Le squelette

Terre sacrée

 

Par Bernard Antoine

 

- Que se passe-t-il ? Demandèrent ensemble Marcel et Denis que ce brusque arrêt inquiétait.
- Je ne suis pas sûr, je crois avoir déterré des os, dont un crâne selon toute vraisemblance, je veux m’en assurer.
Armé d’une pelle, Michel commença à vider le godet lorsque son outil buta contre quelque chose de solide. Ça ne pouvait pas être une pierre, le son produit était trop sourd. Il redoubla d’effort et mit à jour deux ou trois os bruns.
- Félix ou son père ont peut-être enterré un mouton ou une chèvre… Ça doit dater de longtemps, juste à voir leur couleur. Commenta Denis se voulant rassurant.
Un examen plus minutieux du contenu du godet révéla, à la grande surprise de tous, un crâne humain dont on trouva la mâchoire inférieure quelques secondes plus tard. Pendant un instant, les bras ballants, nos trois compères demeurèrent silencieux, plongés dans des pensées morbides. Ils avaient la sensation de choir dans un abîme sans fond, hors de l’espace. Les actions réfléchies, l’enthousiasme, tout s’envolait, comme autant de ballons soudain réduits à néant. Revenu à la réalité, Denis se leva et se mit à secouer ses mains comme pour se débarrasser d’invisibles entraves.
- Il faut bien se rendre à l’évidence, il ne s’agit pas d’ossements animal mais humain et quel que soit leur âge, il faut appeler la police, ce n’est plus de notre ressort.
Pouvez-vous imaginer quel état d’anxiété et de curiosité peut subitement tomber sur la population d’un petit village comme Chavigny, où, règle générale, il se passe peu d’évènement d’envergure ? Une voiture de patrouille, à demie cachée dans la cour du centre sportif, contrôler à l’aide d’un radar manuel la vitesse d’automobilistes au pied un peu trop lourd sur l’accélérateur, on le voit à l’occasion. Mais le déploiement de trois autopatrouilles, gyrophares allumés, et du car de l’identité judiciaire, tous dans et devant l’entrée de Denis Dragon, soulève l’étonnement et l’inquiétude des voisins immédiats, puis en peu de temps, celui de tous les villageois solidaires les uns envers les autres.
Le premier à arriver chez Denis est Germain, le rembourreur, son voisin d’en face, intrigué par un si important déploiement policier. En quelques minutes le village au complet s’était rassemblé, ressemblant à une petite fourmilière désordonnée dont les habitants s’agitaient en tous sens. Des gens, partout des gens curieux, comme une cohue. Ces visages, joyeux ou soucieux, ces yeux, ces voix. Pas un morceau d’espace sans êtres humains. Les policiers avaient bien tenté d’interdire l’entrée du site, mais les curieux arrivaient de partout, à pied, par les champs alentours.

 

