Le défi

Tourilli (Québec)

 

Par Bernard Antoine

 

André réinstalla les Mioches dans le traîneau.
- Nous avons aussi besoin de votre aide. Je vous demande de rester sagement assis en vous cramponnant aux ridelles. Vous allez sûrement être un peu secoués, mais ce sera de courte durée. Ça va bien aller, gardez confiance et restez assis.
- Oui, fit la Mikète en prenant un air confiant. T’sais, j’â pas peur.
- Moi, non pus. Une fois, on a glissé sur la rivière chez nous. Bâ, j’tombais toujours. Mais c’était rigolo.
André alla caresser vigoureusement Skip, lui adressant des mots d’encouragement. Il fit de même avec Whisky son voisin de droite, les deux chiens de tête. Puis, prenant place à l’arrière, donna l’ordre du départ. Skip s’approcha prudemment de la descente vers la rivière. Il eut un moment d’hésitation. Son instinct pressentait confusément une possible catastrophe. Il redoutait cette rivière où son maître voulait le pousser. Mais l’ordre était formel et la voix d’André l’encourageant, eut raison de ses craintes.
Le traîneau avançait lentement, cahoté sur le premier mètre par les aspérités de la rive. Secouée comme l’avait prédit André, la Mikète arborait un large sourire, seul le Dabo montrait des signes d’insécurité.
- Allez Skip, vas-y! cria la Mikète.
- Allez Inouk! renchérit le Dabo cherchant à surmonter ses craintes.
Sur la surface unie, les pattes des chiens, en parfait contrôle sur la neige, se montraient moins stables sur la glace. Malgré tout, lentement mais sûrement le trajet s’effectuait. De la rive, Bernard suivait l’évolution de la situation. L’avance plus lente lui permettait de garder une tension sur la corde tout en progressant vers la berge. Il bute contre une roche. De ses orteils qu’il croyait insensibles, une douleur monta jusque dans son ventre et lui arracha un hurlement de bête. Il est tombé, mais se releva aussitôt. Dix pas encore; c’est peu mais la demande d’énergie se fait durement sentir.
Un craquement partit des patins du traîneau. André le sentit sous ses pieds. La glace s’était étoilée et avait suffisamment fléchie pour permettre à l’eau d’envahir cette dépression. L’eau montait à mi-pieds. Le patin gauche, couvert d’eau, faisait pencher le traîneau qui glissait sans arrêt.
Un deuxième craquement, plus sourd, plus prolongé accentuât la cuvette. La glace cédait, mais demeurait suffisamment ferme.
- L’Sotré l’a quawé la glace ! clama le Dabo.
- André v’là l’eau s’angoissa la Mikète. On sait pas nager.
Le traîneau s’enfonça au point où l’eau arrivait maintenant à l’égalité du matelas où les enfants horrifiés restaient assis, immobiles, obéissant à l’injonction d’André.

 

Terre! Terre!

- Mush! Mush! Criait André à tue-tête. Une charge d’adrénaline empourprait son visage.
Les chiens redoublaient d’ardeur, les pattes griffaient la glace. Déjà se dessinaient les roches vernies de la rive. Encore deux mètres… un mètre… Ça y est, Skip et Whisky grimpaient le talus enneigé, donnant de solides coups de collier.
Quelques secondes encore et le nez du traîneau vint mordre la neige après quelques soubresauts sur les cailloux du rivage. Bernard tirait de plus belle. André mit pieds à terre à son tour. Son visage, assombrit tout au long du parcours, s’illumina. Tout en sueur, il respira profondément, enleva sa tuque et tira sur la fermeture éclair de son parka, l’air frais lui fit du bien. Il s’essuya énergiquement le visage et le cou avec un mouchoir. Vivement un peu de répit, histoire de régulariser sa température.
- Tu vois, on a réussi, s’écria-t-il, secoué d’un grand rire. Les deux hommes s’étreignaient chaleureusement.
La Mikète et le Dabo crièrent « Mush !, Mush ! » en lui sautant dans les jambes en guise d’admiration.
- André t’es le plus fort ! clama la Mikète.
- T’es plus fort qu’le Sotré ! renchérit le Dabo. On recommencera encore, nème ?
D’un bond ils allèrent féliciter les chiens encore hors d’haleine. Tandis que la Mikète caressait affectueusement Skip et Whisky, le Dabo enserrait le cou d’Inouk. Le pauvre chien faillit en étouffer.
- Les chiens ont été encore une fois à la hauteur de ce qu’on attendait d’eux. Vous faites bien de les féliciter, ils l’ont bien mérité et regardez comme ils apprécient votre geste. Continuez à vous occuper d’eux, le temps qu’ils récupèrent.
Blue piétinait la neige et émettait de petits jappements pour attirer la Mikète qu’elle suivait du regard. Elle aussi demandait sa part de caresses. Son insistance a été récompensée, la jeune fille à genoux à ses côtés lui a fait un gros câlin. Il avait fallu près d’une heure pour contourner l’obstacle. Le soleil commençait à se dissoudre dans le ciel safran et violet. Le froid descendait soudain sur la vallée iridescente.
- Cet éboulis nous a fait perdre beaucoup de temps. Le camp n’est plus très loin, nous y arriverons un peu plus tard que prévu. En cette période de l’année, la nuit arrive tôt. Plus tôt nous partirons, plus tôt nous arriverons. En route!

