La Bibliothèque do Dan

Epaule démise

Le Peût’ôme (11)

 
 
 

Notre maman était à la fenêtre grande ouverte de la tante Agathe. La Catinète les salua, puis :
- Alors, ça va être la guerre !
- La guerre ? (firent notre maman et la tante Agathe sans comprendre où elle voulait en venir).
- Oui, la guerre contre le Mièsse (rigola la Catinète) Le Tonio ne parle que de ça.
- Le Milou aussi…
- Vous savez madame Oda, je ne suis pas pour les grèves et tout ça. Mais depuis le temps que je dis au Tonio de réclamer ses heures supplémentaires. C’est bien que monsieur Milou travaille avec lui. Maintenant, Tonio ne veut plus se laisser faire. Et il en est tout fier.
- C’est la lutte finale ! Vinrats d’vinrats (s’écria la Mélie qui redescendait de la Suisse des Morts) Nos bonhommes vont faire la peau au Mièsse.
- Oui (approuva timidement notre maman et elle rajouta) Si le Mièsse ne les fout pas à la porte.
- Penses-tu Oda. Vinrats d’vinrats te crois que c’est lui et son gendre qui vont faire le travail ? Non, non, c’est les ouvriers qui font tout, s’ils arrêtent de travailler, le Mièsse n’aura plus de sous. Au moins, ton Milou, il a secoué les puces à Igor et au Mimil’.
- Et au Tonio (compléta la Catinète).
La Mélie sonna la dispersion : « Bon, j’rentre faire mon manger. C’est qu’i faut prendre des forces avant la bagarre ».

 

Le lundi, notre papa était parti de bonne heure… Notre maman paraissait préoccupée et un brin énervée. La nouvelle s’était répandue comme une traînée de poudre dans toute la ville : les ouvriers du Mièsse font grève et c’est le Milou Chlodère qui mène la danse. Certains s’en réjouissaient. Certains se déclaraient même prêt à les soutenir. Mais d’autres… Comme bien souvent, la mémère vint chercher ma sœur dans l’entre-midi.
- T’diras au Milou qu’il arrête ses bêtises. La Sous-préfecture est en sens dessus dessous. Crois-moi, ton père n’est pas content que son gendre soit montré du doigt comme Communiste !
- Papâ ou tes copines ? Va dire ça au Mièsse. Il n’a cas payer les heures qu’il doit !
- Monsieur Mièsse est un homme bien ! Il va à la grand-messe tous les dimanches. Et il fait du bien. C’est lui qui a payé les réparations de l’église…
- Avec l’argent qu’il vole à ses ouvriers ?
- Il fait beaucoup de bien pour l’hôpital, pour l’hospice…
- Ça va môman !
La mémère s’en repartit encore plus courroucée qu’elle en était venue.
- J’te jure, ça serait pas pour faire plaisir à ta sœur, je l’aurai pas laissé partir.
Je ne sus que répondre… Bon, elle avait raison. Sans compter que le soir vers 18 h, la mémère remit cela sur le tapis lorsqu’elle ramena la Mikète.

 

Pour moi à cette heure-là, le spectacle se déroulait dans la rue. Vu de la fenêtre de la chambre de nos parents. Comme chaque soir, le troupeau de la mère Létyi rentrait des pâturages. Sans se préoccuper des automobiles ou camions, la dizaine de vaches se pavanaient sur la chaussée en poussant des « meuh » de satisfaction. L’étable était presque en face de chez nous. Le troupeau s’engouffrait par la porte cochère et rejoignait l’étable juste derrière la maison.
Une demi-heure plus tard, les vaches étaient traites, notre maman nous emmenait. La mère Létyi vendait son lait dans ce qui aurait pu servir de garage pour, au moins, trois automobiles. Un grand comptoir courait le long du mur. Souvent, le père Létyi était présent. Et ce jour là, Fanny venait chercher son lait.
- C’est pas bon ce que fait monsieur Milou (désapprouva le père Létyi).
- Pourquoi ? (grogna notre maman).
- Mièsse est la seule grosse entreprise de la ville. Y’a plus de saline, plus de soudière, plus d’usine à gaz, plus rien à part Mièsse…
C’est que le frère du père Létyi, lui aussi agriculteur, était notre Maire. La discussion en resta là, bien que Fanny se range plus ou moins du côté du père Létyi. Lorsque notre papa rentra, nous avions fini de manger. S’ensuivit une discussion entre nos parents :
- Alors, ça a donné quoi ?
- La moitié des gars sont pas allés travailler. Demain, ça sera mieux. On a fait une assemblée et à la majorité on a décidé de continuer la grève. Le Mièsse, i va cracher au bassinet, crois-moi ! On est bien décidé à aller jusqu’au bout.
Notre maman raconta son altercation avec sa mère, les réflexions du père Létyi, les désapprobations de Fanny…
- Ils sont pas à not’ place ! Demain, on va faire un piquet de grève pour empêcher les autres de partir sur les chantiers. Y’a même des employés des bureaux qui nous soutiennent. Eux font pas grève, mais is nous soutiennent.

