Epaule démise

Le Peût’ôme (10)

 
 
 

Le lendemain matin « Peaux d’lépins ! Peaux d’lépins ! » résonnait lorsque nous descendîmes l’escalier. Dans notre précipitation, nous effrayâmes la grosse araignée noire qui traînait dans le couloir. Elle se carapata sous la porte de la tante Agathe. Le Fofo sur nos talons, nous sortîmes dans la rue.
- Bonjour Mikète ! Bonjour Dabo !
- Bonjour tante Agathe, on repasse te voir tout à l’heure.
- Bonne promenade et partez pas trop loin !
- D’accord tante Agathe.
« Peaux d’lépins ! Peaux d’lépins ! ». Nous rattrapâmes le Heurlin juste à la hauteur de la mère Kélère. Après les salutations d’usage :
- T’connais la mère Kélère ? Quand on passe sur sa cave, on tape des pieds pour la faire crier (dit ma sœur en joignant l’acte aux paroles).
- Vous êtes des chenapans (rigola le Heurlin) Faut pas importuner les personnes âgées.
- On aime bien quand elle gueûle (fit ma sœur d’un air malicieux).
- Elle est pas à sa fenêtre (regrettai-je).
- Elle est à l’hôpital depuis hier soir (répondit le Heurlin).
- Alors, t’vâs creuser un trou pour elle ?
- Non, non (rigola le Heurlin).

 

Nous lui contâmes nos démêlés avec la mère Kélère : les sauts sur les portes en fer, l’intervention du Fanfan, la visite de la cave en compagnie du cousin Claudi, etc. La mère Kélère en avait tellement marre qu’elle nous avait menacé du Peût’ôme :
- Elle a dit que c’était toi le Peût’ôme. Ça, on avait peur. On croyait que tu ramassais les piats enfants qu’étaient pas sages.
- Et vous croyiez toujours que j’suis le Peût’ôme ?
Un jappement lui répondit :
- Tu vois, même le Fofo dit que t’es pas le Peût’ôme. A mon avis (reprit ma sœur en prenant une moue sérieuse) le Peût’ôme, c’est la légende. Nème, Heurlin ?
- Absolument d’accord avec toi. C’est une fiawe.
Ce mot lorrain signifiait à la fois légende et fable. Les fiawes racontaient la réalité en l’enjolivant, en la déformant. Elles servaient à la fois à nous apprendre l’histoire de notre pays, à nous donner une morale, à comprendre les choses de la vie et à nous divertir.
- Bientôt, vous trouverez le Peût’ôme.
- Il existe ? (nous effarâmes dans un parfait ensemble, même le Fofo glapit d’effroi).
Le Heurlin répondit par une salve de rire et lâcha un joyeux « Cherchez, cherchez. Vous verrez ». Allez vâ, il nous taquinait.

 

Il nous raconta qu’il nous avait vus lorsque nous l’avions pris en filature. Aussi bien le jour de l’attaque du Graouli, pardon du fameux orage, que le jour où nous nous étions arrêtés pour admirer les saint-bernards de l’Hubert. Pourquoi ne nous avait-il rien dit à l’époque ? Simple : s’il parlait à un enfant, les adultes l’accusaient de tous les maux.
- Ils te prennent pour le Peût’ôme !
- En quelque sorte (rigola le Heurlin sans plus développer).
Vis-à-vis, le Grilou nous observait. Ses grandes oreilles étaient dressées, orientées vers nous. Plutôt vers notre Fofo. La queue bien droite était levée. Il fronçait le museau et découvrait de beaux crocs. Le Grilou était censément prêt à bondir, à traverser la rue… Notre pauvre Fofo allait se faire massacrer. Le Heurlin appuya son vélo contre sa hanche, frappa des mains et brailla au point de nous briser les tympans. Le Grilou rabattit ses oreilles, sa queue fila entre ses pattes. Un brusque demi-tour, il se réfugia dans sa maison.
- Le Grilou a peur de toi !
- C’est le chien du Heûle que vous appelez comme ça ? (rigola le Heurlin) C’est un sauvage comme moi. Il me comprend mieux que la plupart des gens d’ici.

