Le Peût’ôme, enfin

Le Peût’ôme (14)

 
 
 

Nous arrivions à notre maison, juste le vélo du Fanfan couinait au bord du trottoir.
- Bonjour Oda. Faudra que tu désherbes.
- J’le fais régulièrement ! (répondit notre maman du tac au tac. Bon, cela faisait bien un mois que l’herbe se prélassait entre les pavés).
- Je s’rais obliger de te verbaliser…
- Vous m’dites ça cause qu’mon mari fait la grève et qu’ça plaît pas au Maire ?
Le Fanfan bégaya de vagues excuses. Ce n’était pas de sa faute. Le Maire lui avait fait la remontrance, alors… Ma sœur profita de son désarroi pour balancer :
- Lèche le cul du Mièsse !
- Mikète ! (la réprimanda mollement notre maman).
- Le Fanfan ! (s’en mêla la tante Agathe) Vous allez arrêter d’enquiquiner ma nièce, oui !
C’eut pour effet de le faire décamper. En redémarrant un peu trop précipitamment, voulant traverser la rue pour rentrer chez lui… Non, l’automobile l’évita de justesse. Effrayé, le Fanfan donna un violent coup de guidon, vacilla, perdit l’équilibre, se retrouva la binette sur les pavés. Ce qui déclencha nos rires :
- Allons ! Allons ! (nous réprimanda notre maman. En se retenant de pouffer, elle demanda) Vous êtes pas fais mal, Fanfan ?
Le Fanfan grommela un « ça va, ça va ».
- Le Bon Dieu vous a puni (se bidonna la tante Agathe).
Il se releva avec peine, redressa avec autant d’efforts son vélo, remonta en selle et s’élança en pédalant aussi vite que lui permettait son si bel embonpoint. A ce moment arrivait :
- Martini ! Martini ! (criâmes en cœur).
- Salut les Mioches. Salut Oda, comment qu’c’est ?
- B’jour Félix. A par le Fanfan qui m’enquiquine avec son herbe, ça va ?
- Et le Milou, la grève ?
- Ça va, il a bon moral. Sauf que la moitié de la ville me fait la gueule.
- Des cons ! Ce sont des cons ! Que le Milou et ses camarades tiennent bons. Ils foutront à genoux ce prétentieux de Mièsse.
Et il redémarra sur ces bonnes paroles.

 

Notre papa et le Mimil’ arrivèrent alors que nous nous apprêtions à descendre jouer. Ils paraissaient bien en colère. De la secousse, nous décidâmes de rester le temps qu’ils fassent leur compte-rendu. Notre maman s’impatientait autant que nous : « Alors ? ».
Un comité d’accueil les attendait à la carrière de Tincry. Si bien que dès qu’ils y mirent les pieds, le chef de chantier gueula : « Barrez-vous ! Allez foutre votre merde ailleurs. On veut pas des voyous communistes ! ». Malgré tout, notre papa avait essayé de prendre la parole pour entraîner les gars dans la grève. Une poignée d’ouvriers les avaient hués. Deux avaient même ramassé des pierres et les avaient jetés dans leur direction. La majorité baissait la tête. « J’suis dégouté… » répétait notre papa.
Quelqu’un avait prévenu le Mièsse de leur venue. Si bien que le gendre du patron était arrivé à la carrière tôt le matin et avait organisé le comité d’accueil. Seuls, cinq personnes connaissaient leur plan : le Mimil’, Igor, Tonio, le Nano et notre papa.
- C’est pas moi, c’est pas toi (fit notre papa) Igor était avec nous et on avait dit à Tonio de rester… Pas la peine qu’il ait des ennuis.
- J’ai quand même trouvé drôle que le Nano vienne pas. Personne chez lui quand on est passé le chercher… Bizarre…
- Non, non (refusa notre papa) Le Nano ferait jamais ça !
- J’dis pas. J’dis pas. Je cherche…
Notre maman proposa à manger, ils refusèrent. Par contre, ils se servirent un coup de rouge.
- Putain, celui qui a bavé, j’le massacre ! (rameûsssait le Mimil’ en serrant les dents et assénant des coups de poings sur la table comme s’il démontait déjà la gueule du traitre).
- Et le Dani ? Il était au courant, le Dani ?
- T’as raison Oda ! (s’emballa le Mimil’. Il remuait les lèvres au point d’en faire monter la moutarde au nez) J’l’ai croisé hier après-midi et j’lui ai proposé de v’nir. Il a refusé.
- Il a toujours foutu la merde ! (grogna notre maman).
- J’pense que vous avez raison. Viens Mimil’, on descend chez lui !
- On va lui régler son compte ! (le Mimil’ approuva. Son poing sur la table fit danser le gros cendrier « Martini »).

