Mû par un pouvoir plus fort que sa volonté, Skip bondissait sur ses pattes et filait droit devant lui, entraînant la meute à sa suite sur la neige durcie. C’était une matinée éblouissante de lumière, tout semblait laqué de brillance. Le thermomètre marquait -10 degrés, température idéale pour l’attelage. Prenant de la vitesse, les griffes des pattes soulevaient un petit nuage de neige folle comme s’il s’agissait de poussière. La Mikète et le Dabo, bien cramponnés aux ridelles, frappés de l’ardeur qui animait tout l’attelage, riaient de bon cœur, malgré le froid mordant les visages et les petits brins de neige projetés par les pattes des chiens qui se collaient à leurs cils.
L’attelage allait bon train. Ce matin, dans les hauteurs du massif forestier, le silence était si intense que la vie même semblait suspendue. Du traîneau, seul un léger crissement émanait dû au frottement des patins sur la neige. L’attention des passagers se fixait, tantôt sur les magnifiques paysages enneigés, tantôt sur l’extraordinaire cohésion des chiens qui trottinaient allègrement devant eux sous la voûte de la forêt.
Il n’a fallu que quelques minutes pour atteindre la piste qui longe la rivière Sainte-Anne. Éblouie, folle de joie, la Mikète criait à tout va des « Moôn ! », battait des mains, étreignait les épaules du Dabo qui ne pouvait, lui non plus, retenir son excitation.
- Allez Inouk ! Fonce ! Youhou ! Bravo les chiens, c’est l’fun d’les voir courir. I font du vent, s’écriait le Dabo battant des mains au-dessus de sa tête. Allez Inouk !
Il admirait le mouvement de ses pattes qui tantôt allaient en alternance, tantôt les deux à la fois selon la vitesse que prenait l’équipage. Il aimait voir sa queue, roulée en boucle sur son dos, allant de gauche à droite, suivant l’effort des muscles de ses cuisses. Et ce vent qui frappait son visage, ce vent chargé des bonnes odeurs de la forêt, le sentier enneigé qui passait sans cesse sous lui comme un tapis roulant… Ces sensations, jamais il ne les oubliera.
L’endroit était magnifique. Le chemin ondulant au rythme des méandres de la rivière s’étire dans une vallée aux pentes couvertes de forêts. Les sapins enneigés ressemblent à des fantômes et leurs branches basses obligent André à se baisser pour ne pas être cinglé. Parfois la rivière est toute proche, à quelques centimètres plus bas. Parfois la morphologie du terrain l’oblige à prendre de l’altitude, on la domine. Parfois elle disparait, cachée par les arbres, puis réapparait un peu plus loin. Dans les longues montées, André met pieds à terre et pousse le traineau, criant sans arrêt des petits mots brefs pour encourager ses bêtes. Dans les descentes il freine le traîneau avec son pied, la ligne de trait doit rester droite. Le pilote, ou « musher » doit participer à l’effort de son attelage. Il doit constamment déplacer son centre de gravité, balancer le poids de son corps du côté où il doit tourner. Il lui faut donc une bonne forme physique.
Il s’était écoulé un peu plus d’une heure lorsque le sentier déboucha dans une clairière.
- Mikète t’entends ?
- Oui, ça m’quawe les z’oreilles. C’est quoi le bruit, Bernard ?
Un bruit étrange, encore lointain, allant s’amplifiant au fur et à mesure de la traversée de cet espace dénudé, inquiéta les voyageurs. Le bruit devint presque assourdissant, le Dabo plaquait ses mains sur les oreilles. Seul André, probablement trop absorbé par la conduite de l’attelage, semblait ne pas s’en faire outre mesure.