Le Fiancé

La tante Agathe

 
 
 

Le midi avait ressemblé au matin. Aujourd’hui, ma sœur n’irait pas chez la mémère, « fait un temps de cochon » se justifia-t-elle. D’ailleurs, la mémère n’osa pas affronter le déluge, on ne la vit pas de la journée. Aussi, après le déjeuner, nous retournâmes chez la tante. Dehors, il pleuvait toujours et abondamment.
- C’est parti pour la journée (soupira-t-elle sur un ton triste).
- Tante Agathe montre ta boîte en fer.
La tante comprit de quoi il en retournait. Elle se leva, souleva la pile de linge dans son armoire, sortit sa boîte en fer.

 

« Düsseldorf, le 30 mars 1891
« Ma petite Agathe chérie,
« J’ai reçu avec grand plaisir, ta lettre, et j’y réponds immédiatement, en te répétant comme toujours que je t’aime et que je pense souvent à toi.
« Comme je vois tu as le cafard moi aussi ma chérie et il me tarde d’être auprès de toi pour me blottir à nouveau dans tes bras ; car c’est la seule place où je me plais ; j’étais tellement bien il y a un an déjà que je ne voudrais jamais te quitter.
« Je m’empresse de venir bavarder avec ma petite femme chérie. Malgré qu’il faisait un temps splendide, j’ai eu le cafard toute la journée, et il ne m’a pas quitté de la journée. Je pense à trop de chose, surtout il fait un temps magnifique mais avec le soleil on a encore d’avantage le cafard, car il ferait si bon aller se promener. Enfin espérons.
« Je pense au moment unique où nous serons unis pour toujours. Les jours nous sembleront tissés d’or ! Mais quand viendra-t-il ce moment ?
« Je ne vois plus grand-chose à te dire pour aujourd’hui, et je te quitte par la plume, mais non par la pensée.
« Je t’envoie mes plus tendres et fous baisers. Ton Karl qui t’aime pour la vie et pense toujours à toi »
- C’est beau ! (se pâma ma sœur) Le Karl a pas voulu s’marier ?
- C’est une histoire compliquée… (soupira la tante tandis que la pluie redoublait d’effort).
La tante était née à l’époque où la Lorraine était française depuis cents an. Sans qu’on lui demande rien, ni à ses parents d’ailleurs, elle devint prussienne à l’âge de quatre ans, puis allemande. Ainsi, elle fit toute sa scolarité en allemand tandis qu’à la maison on ne parlait que le français. Ses parents refusaient cette langue étrangère qu’était l’allemand. La tante déplia une nouvelle lettre.

 

« Düsseldorf, le 10 janvier 1892
« Ma petite Agathe chérie,
« C’est avec un peu de retard que je t’écris cette semaine, mais je ne t’ai pas oublié pour cela, je pense toujours à toi. Que le temps semble long, et la vie mauvaise, quand on est loin de ceux qu’on aime ! La belle vie commencera pour nous, que quand nous serons ensemble, réunis pour toujours !
« Et toi, penses-tu à moi ? Trouves-tu aussi le temps long ? Est-ce que tu as le cafard ? Si tu l’as, je suis sûr pas tant que moi, et en plus de cela il fait un temps de chien, ce qui me rend encore plus morose ! J’ai sommeil, et je m’endors presque sur la lettre, mais j’ai néanmoins, la volonté de réagir, car je pense à toi, et cela me donne du courage !
« J’ai changé la photo de place, la tienne. Elle est sur ma table de nuit, comme cela je m’endors en te regardant, et tu es ma bonne âme qui veille sur mon sommeil et qui peuple mes rêves, je voudrais que ce soit : Toi ! en chair et en os ! Enfin, pour l’instant, il faut que je me contente de cela.
« Je crois, que pour une fois, je t’en ai raconté, ma tête se vide, et je te quitte en t’envoyant mes plus doux et tendres baisers.
« Ton Karl qui pense bien à sa grande chérie. Surtout écris moi vite ».
La tante était devenue, plutôt était redevenue Française à l’âge de 52 ans. En 1940, comme bien d’autres et malgré ses 73 ans, elle préférera quitter sa maison et sa ville.
- T’voulais pas être Allemande, alors t’as pas marié le Karl, nème !
- Oh moi, tu sais Allemande ou Française, je m’en fichais.
- Bâ, pourquoi t’âs partie en Dordogne, alôre ?
- Tout le monde partait… Et puis en 40, c’était pas les mêmes Allemands.
- C’étaient les Boches ! (approuvai-je)
- On peut dire ça…