Bernard Antoine :
Une petite explication sur «mush !» le cri d'André. On prononce «moch». Du temps de la Nouvelle-France, les Français utilisaient le traîneau à chien traditionnel des Cris et des Inous dans leurs déplacements. Les ordres donnés aux chiens étaient soit en français soit en langue autochtone. Le pilote criait «marche» au départ. Plus tard, les Anglais ont adopté ce mode de transport pratique et le mot français «marche» est devenu avec l'accent anglais «mush». Voilà !

Présences indésirables

On sentait les chiens heureux de courir à nouveau sur une surface solide. L’équipage voguait à bonne allure depuis une demi-heure sur la piste durcie lorsqu’un loup se mit à hurler dans la montagne. Un autre lui répondit et bientôt nous eûmes l’impression d’entendre hurler dans toutes les directions. Nous avons tous senti notre sang se glacer dans nos veines.
- Les Grilous, éructa le Dabo. Vont nous bouffer.
- Vinrats ! lui répondit la Mikète. T’vâs voir, Blue et ses copains vont bouffer les Grilous. Pas vrai Bernard ?
- Le Grilou, i s’cache dans les virages pour faire peur aux conducteurs.
- On est en traîneau ! Alôre, on s’en fout, nème Bernard ?
Que pouvions-nous faire d’autre, sinon continuer notre chemin en espérant que les loups ne se rapprochent pas. Personne n’appréciait cette compagnie, même si, par la présence de quatre humains et six gros chiens, il y avait peu de chance qu’ils se jettent sur nous, mais nous faisait tout de même mourir de peur.
Après ce long calvaire, nous atteignîmes au crépuscule notre campement. Nous voilà tous à l’œuvre. À commencer par dételer les chiens, ajouter de la paille fraîche dans l’appentis muré et muni d’une grande porte, aménagé pour leur confort. Le traîneau y avait sa place. Il leur a été servi un copieux repas, de l’eau et, bien sûr, une bonne ration de caresses.
- Dis voir, André, on pourrait pas garder Blue avec nous dans le chalet…? Hein dit… tu veux! supplia la Mikète, le Dabo ajoutant les siennes.
- Comment te refuser ça? Entendu, on la garde cette nuit, elle sera notre gardienne.
Pendant ce temps, Bernard avait allumé un bon feu dans le poêle. Deux fanaux au propane éclairaient la grande pièce de dix mètres sur dix. Au mur de gauche était installé l’escalier de meunier qui donnait accès à la mezzanine, le dortoir où s’étalaient à même le plancher quatre matelas. Un mur complet fait d’immenses fenêtres, du plancher jusqu’à la pointe du toit, donnait une vue superbe sur l’immense lac gelé. En quelques minutes l’endroit nous parut accueillant et chaud. Les chiens bien nourrit et à l’abri, se fut à notre tour de passer à table. Jean-Yves avait tout prévu, jusqu’à la bière.
- Je viens de me rappeler que c’est un soir de pleine lune. La première de l’année que l’on appelle « la Lune des Loups ». Voilà qui explique en partie ces hurlements lugubres que nous avons entendus. Sûr qu’ils vont rôder alentour cette nuit. Blue va certainement nous le confirmer.
La soirée s’est passée à se remémorer les bons moments de cette journée au grand air, sans oublier le troublant passage sur la glace. Éreintés, mais ravis, le sommeil n’a pas été long à surprendre la maisonnée. Couchée aux pieds de la Mikète, Blue a effectivement grondé, les babines retroussées, les crocs bien en vue, lorsqu’un peu avant minuit, des loups en quête de nourriture ont rôdés autour du chalet.

 
 

Tourilli (Québec) :
L’arrivée 1 (L’aéroport)
L’arrivée 2 (Kabir Kouba)
Tourilli 1 (Le chenil)
Tourilli 2 (Les moteurs)
Tourilli 3 (Nature indomptable)
Tourilli 4 (Le défi)
Tourilli 5 (Le secteur des caps)
Tourilli 6 (Terminus)
La pièce du Castor
Rennes et Reines

 

Parfois il suffit de passer la souris pour connaître la signification d'un mot. 
Voir le Dictionnaire des Mioches
Voir le Lexique quebecois

Date de dernière mise à jour : 04/11/2023

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