 

Au passage, nous saluâmes la Mélie qui montait à la Suisse des Morts :
- Où vous allez encore raouer ? Vinrats ! Vous dépassez pas la place du Marché. Compris ? (fit-elle sans même adresser un regard au Heurlin).
- Oui, Mélie (souffla ma sœur. Puis s’adressant au Heurlin) Pourquoi tu creuses des trous en Suisse ?
- Ben… Pour mettre les morts. J’vous l’ai dit l’aut’ jour…
- C’est la Licorne et son carrosse qui apportent les morts.
- On peut voir les choses comme ça (rigola le Heurlin).
- C’est toi qui met les belles pierres là ousqu’y a les morts ?
Un mort fournissait du travail à nombre de gens. Le Heurlin creusait, puis rebouchait le trou. Le père Galate fabriquait la longue caisse en bois qu’on appelait cercueil. Le père Karmann taillait et posait les belles pierres que le Heurlin appelait « marbre ». Le cocher conduisait la Licorne et son carrosse, enfin le corbillard. Sans oublier les Klène qui vendaient des fleurs, le notaire qui s’occupait de la succession et de l’héritage… Et, le plus souvent, le curé. « Une vraie industrie », rigola le Heurlin.
Nous atteignions la place du Marché :
- Bon assez parlé pour aujourd’hui. Maintenant, vous remontez chez vous. En restant sur ce trottoir, nème !
- Oui Heurlin. Vite, on s’barre avant que la Lolote nous attrape comme l’aut’ jour (rigola ma sœur en s’élançant).
- Au revoir ! (cria le Heurlin).
Nous ne lui répondîmes même pas tellement nous étions pris par notre course. « Peaux d’lépins ! Peaux d’lépins ! ».

 

Encore une fois, ce fut le Fofo qui arriva le premier à la maison. Notre maman, la tante Agathe et la Mélie était en grande discussion.
- Dîtes-donc vous deux. Qu’est-ce que vous faisiez avec le Heurlin ?
- On discutait…
- Vous me ferez le plaisir de ne pas aller avec le Heurlin, c’est compris ! (Ma sœur haussa les épaules, notre maman s’adressa à la Mélie) Heureusement que tu m’en as parlée.
- Avec ce haltata, on sait jamais. Vinrats d’vinrats !

 

Le samedi matin, tandis que notre papa était parti faire sa lutte contre le patron, notre maman sa lutte contre la poussière, nous nous baladions. Le Heurlin redescendait de la Suisse, nous l’accompagnâmes un bout de chemin.
- Tu t’rases pas ? (s’étonna ma sœur) Mon papâ, y s’rase tous les jours (Un haussement d’épaules lui répondit) T’as un nouveau pantalon.
- Il a pas d’trous çui-la (remarquai-je).
- C’est le Goupil qui me l’a donné.
- Pourquoi il t’a donné un pantalon Monsieur Goupil ?
Le Heurlin, le père Galate et Monsieur Goupil étaient du même âge. Ils avaient été à l’école ensemble. Autant dire, des copains d’enfance. Suite à ses démêlés avec la soudière Solvay, seul le père Galate était resté fidèle et l’avait aidé. C’était grâce à lui qu’il avait retrouvé un logis et le travail de fossoyeur. Monsieur Goupil l’avait longuement boudé. Le temps passant, les anciennes rancœurs s’estompaient… et Monsieur Goupil l’aidait comme il pouvait.
- Alors si Monsieur Goupil devient mon copain, il me donnera aussi un pantalon ?
- Sans doute…
- Pass’que j’en ai marre d’avoir froid. En culottes courtes, c’est pas bien en hiver !
Le Heurlin répondit par un gros rire.

