa sur lui. Il aurait pu se faufiler entre deux pavés, il l’aurait fait… De l’angle surgit…
- Aaaaaaah ! (braillâmes encore plus fort).
Cheveux ébouriffés. Barbe en bataille. Un affreux rictus déformait son visage. Des yeux haineux sortaient de sa tête. Des sourcils épais et foncés. Un dos vouté. Le trou béant de son pantalon bleu laissait entrevoir une cuisse velue. A sa main… A sa main… Muet, paralysé, je l’étais devenu. Ma sœur articula difficilement :
- Le… Le Peût’… Le Peût’… ôme… Le Peût’ôme…
A sa main… Un immense couteau.

 

- Nom de Dieu ! Heurlin, encore en train de traumatiser les enfants ?
- J’y peux rien, Galate. J’étais en train d’aiguiser mon couteau… J’ai entendu des cris, j’suis v’nu voir c’qui passait. Vraiment, j’suis confus. Voulais pas les effrayer…
- Paye ton chlouke pour te faire pardonner ! (rigola le père Galate en lui tapant sur l’épaule).
- Bière, vin… Amer bière, si vous voulez. Et limonade pour les Mioches ?
Pas tout à fait remis de notre frayeur, nous bafouillâmes un « Oui… » bien mou.
Nous étions assis dans cette petite salle aux murs décrépis. Malgré la vaisselle qui traînait sur la pierre à eau, c’était bien propre. Notre maman aurait sûrement dit : « Pour un homme, il tient bien son ménage ». Nous sirotions en silence nos limonades. Apaisé, le Fofo ronflait en toute quiétude sous la chaise de ma sœur.
Etait-il vraiment le Peût’ôme ?

 

Le père Galate tenait le crachoir. Il expliquait de long en large l’histoire des heures supplémentaires et le refus de payer la prime de panier. Le Heurlin hocha la tête :
- Plus on a, et plus on veut en avoir. Le Mièsse est un patron comme les autres (Cela, notre papa et le Mimil’ le savaient. D’ailleurs, ils le dirent sans détours. Le Heurlin répondit simplement) C’est pas le cheval qui gagne l’avoine qui la mange.
Notre papa et le Mimil’ s’emballèrent subitement. Dès lundi, ils arrêteraient de travailler, le Mièsse serait bien obligé de leur payer les heures et la prime de panier.
- Vous êtes combien dans la boîte ? (demanda le Heurlin).
- Quatre-vingts, par là…
- Et combien pour la grève ? Pass’que là, arrêter le travail, c’est faire grève.
- Je sais ! (se vexa notre papa) Toute notre équipe : six gars.
- Six sur quatre-vingts. Vous allez vous embourber dans un mauvais pas. Le Mièsse n’en a rien à faire de six gars, il vous foutra à la porte. Vous avez discutez avec les autres chantiers ?
- On discutera lundi ! (claqua notre papa).
- Commencez par là. Vous voulez pisser avec les grands, mais vous n’arrivez pas à lever la jambe avec les petits !
Notre papa devint blanc de colère…
- Vous êtes qui pour causer comme ça ! Moi, mon père était responsable CGT du bâtiment pour la Meurthe-et-Moselle. Il a fait 36 ! Et j’ai fait des grèves à Nânci !
- Nom de Dieu ! Du calme Milou…
Le père Galate expliqua ce que je les jeunes ignoraient et ce que les vieux ne voulaient plus se souvenir. Pour la quasi-totalité de la ville, le Heurlin n’était que le « peau d’lépins » à qui ils donnaient la peau du lapin qu’ils venaient de tuer…

 