7- Les ragots

Un périmètre de sécurité avait été établi autour de la zone déterminée. À l’intérieur de ce quadrilatère trois personnes, vêtues de combinaisons de protection blanches à capuchon et à bandes réfléchissantes bleues, longs gants rouges montants jusqu’aux coudes, s’affairaient à dégager minutieusement l’endroit où ont été exhumés les premiers ossements. De la foule des questions fusaient de toutes parts. Des hommes, des femmes, tous gens se disant sensés, essayant de mettre de l’ordre dans leurs idées. Ces faces flétries étaient comme des pièces de monnaie dont on devine la valeur malgré l’usure du métal.
La soif de savoir, de comprendre se lisait sur tous les visages et influençait leurs questionnements. Certains avaient des réponses toutes faites ou émettaient des commentaires et des hypothèses plus invraisemblables les unes que les autres.
- Non, Denis va très bien, je viens de lui parler…
- Ils ont, parait-il, exhumé un cadavre dans le champ du père Félix…
- Félix… On l’connait depuis longtemps, un bon gars, n’aurait jamais fait de mal à une mouche.
- Son père était plus autoritaire, il faut le dire… Dur avec lui-même et avec les autres. Je l’ai connu !
- Un bon gars ce Félix, je le confirme, on lui aurait donné la communion sans confession.
- Il aimait sa femme presque à la folie, n’aurait-il pas pu éliminer un éventuel prétendant ?
- Un crime passionnel… Voilà qu’on nage dans le roman… maintenant !
Au milieu de ce tohu-bohu, trônait monsieur le maire, en manche de chemise, la face luisante de transpiration, une gaieté insensée dans les yeux. Grâce à son statut d’élu municipal, il avait eu droit aux premiers constats émis par les chercheurs, quoique bien fragmentaires pour l’instant et qui laissaient sous-entendre une possible vieille sépulture autochtone. Le porte-parole de la Sureté du Québec confirmait qu’un squelette presque complet avait été exhumé et sera envoyé dans un laboratoire pour fin d’expertise. Un petit élément laisserait croire à un rite funéraire indien : la découverte d’une pointe de silex.
Pierre Montigny, le maire du village, voulant expliquer la situation à ses ouailles, s’efforçait à grands cris d’attirer l’attention : - Silence…! Silence s’il vous plait…! Sans parvenir à un résultat satisfaisant.
Il glissa deux doigts sous la langue et siffla, haut et clair. À cet appel, un calme relatif s’établit soudain. Il put ainsi répéter les propos de l’agent, les assurer qu’ils seront mis au courant des développements de l’affaire dès qu’ils seront connus et de quitter les lieux pour permettre aux chercheurs de continuer leur travail en toute tranquillité; ce que firent la plupart des villageois se rendant aux instances du maire qui avait terminé sa péroraison par un geste qui implorait le ciel.

 

8- Les médias

L’après-midi s’annonçait brûlant. Leur curiosité à demi satisfaite, les badauds étaient tous retournés chez eux, attendant la suite des évènements. Il ne restait de villageois sur place que Marcel, Denis, Germain le rembourreur et Hélène, la veuve de Félix, encore toute frémissante de stupéfaction devant une telle découverte, juste sous ses pieds. Les autorités avaient mis en faction deux policiers pour interdire l’entrée aux personnes non initiées, les trois archéologues dont deux, truelle et pinceau en main, continuaient les fouilles tandis que le troisième, armé d’un GPR, système de cartographie souterraine, promenait son appareil de manière très précise, à la recherche d’éventuelles autres sépultures.
Les archéologues ont dorénavant recours à la technologie GPR qui émet des impulsions radar non invasives à hautes fréquences qui pénètrent le sol et la roche permettant de créer une véritable cartographie du sous-sol.
On avait demandé à Michel de vider sur place le contenu de la benne et de retirer l’excavatrice, les fouilles pouvant s’échelonner sur quelques jours, voire quelques semaines. Les ossements, soigneusement placés dans un sac à cet effet ont été mis à bord du car de l’identité judiciaire et confiés à un laboratoire spécialisé.
L’après-midi était déjà bien avancé lorsque l’on vit arriver un car de reportage de Radio-Canada stopper devant la maison de Denis. Un journaliste et son caméraman en sortirent, mais furent arrêtés dans leur marche par l’agent de faction, la main levée à plat pour leur interdire l’accès. Après quelques pourparlers et vérification de leur statut, ils eurent la permission de se rendre près des lieux, accompagnés d’un policier qui répondait, devant la caméra ouverte, aux questions du journaliste. Puis ce fut le tour de Denis, Marcel et d’Hélène d’être interviewés chacun à leur tour. On voulait connaître leur réaction, leur sentiment et commentaires face à cette étrange découverte.
Leur journée terminée, les archéologues sortirent du périmètre après avoir soigneusement sécurisé sous des bâches la scène des fouilles. À ce moment, Marcel s’entretint avec celui qui transportait le GPR.
- Je suis géologue et propriétaire de ce terrain. J’ai souvent utilisé ce genre d’appareil. Pouvez-vous me dire, d’après votre expérience, si votre machine laisse soupçonner d’autres sépultures potentielles ?
- À première vue, je penserais que oui, mais je dois vérifier toute l’imagerie pour en être assuré. J’ai planté sept piquets aux endroits qui m’ont parus positifs. Demain en fin d’après-midi je serai plus en mesure de donner mes conclusions.
- Sept piquets potentiels, ce qui ferait huit sépultures… Assurément il s’agirait d’un ancien cimetière, qu’il soit autochtone ou européen. Le fait que je sois propriétaire d’un cimetière ne m’enchante pas du tout, ça bouleverse mes plans. Mille mercis pour votre franchise, on se revoit donc demain.
Marcel a immédiatement informé Denis et Hélène de sa conversation avec l’archéologue. La pauvre femme s’est mise à trembler et fondre en larme, sur le point de défaillir. Marcel s’est précipité pour la soutenir, elle était figée, comme dans un cauchemar terrifiant. Cela faisait plus de cinquante ans qu’elle vivait dans ce lieu que ces nouveaux faits rendaient maintenant lugubre.