 

Le père Galate devait être partie chez un client, car son atelier était fermé. Vis-à-vis, la vieille femme à la chevelure blanche ramenée en chignon était assise devant la porte cochère de la Cour des Miracles. Le Chanoire était assoupi sur ses genoux. Le Heurlin lui adressa un signe de la main.
- T’connais la Bianche-tète ?
Le Heurlin me regarda avec un air tellement ahuri que je lui désignais la vieille femme.
- Ta bianche-tète, c’est ma mère.
- Ta mère, c’est la Bianche-tète ! (affirmai-je).
Nous lui contâmes notre rencontre avec la Bianche-tète du Beaurepaire.
.- Arrivé à un certain âge, tout le monde devient bianche-tète. Quant à votre Chanoire, c’est son châle qu’elle a sur ses genoux.
Le Heurlin ne voulait pas en dire plus. En fait, il était comme les autres grandes personnes : il niait l’évidence.

 

Nous lui racontâmes ce que nous avait appris la Bianche-tète : l’histoire de notre monde, celle de la Sotrée qui vivait dans les temps anciens. Pour nous, il n’y avait pas de doute, c’était le Sotré qui se déguisait en Bianche-tète.
- Le Sotré, vous croyiez… (ironisa le Heurlin).
- Si !
Même que le Sotré prenait l’apparence d’une boule de feu ou d’un automobiliste. Pour preuve le feu dans la cheminée ou le vol de la bicyclette du Fanfan… Ma sœur montra la superbe cicatrice qui ornait sa lèvre :
- Tu vois là ? C’est le Sotré qui m’a lancé une bûche…
- Le Sotré ?
- Oui ! Hé ben, j’saignais plein. Du sang partout. J’âs été à l’hôpital et le docteur m’a recousue. J’avais mal. J’ai jamais eu mal comme ça. Si j’avais été morte, j’aurais pas eu mal, nème Heurlin (Il acquiesça d’un hochement de tête) Et ben, j’âs pas mouru passque j’suis trop piate.
Le Heurlin réfléchit un long moment avant de répondre. Connaissait-il des choses secrètes ?
- Le Sotré, c’est une légende… Comment vous expliquez ça…
Nous eûmes bien du mal à accepter ses dires. Pourtant, le Heurlin cherchait des mots simples pour que l’on comprenne, des mots justes pour que l’on soit convaincu. D’après le Heurlin, le Sotré était une invention des Humains pour expliquer des choses ou des faits qu’ils ne comprenaient pas ou ne s’expliquaient pas. Au fil du temps, les Humains avaient attribué toutes sortes de qualités et de défauts au Sotré.
- Par exemple. T’as laissé traîner ta poupée dans le passage. Et toi, une piate voiture. Moi, j’arrive en pensant à quelque chose, sans faire exprès j’écrase la poupée et la voiture…
- T’as fait ça ! (nous insurgeâmes dans un parfait ensemble).
- Mais non, mais non… C’est une image.

 