 

On frappa à la porte. Comme j’étais le plus près, j’ouvris :
- Bonjour Catinète.
- Bonjour, bonjour. Ah ! Vous êtes là monsieur Milou… (la Catinète débitait son texte au rythme d’une mitraillette) Grève… Gendarmerie… Frère… (Notre papa et le Mimil’ la regardaient sans rien comprendre) Faut que vous disiez à mon Tonio d’arrêter la grève. (supplia la Catinète. Nos parents et le Mimil’ en restaient baba) Ils vont l’expulser s’il continue.
- Mais qui va l’expulser ?
- Les gendarmes ! (s’énerva la Catinète) Les gendarmes vont l’expulser !
- Les gendarmes ? Qu’est-ce que les gendarmes viennent faire là-dedans.
Quelqu’un faisait courir le bruit que les étrangers qui faisaient grève seraient expulsés.
- On a connu ça, hein madame Oda en 1940 ! J’veux pas le revoir aujourd’hui (pleurnicha la Catinète) Surtout que j’suis enceinte…
- Qui raconte ça ? (tonnèrent notre papa et le Mimil’).
- J’peux pas vous dire, monsieur Milou. Dites au Tonio de r’prendre le boulot. Vous, il vous écout’ra.
- Ça va ! J’ai compris. C’est le Dani !
- T’vois quand j’te le disais (fit le Mimil’) Viens, Milou, on descend lui faire sa fête.
Tonio était parti voir son frère et ses cousins, eux voulaient retourner au boulot. Ils avaient peur de l’expulsion.
- Tonio veut leur casser la gueule s’ils arrêtent la grève. Faut pas qu’i fasse ça… Dites-lui, Monsieur Milou, de r’prendre le boulot.

 

A nouveau, on frappa à la porte… Sans attendre qu’on lui ouvre, Igor entra comme une furie. Sa figure était blanche. Encore plus que d’habitude, pour ne pas dire livide.
- Qu’est-ce t’arrive Igor ?
Igor revenait de l’entrepôt Mièsse. La majorité des gars avaient repris le travail ce matin. Beaucoup étaient étrangers et avaient peur que la gendarmerie les expulse.
- Les gendarmes étaient là ?
- Penses-tu. Ce sont des racontars. Il n’y avait que le Fanfan qui traînait…
- Qui raconte ça ? Le Fanfan ? (s’écria notre papa).
- Non, non.
- C’est le Dani ! (s’écria le Mimil’) Cherche pas Milou, c’est le Dani !
- Alors, c’est le Dani… (souffla notre papa).
- Vous y êtes pas, c’est le Nano (affirma Igor) Ils lui ont promis de le nommer chef d’équipe.
Il y eu comme un flottement, on aurait pu entendre une mouche voler. A voir la mine de nos parents et du Mimil’, sûr ils se demandaient si c’était du lard ou du cochon. Le premier à retrouver la voix fut notre papa :
- Arrête tes conneries !
- J’suis pas étonné… Déjà pour Tincry (avança le Mimil’).
- Oh, tu crois ? (objecta notre maman) Le Nano, c’est pas son genre.
Igor l’avait entendu de ses « propres oreilles ». Devant lui, le Nano avait menacé d’expulsion les cinq étrangers qui refusaient de retourner au travail. Il y avait Tonio, son frère, deux autres Italiens et un Polonais.
- Tonio a pas arrêté la grève (déplora la Catinète).
- Le Nano m’a même dit qu’on allait m’expulser. Expulsé, moi ! J’suis ici depuis 1916. J’ai connu les Allemands, les Français, et encore les Allemands, et encore les Français. J’lui ai dit que j’avais rien à foutre de ses gendarmes, j’ai connu pire !

