Les moteurs

Tourilli (Québec)

 

Par Bernard Antoine

 

- Maintenant suivez-moi, je vous fais connaître votre premier « fun » de la journée, annonça André d’un signe de la tête.
André à débâché le long traîneau remisé sous le porche, l’a approché des chiens qui déjà manifestaient leur joie et leur impatience en sautillant et émettant de petits jappements. Libérés de leur longe, chacun d’eux s’est installé à sa place, deux par deux, Skip en tête de la meute.
- Quèce qu’is font comme ça ?
- Une place pour chaque chien, chaque chien à sa place !
Skip est un meneur, il a sa place bien à lui et ne permettrait pas qu’un autre l’occupe. L’audacieux qui s’y risquerait pourrait bien le regretter. Il est fort et a une mâchoire puissante pour maintenir à l’ordre un éventuel prétendant.
- L’est gros ton traîneau, s’exclama la Mikète visiblement impressionnée, les bras en croix. Plusse que not’ traîneau !
- Viens et le Dabo aussi, on va installer le moteur au traîneau.
- Ousqu’est ton moteur ? Où tu vâs l’mettre ? Elle imaginait une machinerie lourde et complexe qui devait certainement sembler un procédé obscur, voire presque "diabolique".
- En fait, il va y avoir six moteurs à quatre pattes… Les six chiens que je vous ai présentés tout à l’heure; ils sont fins prêts, les harnais bien fixés à leur poitrine. Venez, je vous montre comment atteler. C’est facile, les chiens sont dociles.
- Vrai! s’écria la Mikète subjuguée, les larmes au bord des yeux tant elle était éblouie. Elle donna un coup de coude au Dabo qui trépignait de joie lui aussi.
- Dis-donc, tonton Bernard, puisque c’est comme ça que les enfants t’appellent, tu as dû faire un bon trou dans ton budget. De vraies cartes de mode. Pour sûr qu’ils n’auront pas froid.
- Les vêtements ont été conçus et confectionnés par une amie d’enfance de ma fille. Propriétaire et gestionnaire de son entreprise du nom de Souris-Mini. Elle a choisi un nylon de haute technologie, entièrement imperméable mais qui respire, doublé de la nouvelle fibre d’asclépiade, ultra isolante et ultra légère. Les mitaines* sont de la même fabrication et n’en déplaise à Brigitte Bardot, leurs bottes sont en loup-marin doublées elles aussi. Les bonnets sont en laine d’alpaga descendants jusqu’aux oreilles ce qui laisse peu de surface au froid. Et… il faut bien le dire, comme cette histoire est virtuelle, les vêtements et leur coût le sont tout autant.
Toutes les vérifications faites, les chiens bien attachés par leur mousqueton à la ligne de trait. Vérification aussi de l’important amortisseur, un élastique rigide intercalé entre la ligne de trait et le traîneau. Bernard assis sur la petite banquette à l’arrière, la Mikète au centre et le Dabo à l’avant, nous voilà fin prêt pour la grande aventure.
- Haw! La voix d’André résonna dans le silence de l’attente.
Sous l’impulsion donnée, le traîneau remua, les patins grincèrent puis glissèrent. Les mioches retenaient leur respiration. Puis, haletants d’émotions, se reprirent à respirer. André courrait derrière, les mains sur les manchons, poussait le traîneau et encourageait Skip par de petits mots brefs.

*Bernard Antoine : Les voitures à quatre roues motrices, en France vous dites «c'est un quat'- quat'» au Québec des gens, comme André disent «c'est un quat' pattes» d'où je lui ai fait dire «six moteurs à quatre pattes».

*Mitaine : Gant couvrant l’ensemble des doigts, sauf le pouce. Au Canada, en Suisse : moufle.