 

9- L’auberge du Chien-Noir

Marcel avait loué une chambre à l’Auberge du Chien-Noir, il y prenait aussi ses repas. Dans la lumière dorée de l’après-midi finissant, marchant sous la cime tremblante des arbres, il se tenait droit, les poings serrés comme s’il eut voulu écraser ce contretemps dans la paume de ses mains. Il frappa d’un coup de galoche furieux sur un caillou. Ces derniers jours, il avait élaboré une longue suite de projets à mettre en œuvre dans son nouveau domaine. Puis, soudain, avant même de débuter, tout avait lâché, comme si les liens qui unissaient son âme à son corps se fussent cassés net. C’était cela le détail oiseaux… Le coup d’épingle dans le ballon de baudruche… Alors que toutes les émotions se vident d’un seul coup. Il balança la tête pour se détacher de cette vision affreuse, se rendant compte qu’il tisonnait un tas de cendre.
Par une sorte de discipline intérieure, chaque fois qu’il était sur le point de sombrer dans le découragement, il avait un sursaut et s’évertuait à découvrir une nouvelle raison de vivre. «Une bonne bière, un bon repas vont chasser les mauvais esprits.» S’était-il dit, et ajouta «Puisqu’il est question d’autochtones, le Grand Manitou me donnera un coup de main, il me doit bien ça !» L’esprit libéré, il entra dans l’auberge et se fit servir un copieux repas.
Ce bon repas l’avait réconcilié avec ses émotions; le bon vin n’y était pas étranger non plus. La soirée déjà bien établie, l’air encore très doux sous ce ciel où pointaient déjà quelques étoiles, il ne sentait pas le besoin de rejoindre sa chambre tout de suite; tout l’invitait à marcher au hasard, ne serait-ce que pour se familiariser avec son nouvel environnement. Par intermittence, les petites lumières dorées des lucioles perçaient l’obscurité. L’air vibrait du chant des criquets ponctués de temps en temps par le croassement d’un ouaouaron*
Il a marché la rue Principale d’un bout à l’autre et sur le chemin du retour, attiré par les fenêtres éclairées chez Denis, il décide de lui rendre visite. D’un placard, Denis sortit une bouteille sans étiquette et deux verres sur pied dépareillés. Ils dégustèrent en silence. La langue de Marcel en claquait de contentement.
- Fameux n’est-ce pas ? Cette liqueur, que je fabrique moi-même à base de framboises noires, est réservée aux amis !
Bien sûr, la conversation s’est portée sur Hélène, de l’état d’esprit dans lesquelles ces découvertes l’ont placée.
- Sa réaction m’inquiète, je sens en elle une nervosité, une tension que je ne lui connaissais pas auparavant. Elle semblait avoir du mal à contrôler son agitation. Je l’ai reconduite chez elle lorsqu’elle m’a parue plus calme. J’en ai touché un mot à son fils de Québec ce soir. Sa sœur et lui vont venir la voir demain après-midi.
- Elle a subi un choc émotionnel important.
- Écoute, ça doit faire près de quatre-vingt ans qu’elle vit dans ce village dont cinquante-cinq sur ce lopin. Rien, absolument rien ne laissait entrevoir une telle affaire. À ma connaissance, aucun des Seguin n’a jamais labouré cette terre. On ne pouvait donc pas savoir. Lorsque la conversation s’est engagée sur la présence de sépultures sur le terrain, Denis a offert de résilier le contrat d’achat, vue la perspective d’une lutte longue et âpre avec le ministère de la Culture et des Communications. Marcel refusa d’amblée.
- Quand tous les corps seront exhumés, la vie pourra reprendre son cours normal et ce terrain sera entièrement à moi.
Il était près de minuit lorsque Marcel prit congé de son hôte. À peine fut-il sorti, que des aboiements furieux éclatèrent. Les chiens donnaient de la voix, de proche en proche, contre cet inconnu qui marchait à l’heure où les autres dorment. On pouvait le suivre dans ses allées et venues, au vacarme de protestation qu’il soulevait sur son passage.