 

Le lendemain, notre mémère arriva encore plus courroucée que la veille. A l’entendre, elle était la honte de toute la ville. C’est bien simple, elle n’osait plus aller acheter son pain… « Faut que tu dises au Milou qu’il arrête sa grève ! ». Elle répéta au moins cinq fois sa litanie. De quoi mettre en rogne notre maman :
- C’est nos affaires, ça ne te regarde pas.
La mémère empoigna ma sœur et partit en grimoulant. Elle n’allait tout de même pas se venger sur la Mikète ! Je galèje. La mémère en voulait à sa fille et à son gendre, mais elle ne se serait jamais vengée sur sa petite-fille « c’est sacré ! ».
J’étais tranquillement en train de jouer sans rien demander à personne... J’habillais la poupée Nicole, la belle poupée de ma sœur. Justement, la tante Luluce lui avait confectionnée une robe longue de couleur bleu avec des dentelles bleu clair. Elle avait également un ruban bleu pour faire un flo dans ses cheveux. La robe résistait, j’avais bien du mal à enfiler son bras, un mauvais geste « Aïe ! ». Je venais de lui déboîter un bras. Le bras dans une main, le corps dans l’autre…
- C’est ta sœur qui va être contente ce soir.
- J’ai pas fait exprès. Remets-le… S’il te plait, môman.
- Bon, j’répare. Mais après tu la ranges !
La poupée fut rangée comme convenu, je préférai jouer avec mes petites voitures. Au moins là, si j’en cassais une, ma sœur ne trouverait rien à redire.

 

Notre maman avait pelé ses pommes de terre, les avait coupées, les avait lavées, les avait mises à tremper dans une cocotte en fonte remplie d’eau.
- Te fais des frites ?
- Patates rôties, aujourd’hui.
- Fais des frites môman. S’il te plait…
Il est vrai qu’une pomme de terre débitée en bâtonnets pouvait aussi bien faire des frites que des rôties.
- J’ai commandé du fromage blanc et de la crème à la mère Létyi. T’aimes bien les patates rôties, fromage et crème… Des frites, on f’ra demain…
- Le papâ a dit : des haricots et des côtes de porc.
- J’aime pas les haricots (fit notre maman en grimaçant) Enfin… Si ton père veut des haricots, on f’ra des haricots. Oh, la vache !
Comme ça, d’un coup, notre maman décida qu’elle était en retard. Elle me pressa...
- C’que t’es mounaye ! (maugréa-t-elle) J’veux pas que la mémère vienne ce soir.
- Pourquoi t’veux pas qu’elle vienne ?
- Allez, grouille-toi !
Elle bâcla les flos à mes chaussures. « T’es peigné comme un Sotré ». Un coup de main appuyé remit en place mes cheveux et elle m’embarqua. La porte claqua sur le museau du Fofo. Nul besoin de prendre des précautions pour descendre l’escalier, notre maman m’emporta jusqu’en bas. Je me retrouvais sur le trottoir, direction la Sous-préfecture. A la hauteur de la fenêtre de la tante Agathe : « J’vâs chercher la Mikète ! ».
Des meuglements, le bruit des sabots qui martelaient les pavés... Je tourne la tête. Je m’arrête. J’essaie de me retourner pour mieux voir. Notre maman est pressée. Elle est en retard. Elle avance. Sent-elle que cela résiste ? Elle tire violemment… Paf ! « Aïeee ! ».
- Mon Dieu ! (s’écria-t-elle) Qu’est-ce j’ai fait.
Moi qui braillais de douleur. Notre maman qui se lamentait. La tante Agathe à sa fenêtre qui ne savait quoi faire. La mère Létyi qui avait abandonné ses vaches pour accourir. Ne t’inquiète pas pour les vaches. Elles s’étaient regroupées devant la porte cochère et meuglaient pour qu’on leur ouvre. Ce qui attira Fanny :
- Le pauvre Dabo a l’épaule démise (diagnostiqua-t-elle) Il faut l’emmener à l’hôpital !

 

Une Traction ralentit, s’arrêta…
- Votre beau-frère (s’écria Fanny).
Il tombait bien le bougre. Le nonôn Popaul rentrait d’un village. Si bien que nous partîmes à l’hôpital en Traction.
- J’voulais m’dépêcher d’aller chercher la Mikète avant qu’ma mère l’a ramène.
- C’est raté (rigola le nonôn Popaul) Et le Milou, c’en est où ?
- C’est pour qu’elle me casse pas les pieds avec ça que j’me dépêchais (pleurnicha notre maman) Déjà, qu’elle a fait une scène ce midi.
- C’est ta mère, t’la connais mieux qu’moi.
Au lieu de bavasser, il ferait mieux de se grouiller ! J’avais mal, moi ! Enfin, mal ou peur ?
- Et toi, t’en penses quoi ?
- C’est les affaires du Milou. J’ai pas à être d’accord ou pas. Tout ce que j’peux dire, le Mièsse fait la pluie et le beau temps. Le Sous-préfet, le Maire, le Député, tous mangent dans sa main.
Tiens puisque je parlais de « main ». Nous étions arrivés à l’hôpital. Je fus tout de suite pris en charge par la sœur Harpi. En un tour de main, mon bras retrouva son épaule, si je puis dire. Ah ! la vache de bonne sœur, elle m’avait fait encore plus mal. Bon dix minutes plus tard, ce n’était plus qu’un souvenir.

 
 
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Le Peût’ôme (12)
Epaule démise

 
 
 

Date de dernière mise à jour : 13/05/2025

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