 

« Füssen, le 13 décembre 1892 »
- L’était p’us à Düssel, j’sais pas quoi ?
- Il avait été muté dans sa région, près de la frontière autrichienne.
« Ma petite Agathe chérie,
« Je m’ennuie tellement qu’il faut que je vienne un peu bavarder avec toi. Mais hélas que par lettre, ce serait mieux si c’était de vive voix.
« Mes yeux se portent sur ma fenêtre ouverte, je pense à toi, en regardant la nuit noire ! Au ciel pas une étoile… si pourtant… il y en a une… Je la vois dans mon imagination et bien cette étoile elle se nomme : Agathe ! Elle éclaire tout !
« Mais ma petite Agathe chérie, mon étoile, je vais te quitter, car je tombe littéralement de sommeil, je vais poser ma plume, et cacheter ma lettre – sans oublier de t’embrasser – et je vais m’endormir en rêvant de toi
« Ton Karl qui t’aime, et qui langui loin de toi »
- C’est la dernière lettre que j’ai reçue…

 

A l’époque, les parents de la tante entretenaient la flamme de la France dans leur cœur et dans leur foyer. Le père conservait religieusement quelques gravures de Napoléon et de sa Grande Armée. Sa mère avait confectionné un drapeau bleu blanc rouge. Tout cela était soigneusement caché sous une pile de linge dans une armoire. Chaque 14 juillet, les parents sortaient leur attirail patriotique et, devant ces trésors, la famille entonnait la Marseillaise. Une année, les parents étaient même allés à Lunéville, là-haut, en France, pour célébrer le 14 juillet.
La tante avait quatre frères et une sœur (la grand-mère de notre maman), tous plus âgés qu’elle. Sur les six enfants, les trois garçons aînés avaient migré en France dès qu’ils avaient atteint l’âge adulte. Au fil des ans, la situation s’était stabilisée entre l’Allemagne et la France. Et il n’était pas rare que les unes et les uns montent à Nancy pour respirer l’air de la France. La frontière n’était qu’à sept kilomètres et Nancy à une trentaine. Le train facilitait ces déplacements. Les plus aisés, eux, s’y rendaient en automobile. De même, dans l’autre sens, les migrants venaient passer la fin de semaine dans leur famille et, ainsi, retrouvaient leurs copines et copains d’enfance.

 

- Alors, c’est tes parents qu’on pas voulu qu’te maries le Karl ! (conclut ma sœur).
- Mes parents savaient pas.
Au début, Karl était caserné dans notre ville. Ils avaient bien mis six mois pour vraiment se rencontrer. Six mois où ils n’avaient échangé que des regards et des sourires. La tante se souvenait bien du bal du carnaval. De ce bal où Karl avait pris son courage à deux mains et était venu l’inviter à danser. Elle n’avait pas hésité un seul instant. C’est à peine si elle avait entendu les grognements de ses parents et de quelques voisins de tables. Une danse, les parents avaient contenu leur courroux. Deux danses, les parents dansaient sur leurs sièges et grognaient de plus en plus fort. Trois danses, c’en était de trop ! Le père jaillit de son siège, fendit la foule de danseurs, en bouscula quelques-uns, agrippa sa fille, l’arracha à son cavalier. Désarçonné, le pauvre Karl bafouilla quelques mots d’excuses. Le père de la tante ne l’entendit même pas. Tambour battant, père et mère embarquèrent leur fille. Direction la maison !
- Alôres, i t’a écris les lettres.
- Ça, c’est quand on l’a muté, là-haut à Düsseldorf.
- Comme ça, tes parents z’ont vu les lettres…
- Pas du tout. Tu connais les vieux Schnapsidee ?
Ma sœur acquiesça d’un hochement de tête. Karl connaissait bien le père de madame Schnapsidee. Karl lui adressait ses lettres, le père de madame Schnapsidee les remettait en cachette à la tante. Comme ça, les parents de la tante n’avait rien à redire puisqu’ils ne le savaient pas. En retour, la tante Agathe donnait ses lettres au père de madame Schnapsidee qui se chargeait de l’expédition.
Ma sœur se grapouilla la tête au point d’en faire jaillir :
- Si tes parents savaient pas. Comment z’ont su ? Comprends pas…

 
 
 
Flech cyrarr

A  suivre

Vinrats d’frère

 
 
 
 

Date de dernière mise à jour : 16/09/2024

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