- Des peaux d’lépins ? (s’écria ma sœur) C’est des peaux lépins qu’t’a donné le père Chnapsidee l’aut’ jour ? C’est des peaux d’lépins que t’mets dans ton grand sac ?
- Dis-donc Mikète ! On coupe pas la parole aux adultes (la rabroua notre papa).
- Laissez monsieur Milou, votre fille a bien le droit de savoir. Hé oui, la pètiate, plein d’gens m’en donnent.
- Ils donnent pas leurs piats enfants ?
- Piats enfants ? (répéta le Heurlin, troublé).
- Des petits enfants qui sont pas sages, quoi ! (grogna ma sœur).
- Non, non pas des piats enfants (s’excusa presque le Heurlin) C’est des peaux d’lépins… Des peaux d’lépins… (Ma sœur sembla satisfaite. Et pourtant ça cogitait… Le Heurlin reprit en s’adressant à notre papa et au Mimil’) Ce que le Galate veut vous dire, c’est que tout le monde me prend pour un gars qui n’a pas toute sa tête…
Le Heurlin était prisonnier chez les Russes au moment de la Révolution bolchévique. Comme d’autres soldats allemands, il discutait avec « leurs frères russes ». Il avait été libéré en promettant de ne pas prendre les armes contre la République des ouvriers. Le Heurlin avait été au-delà. Ayant rejoint son régiment, il avait participé aux Comités allemands de novembre 1918 avec Rosa Luxemburg. Bêtement, il avait crû que l’ambiance serait la même chez nous. Lorsqu’il rentra à la mi-décembre, la douche fut froide :
- Les gens voulaient être Français. Ils s’en foutaient pas mal de la Révolution ouvrière et de la République socialiste d’Alsace-Lorraine… On m’a traité de Prussien… De vendu aux Allemands…
Le père Galate fit une grimace, mais n’en dit pas plus. Par contre notre papa :
- Vous êtes Communiste, quoi !
- Cela dépend de ce que vous appelez Communiste… Si c’est Staline ou Thorez, certainement pas !
- Qu’est-ce ça à voir avec not’ grève ?

 

Les grandes personnes étaient parties dans leur couarail. Quand ma sœur avait quelque chose en tête, elle ne l’avait pas ailleurs. Une illumination :
- Et les peaux d’lépins, t’les mets dans l’trou en Suisse ?
- En Suisse ! En Suisse ? J’vâs pas en Suisse…
Le père Galate expliqua ce que représentait la Suisse pour nous. Le gros rire du Heurlin secoua presque la table. Il stockait les peaux de lapins dans la maisonnette vis-à-vis. Une fois par mois, un grossiste de Metz passait avec son camion pour les acheter.
- Au cimetière… Enfin, en Suisse, je creuse un grand trou pour mettre les morts dedans.
- On croyait que c’étaient les piats enfants que t’mettais dans l’trou.
- Les morts, c’est quand les personnes sont trop vieilles ou malades (affirmai-je, répétant là ce que nous avait apprit la tante Agathe).
- C’est ça. On les met dans un cercueil…
- C’est quoi un cercueil ?
- Quand on r’viendra du jardin, j’vous montrerai (intervint le père Galate) J’suis juste en train d’en faire un.
- C’est qui qu’est mort ? (demanda notre papa).
- Madame Spritz (répondit le Mimil’) J’ai vu ça dans le journal. L’enterrement, c’est vendredi, j’crois.
- Nom de Dieu ! C’était une belle femme, bien roulée…
- Ah ! Galate te changeras jamais. La Rosa Luxemburg, elle t’aurait entendu, elle t’aurait foutu son pied au frountze.
- Penses-tu, elle aurait succombé à mon charme.
- Ceci dit, madame Spritz était gentille et elle m’a toujours bien considérée. Son mari aussi (affirma le Heurlin).
- C’était not’ secrétaire de Mairie. Ils habitaient la rue de la Gare vers le Bureau de la Sécurité Sociale.
- Avant la guerre, Mimil’… Après ils étaient en retraite et ils restaient pas loin de la Gendarmerie. Lui, il est mort il y a deux ou trois ans. Nom de Dieu, Milou ! Toi qui aimes danser, tu les aurais vus faire la valse. C’est bien simple, on arrêtait de danser rien que pour les regarder.