Le Heurlin se gratta la poyate et trouva : l’autre jour, il réparait un clapier à lapins. Arrive le père Galate. Le Heurlin pose son marteau dans un coin. Il discute avec le père Galate, ils boivent un coup.
- Quand, j’suis r’venu pour terminer mon clapier, j’m’rappelais p’us où j’avais posé mon marteau. J’ai dit : vinrats d’Sotré ousque t’as caché mon marteau !
- C’est comme le papa quand y faisait son beau meuble. T’rappelles le Dabo (fit ma sœur en me collant un coup de coude).
- Il cherchait partout son vinrats de tournevis. Nous, on croyait que c’était le Sotré qui l’avait caché. Mais non, c’était le Fofo qui jouait avec !
- Vous avez tout compris ! (approuva le Heurlin).
- Alors le Sotré, c’est comme le Bon Dieu et son P’tit Jésus : on en parle, mais ça n’existe pas ? (douta ma sœur).
- Vous ne croyiez pas au Bon Dieu ?
- Notre mémère, elle dit que le Bon Dieu a créé la Terre, la Lune, les étoiles, les hommes et après les femmes. Mais, c’est pas vrai ! La Bianche-tète nous a raconté comment l’Univers s’est formé. Bon, j’me rappelle pas de tout, mais c’est pas le Bon Dieu qu’a fait ça ! Ma mémère, je l’aime bien, mais elle dit aussi des bêtises (et ma sœur rajouta) Le P’tit Jésus et son Bon Dieu, ils existent pas. Mais, le Sotré, lui, il existe.
- J’ai encore du boulot (marmonna le Heurlin en voyant que malgré ses explications, nous continuions à vénérer le Sotré et la Bianche-tète).
- Et maintenant, t’vâs où ?
- Chez le Goupil, il a deux peaux d’lépins à ce qu’il m’a dit ce matin. Et vot’ papâ, coment qu’c’est ?
- I va bien.
- I va faire la lutte contre le Mièsse (complétai-je).
- Et i va gagner (certifia ma sœur).
- S’il a le moral, c’est le principal… Salut Goupil.

 

Le Heurlin s’habillait comme un pouilleux disait notre maman. Cela faisait drôle de le voir à côté de Monsieur Goupil. C’est que Monsieur Goupil était un haut-la-queue. Il faisait un peu des manières en parlant et il se sapait comme un milord, toujours tiré à quatre épingles. Il n’y avait que lorsqu’il faisait très chaud qu’il tombait la veste. Toujours une cravate de couleur assorti à sa chemise. Le dimanche, il portait un beau chapeau de couleur bordeaux.
- Alors, vous n’avez plus peur du Peût’ôme ? (ricana Monsieur Goupil en me tapotant la tête comme s’il le faisait au Fofo).
- Le Heurlin, c’est pas le Peût’ôme ! (rétorqua ma sœur en haussant les épaules).
- C’est not’ copain (précisai-je).
Les deux hommes rigolèrent.
- Le Peût’ôme, vous l’avez trouvé ? (nous demanda le Heurlin en souriant).
- Il existe pas (répondit ma sœur en soulevant les épaules)
- Bâ alôre ! Bien sûr qu’il existe le Peût’ôme. Vous l’avez sous le nez, cherchez mieux…
Une nouvelle fois, ma sœur souleva les épaules.

 

De lugubres grincements attirèrent notre attention. La porte de Monsieur Goupil s’ouvrait. Une bien belle porte en chêne, avec une superbe grille en fer forgé qui protégeait la vitre en verre cathédrale.
- J’ai fini mon ouvrage (fit la Catinète en refermant la porte derrière elle. Elle nous fit la bise et tapota la tête du Fofo qui lui faisait la fête) Vous saurez, j’ai rangé le débarras, passque je m’y retrouvais plus (Monsieur Goupil approuva d’un hochement de tête) Je repasse vot’ linge après-demain, Monsieur Goupil.
- Comme cela vous arrange, Catinète. C’est bien, vous avez pris ce que je vous ai préparé (fit-il en voyant le cabas) Passez une bonne journée et saluez Tonio de ma part.
La Catinète venait deux ou trois fois par semaine. Elle lui faisait son ménage, sa lessive, son repassage. Souvent, Monsieur Goupil la débauchait : « Un petit café Catinète ? Une boisson fraîche ? » ; « J’ai à faire Monsieur Goupil » ; « Prenez donc le temps de vivre, Catinète. Allez, c’est la pause ». Elle s’en alla sans adresser une parole, ni même un regard au Heurlin. Nous décidâmes de l’accompagner jusque notre maison.

 
 
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La suite :

Le Peût’ôme (11)
Epaule démise

 
 
 

Date de dernière mise à jour : 13/05/2025

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