*Ouaouaron = ou grenouille-taureau, cette espèce est la plus grosse grenouille d’Amérique du Nord.

 

10- Prêt pour les fouilles

Au matin, lorsqu’il sortit de sa chambre, il flottait une odeur de pain grillé, de café et de bacon qui attisèrent son appétit. Dans la salle à manger régnait un tumulte de voix qui semblait rebondir sur les murs. Une meute de journalistes, tant de la télé que de la presse écrite, était attablée. Marcel se disait que les nouvelles vont vite, comment ont-ils pu savoir ? Monsieur le maire était présent, flatté de l’attention qu’on lui portait, pourtant, pour rien au monde il n’aurait voulu manquer cette opportunité d’être aux premières loges. En son for intérieur, cette découverte fortuite était l’occasion rêvée de faire parler de lui et de son village dans toute la Province, voire au monde entier.
À son entrée dans la salle à manger, le maire l’a présenté aux journalistes qui l’ont aussitôt délaissé dans le but de questionner Marcel.
- Je n’ai rien de plus à vous annoncer que vous ne sachiez déjà. Comme moi il vous faudra attendre les résultats des chercheurs et souhaiter qu’ils les livrent rapidement.
Le petit déjeuner fut vite expédié tant il avait hâte de fuir cette salle bruyante. Dehors, le ciel était devenu gris foncé. De gros nuages surgis de nulle part fonçaient à l’assaut du dernier carré de bleu qui rétrécissait à vue d’œil. Marcel huma dans l’air une douceur, une pureté annonciatrice de l’orage. Il se rendit chez Denis qu’il trouva en pleine conversation avec deux policiers et des agents de sécurité qui déjà refoulaient des curieux. Redoutant les débordements de la veille, les autorités avaient renforcé les effectifs. Le car de l’identité judiciaire arrivait sur les lieux d’où descendirent quatre archéologues vêtus de leur combinaison blanche. Le travail pouvait commencer.
Marcel reconnu l’homme au GPR à qui il avait demandé hier ce qu’il pensait du site. Toujours courtois, comme à son habitude, avec son petit sourire et ses hochements de tête, il l’accosta gentiment et l’Interrogea sur le résultat de ses démarches. C’était un homme mur, au visage long et maigre, aux pommettes roses, à la courte moustache grisonnante, aux petits yeux ronds, sombres et malins. - Je pense être en mesure de vous donner de meilleures réponses ce matin, mais il faudra tout de même attendre le résultat des fouilles pour confirmation. Voyez ces quelques images du sous-sol que j’ai choisies et dites-moi ce que vous en pensez. – Il mouillait ses doigts pour faire tourner les pages. – Oh ! À propos, si vous êtes d’accord, en votre qualité de géologue, j’ai obtenu la permission de vous faire participer aux fouilles… à titre gratuit, bien sûr !
- C’est avec le plus grand des plaisirs que j’accepte votre offre. Je vais tâcher d’être le plus efficace possible. Deux images attirent particulièrement mon attention : la 4 et la 5, il me semble y voir quelque chose de particulier.
- Nous allons recevoir vers la fin de la journée les résultats de l’analyse des ossements. L’imagerie GPR semble bien laisser croire à des sépultures autochtones; les travaux d’aujourd’hui vont sûrement nous le révéler. Comme il se prépare à pleuvoir, une équipe est en train de monter des abris pour nous en protéger.
Marcel sourit, les yeux brillants, lui tendit sa large main droite.
- Allez ! Topez-la, comme à la foire ! Ils se tapèrent dans les mains.

 

Terre sacrée :
épisodes de 1 à 5 (Chavigny-sur-Vairon)
épisodes de 6 à 10 (Le squelette)
épisodes de 11 à 15 (Découvertes)
épisodes de 16 à 21 (Restitution)

Voir le Lexique quebecois

 
 

Date de dernière mise à jour : 04/11/2023

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