 

La discussion repartit sur la grève. Au début de 1919, le Heurlin avait essayé de lancer un mouvement à la soudière. Mal préparée, la grève avait rapidement échoué et les ouvriers s’étaient désolidarisés de cette poignée d’hommes qui prônaient la République socialiste. La petite dizaine avait été licenciée au bout de cinq jours sans avoir réussi à entraîner leurs camarades. Et même pire, certains s’étaient rangés du côté du patron.
- J’ai appris qu’une grève, ça se préparait. Trop tard, j’avais plus le moral et mon meilleur copain s’est suicidé. Tout le monde en ville me regardait de travers…
Le Heurlin habitait, avec ses parents, une maisonnette de la cité Solvay. Les patrons de la soudière les avaient foutus à la porte et expulsés de leur logis. Le père Galate les avait ramassé dans la rue et, depuis, il les logeait ici, dans la ruelle des Sorcières. Puisqu’on le prenait pour un dégénéré, le Heurlin jouait au dégénéré.

 

Les adultes commençaient à nous saouler avec leur discussion à la mord-moi le nœud. Ma sœur me glissa : « On va voir le Puits aux Bébés ». Elle profita d’une pause :
- On peut sortir papâ ?
- On va y aller…
- Nom de Dieu ! J’vâs vous montrer le jardin (avança le père Galate).
- N’oubliez pas ce que j’vous ai raconté (fit le Heurlin) Ce sont peut-être les racontars d’un vieux fou, mais peut-être pas… Préparez votre grève, discutez de vos revendications avec les autres gars, réunissez-vous, encouragez les hésitants. Et lancez votre grève seulement lorsque vous serez suffisamment nombreux. Pas avant.
- Oui… Oui… (fit notre papa sur le même ton que le faisait ma sœur quand elle voulait dire : « cause toujours, tu m’intéresses »).
Le père Galate entraîna notre papa et le Mimil’ vers le jardin.
- Allez, vous deux !
- Oui papâ, dans cinq minutes (répondit ma sœur).
- Pas dans la rue, nème !

 

Ma sœur profita que le Heurlin se retrouvât seul pour lui demander s’il connaissait le Puits aux Bébés. En compagnie du Heurlin, cette fameuse ruelle des Sorcières devenait presque agréable. Sauf que mis à part celle du Heurlin, toutes les maisonnettes étaient abandonnées. Le même genre de maisonnettes entouraient la Cour des Miracles. Au centre : « Le v’là, vot’ Puits aux Bébés ! ». C’était quand même bizarre. Avant, on ne comprenait pas ce que braillait le Peût’ôme, enfin le Heurlin. Et maintenant, ses paroles étaient limpides.
Décevant ! Somme toute frustrant. Un immense trou, disons plutôt un profond trou. Le Puits aux Bébés n’avait rien d’extraordinaire.
- C’est là que la sage-femme puisait les enfants ?
- Oui (rigola le Heurlin).
- Alors, c’est là que j’suis née… (regrettait presque ma sœur).
- Moi, c’est à la maternité de l’hôpital, pass’que le puits était tari.
Ma sœur toucha le vieux seau en bois cerclé de fer qui traînait sur la margelle. Celui-ci était relié à une corde enroulée sur une grosse poulie. Elle demanda : « Et si on descend le seau ? ». La poulie couina douloureusement lorsque le seau descendit la dizaine de mètres. Le Fofo dressa les oreilles. Elle couina encore plus cruellement lorsque le Heurlin remonta le seau. Le Fofo se dressa sur ses pattes arrières et posa celles de devant contre la margelle. Nos yeux s’écarquillèrent lorsque le seau refit surface… Le Heurlin déposa le seau à nos pieds. « Oooh ! » fîmes dans un parfait ensemble. Le Fofo approcha et jappa de ravissement…

 
 
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La suite :

Le Peût’ôme (9)
Le Puits aux Bébés

 
 
 

Date de dernière mise à jour : 26/05/2025

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