Le départ

Mû par un pouvoir plus fort que sa volonté, Skip bondissait sur ses pattes et filait droit devant lui, entraînant la meute à sa suite sur la neige durcie. C’était une matinée éblouissante de lumière, tout semblait laqué de brillance. Le thermomètre marquait -10 degrés, température idéale pour l’attelage. Prenant de la vitesse, les griffes des pattes soulevaient un petit nuage de neige folle comme s’il s’agissait de poussière. La Mikète et le Dabo, bien cramponnés aux ridelles, frappés de l’ardeur qui animait tout l’attelage, riaient de bon cœur, malgré le froid mordant les visages et les petits brins de neige projetés par les pattes des chiens qui se collaient à leurs cils.
L’attelage allait bon train. Ce matin, dans les hauteurs du massif forestier, le silence était si intense que la vie même semblait suspendue. Du traîneau, seul un léger crissement émanait dû au frottement des patins sur la neige. L’attention des passagers se fixait, tantôt sur les magnifiques paysages enneigés, tantôt sur l’extraordinaire cohésion des chiens qui trottinaient allègrement devant eux sous la voûte de la forêt.
Il n’a fallu que quelques minutes pour atteindre la piste qui longe la rivière Sainte-Anne. Éblouie, folle de joie, la Mikète criait à tout va des « Moôn ! », battait des mains, étreignait les épaules du Dabo qui ne pouvait, lui non plus, retenir son excitation.
- Allez Inouk ! Fonce ! Youhou ! Bravo les chiens, c’est l’fun d’les voir courir. I font du vent, s’écriait le Dabo battant des mains au-dessus de sa tête. Allez Inouk !
Il admirait le mouvement de ses pattes qui tantôt allaient en alternance, tantôt les deux à la fois selon la vitesse que prenait l’équipage. Il aimait voir sa queue, roulée en boucle sur son dos, allant de gauche à droite, suivant l’effort des muscles de ses cuisses. Et ce vent qui frappait son visage, ce vent chargé des bonnes odeurs de la forêt, le sentier enneigé qui passait sans cesse sous lui comme un tapis roulant… Ces sensations, jamais il ne les oubliera.
L’endroit était magnifique. Le chemin ondulant au rythme des méandres de la rivière s’étire dans une vallée aux pentes couvertes de forêts. Les sapins enneigés ressemblent à des fantômes et leurs branches basses obligent André à se baisser pour ne pas être cinglé. Parfois la rivière est toute proche, à quelques centimètres plus bas. Parfois la morphologie du terrain l’oblige à prendre de l’altitude, on la domine. Parfois elle disparait, cachée par les arbres, puis réapparait un peu plus loin. Dans les longues montées, André met pieds à terre et pousse le traineau, criant sans arrêt des petits mots brefs pour encourager ses bêtes. Dans les descentes il freine le traîneau avec son pied, la ligne de trait doit rester droite. Le pilote, ou « musher » doit participer à l’effort de son attelage. Il doit constamment déplacer son centre de gravité, balancer le poids de son corps du côté où il doit tourner. Il lui faut donc une bonne forme physique.
Il s’était écoulé un peu plus d’une heure lorsque le sentier déboucha dans une clairière.
- Mikète t’entends ?
- Oui, ça m’quawe les z’oreilles. C’est quoi le bruit, Bernard ?
Un bruit étrange, encore lointain, allant s’amplifiant au fur et à mesure de la traversée de cet espace dénudé, inquiéta les voyageurs. Le bruit devint presque assourdissant, le Dabo plaquait ses mains sur les oreilles. Seul André, probablement trop absorbé par la conduite de l’attelage, semblait ne pas s’en faire outre mesure.

 

Sentier Awenda

À l’approche, il devenait évidant qu’il s’agissait d’un bruit d’eau important. En fait, nous venions d’atteindre l’endroit où la rivière Tourilli se jette dans la Sainte-Anne dans le tumulte de rapides à fortes turbulences qui s’étendent sur huit cents mètres. Le chemin Awenda qui suit maintenant la Tourilli, la surplombe d’à peine un mètre, frôle un long cran rocheux presque vertical, haut d’une quinzaine de mètres, d’où pendent, des fissures du roc, quelques cascades de glace d’un doux bleu cobalt. Deux ou trois minutes plus tard, après une rude montée, André stoppe l’attelage devant la porte de l’accueil du secteur Tourilli.
- Y a-t-il parmi vous quelqu’un qui serait intéressé par un bon chocolat chaud? Un café? Des biscuits? Venez, on va se dégourdir les jambes.
Avait-il vraiment besoin de poser la question? Dans un « moi ! moi  ! » spontané, les deux Mioches ont sauté hors du traîneau. Tous les passagers étaient heureux de détendre bras et jambes.
- R’garde, is font comme le Fofo quand y’a d’la neiche.
Les chiens mordaient la neige à grands coups de gueule pour s’hydrater et régulariser leur température.
- Je comprends maintenant pourquoi les Hurons ont nommé cette rivière « eau agitée » dit Bernard s’étirant les bras, heureux de dégourdir ses membres restés longtemps immobiles.
- Ha! pour ça, les peuples autochtones vivent en parfaite harmonie avec la nature. La rivière a un bon courant d’eau, ce qui donne quelques dégelis ici et là, mais c’est le seul endroit qui présente un aussi fort radiant.
- Bâ alore l’André, ousque qu’est ton chocolat chaud et les biscuits que t’as promis? gronda la Mikète les deux mains sur les hanches.
- Ah! mon dieu oui…
- Ah! mon dieu oui, se moque le Dabo en imitant André.
- Tu as bien raison, les adultes ne pensent qu’à parler et en oublient les choses importantes. Tiens, voilà ta tasse, et une autre pour ton frère, fais attention, c’est chaud. Après on en profitera pour féliciter nos amis les chiens qui ont fait un travail magnifique. À peine la collation avalée, la Mikète est allée caresser Blue, l’enserrant de ses deux bras autour du cou et collant son visage sur la joue de la chienne. Le Dabo fit de même avec Inouk, son préféré, celui qui est tout près de lui dans l’attelage.
- Dans environ une heure et demie, nous atteindrons le relais où nous dînerons. L’arrêt sera d’environ une heure, le temps de reposer les chiens, puis on prendra la route pour le camp Grégory. En voiture…!
- C’est pas une voiture, c’est un traîneau, se moqua la Mikète.
Une dernière vérification, dernières caresses aux chiens qui trépignaient déjà et nous voilà en route vers une nouvelle aventure.

Les rapides tourilliLe cran rocheux avec ses chutes de glaces

Le cran rocheux avec ses chutes de glaces 2Le cran rocheux avec ses chutes de glaces 1

 

Tourilli (Québec) :
L’arrivée 1 (L’aéroport)
L’arrivée 2 (Kabir Kouba)
Tourilli 1 (Le chenil)
Tourilli 2 (Les moteurs)
Tourilli 3 (Nature indomptable)
Tourilli 4 (Le défi)
Tourilli 5 (Le secteur des caps)
Tourilli 6 (Terminus)
La pièce du Castor
Rennes et Reines

 

Parfois il suffit de passer la souris pour connaître la signification d'un mot.
Voir le Dictionnaire des Mioches
Voir le Lexique quebecois

Date de dernière mise à jour : 04/11/2023

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