 

Notre papa et le Mimil’ étaient abattus, sans voix.
- Quel salop ! (lâcha notre maman) J’aurai jamais crû ça du Nano.
- Et les autres ? Les Français ? (se ressaisit notre papa).
Les Français étaient minoritaires. De peur d’être expulsés, les étrangers avaient repris le travail. Certains Français avaient suivit le mouvement surtout que le gendre du Mièsse avait promis de nouvelles sécurité sur les chantiers « c’était toujours bon à prendre ». Il envisageait même de revoir le paiement des heures supplémentaires. La quinzaine restante :
- Ils attendent cinq heures. Comme t’avais dit que tu ferais le compte-rendu pour Tincry.
- On va y aller maintenant (proposa notre papa) D’accord ? (Igor et le Mimil’ approuvèrent) Autant percer l’abcès tout de suite.
- Au fait (reprit Igor) C’est le Nano qui a bavé pour la carrière de Tincry. Faudra qu’on pense à le remercier pour tout ce qu’il fait.
Une grimace déforma le visage de notre papa :
- T’inquiète, j’le choppe, j’le tue.
- Vous direz au Tonio d’arrêter la grève, nème monsieur Milou ?
- On va voir Catinète. On va voir…

 

Nous avions dîné depuis longtemps lorsque notre papa rentra. Il chamboulait un peu et nous envoya un regard vitreux. Sans même nous adresser une parole, il s’affala sur la chaise la plus proche. Accoudé à la table, la tête entre ses mains, il psalmodiait :
- J’suis qu’un con. Mes enfants, j’suis qu’un con…
- T’veux manger ? (tenta timidement notre maman).
- Pas faim… J’suis qu’un… (Nous avions beau nous être serrés contre lui, nous avions beau lui dire que « c’était notre papâ, le meilleur des papâs », il n’en démordait pas) J’suis qu’un con !
C’était la première fois que nous le voyions pleurer. Au bout d’un moment, il consentit à raconter. Tout le monde reprenait le travail. La Direction convoquait, individuellement, le Mimil’, Igor, Tonio et notre papa « Pour nous foutre à la porte ». Les accusant d’avoir utilisé un camion de l’entreprise à des fins personnelles et d’avoir entravé la bonne marche de l’entreprise. L’huissier était venu ce matin pour constater les faits.
- Toi et tes idées du syndicat (pesta notre maman. Et elle s’adoucit) Pourquoi les autres arrêtent ?
Le gendre du Mièsse avait annoncé que les heures supplémentaires seraient payées et qu’il allait étudier la question de la prime de panier.
- Dans un sens, vous avez gagné (avança notre maman).
- Le Mièsse respectera pas sa parole. Demain, tout le monde aura reprit le travail. Il fera traîner les choses.
Et notre papa se lança dans une longue tirade. Les ouvriers n’étaient que des cons. Plus on leur donnait de coups de bâtons, plus ils en redemandaient. Les patrons avaient bien raison d’en profiter. Pour lui, c’était fini, plus jamais il ne s’en mêlerait. Chacun sa merde.

 
 
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La suite :

Le Peût’ôme (15)
Le Peût’ôme, enfin

 
 
 

Date de dernière mise à jour : 14/05/2025

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