Le Peût’ôme (1)

 
 
 

Le visage du Peût’ôme était si vilain, si peût comme on dit, qu’il en faisait peur à ses semblables. Son crâne était allongé, en tous cas bien trois fois plus long que large. Sa petite taille qui lui donnait un air fragile, malgré son allure si effrayante qui tétanisait ses ennemis.
Il y a fort longtemps que le Peût’ôme et les siens avaient quitté la Mésopotamie. Ils avaient suivi les grands troupeaux sauvages et ainsi traversé l’Asie et l’Europe. Sur leur passage, ils avaient ravagé nombre de camps. Dans la plaine du Danube, ils avaient développé leur civilisation. Certains d’entre eux avaient poussé vers l’Ouest. Ainsi, le Peût’ôme et les Curcellae, une trentaine d’individus, arrivèrent au Beaurepaire. Les primitifs n’opposèrent guère de résistance et les survivants s’intégrèrent rapidement.
Cela s’était passé vers -3500 avant notre ère. Pourquoi les Curcellae s’étaient-ils arrêtés dans notre vallée ? Très certainement que ces femmes, ces hommes et ces enfants étaient fatigués par leur longue errance. Ils n’aspiraient qu’à une chose : se reposer. L’abondance du gibier et des baies les séduisirent. Le plateau coiffé de forêts les charma. Les coteaux, tout aussi boisés, tombant sur la jolie vallée noyée par les marécages et les étangs les bouleversèrent.
Mais, s’être installé sur le Beaurepaire ne leur apporta pas le répit escompté. S’ils ne chassaient pas, ils ne mangeaient pas.

 

Les Curcellae avaient rangé dans un coin de leur mémoire une façon idéale de se protéger du froid, de la pluie ou même du soleil. C’est ainsi qu’ils édifièrent une série de huttes circulaires, à moitié enterrées, et coiffées d’un toit pointu. Un abri bien plus efficace que les rudimentaires constructions des indigènes.
Les Curcellae étaient ouverts à tout ce qui leur permettait d’améliorer leur ordinaire. Aussi, certains d’entre eux se consacrèrent à la pêche. Une activité que, jusqu’à présent, ils pratiquaient rarement. Tous se retrouvaient devant le foyer constamment entretenu au milieu du camp. C’est là qu’on préparait le repas et qu’à proximité on mangeait. C’est également là que les uns faisaient durcir les pointes de lances et les autres les pointes de leurs harpons. Mais, c’est aussi sous le magistral chêne que certains paressaient durant les chauds temps.
Toutes les décisions étaient prises sous ce grand arbre. Régulièrement, la tribu se retrouvait dans un qwâroye. On rapportait tout ce qui s’était passé, on critiquait, on proposait des solutions, on mettait au point des stratégies, etc. Tous disaient ce qu’ils pensaient sur le sujet et parfois les discussions étaient vives. Un individu y tenait le crachoir plus que les autres, c’était le Peût’ôme. Mais, on ne pouvait pas dire qu’il dominait la tribu. Bien au contraire, nombre de contradicteurs s’exprimaient. Si bien que le qwâroye se terminait trop souvent en pugilat.

 

Généralement, les indigènes restaient à l’écart. Pour ainsi dire, ils suivaient comme un seul homme une vieille femme. Elle s’appelait Magdaleina. Le Peût’ôme était si intrigué par le comportement de la vieille Magdaleina qu’il en devint l’ami. On le voyait souvent en sa compagnie.
La vieille Magdaleina était vraiment moche, rabougrie et rebutante. Certains racontaient, pour se moquer, que c’était elle qui avait mis au monde le Peût’ôme. Ce qui était archi-faux, évidemment, puisque le Peût’ôme était un Curcellae et elle une indigène.
Il apprit sa langue et lui apprit la sienne. De tradition nomade, les Curcellae possédaient une culture rudimentaire. A l’opposé, les indigènes avaient développé un culte voué à la Sotrée. Cette sorte de génie était apparue il y a très longtemps. Au temps où, sur le Beaurepaire et sa vallée, régnaient neige et glace. Les indigènes avaient toujours froid et pratiquement rien à manger. La Sotrée avait fait fondre les glaces, avait fait pousser les arbres, avait fait naître les cerfs et les sangliers… Bref, la Sotrée avait fait de la vallée ce qu’elle était, un paradis.

 

Rapidement, le Peût’ôme trouva le secret qui permettait à la Magdaleina de régner sur ses congénères. La vieille femme connaissait toutes les herbes, les baies et fruits de la région. Parce qu’elle ne pouvait plus se déplacer, la Magdaleina utilisait les services d’une jeune fille qui revendiquait être sa propre fille. Ses longs cheveux blonds coulaient en cascades étincelantes jusqu’à ses reins. Sa silhouette était souple et menue, sa taille bien cambrée, ses jambes fines. Ses yeux était d’un pâle avec un je ne sais quoi de vachard quand on la regardait bien en face.
Du même âge, le Peût’ôme tomba naturellement amoureux de la jeune fille blonde. Du moins le laissa-t-il croire. Il tenta même de la suivre dans ses randonnées champêtres. Mais la jeune fille refusait ses avances et le méprisait. Une fois, alors que le Peût’ôme l’épiait dans les marécages, la jeune fille ordonna au Grilou de l’éliminer. Du moins, c’est ce que le Peût’ôme imagina. Car vois-tu, alors que la jeune fille ramassait quelques herbes, notre Peût’ôme s’était tapi derrière un bouquet de roseaux. C’est là que le Grilou le surprit. Il ne dut la vie sauve que grâce à la course effrénée qui le ramena au Beaurepaire. Il s’en plaint à la vieille Magdaleina qui lui déconseilla vivement de recommencer.

 

Si le Peût’ôme ne pistait plus la jeune fille blonde, il ne se désintéressa pas moins des coutumes indigènes. La Sotrée avait créé le paradis sur le Beaurepaire et sa vallée. C’était un fait. Mais, voilà, les indigènes l’avaient bien mal remercié. C’est pourquoi neige et glace revenaient régulièrement. C’est pourquoi, dès les premiers brouillards, les indigènes montaient sur le plateau un peu au-dessus du camp pour demander pardon. Là où était enterrée la Sotrée poussait un chêne. On racontait qu’autrefois la Magdaleina avait planté un bâton pour marquer l’endroit. Ce bâton avait pris racine et fini par devenir ce beau chêne. En réalité, personne ne pouvait l’affirmer. De ses racines jaillissait une source. Ses eaux étaient miraculeuses et exhaussaient les vœux des habitants du Beaurepaire. On avait gardé coutume de se rendre à cet endroit aux premiers brouillards et d’y déposer un cerf et un sanglier en sacrifice.

 

C’est pourquoi qu’à chaque fois que la douceur faisait fondre neige et glace, on remerciait la Sotrée par une grande fête. Justement, on entrait dans ces journées. Au qwâroye, le Peût’ôme réussit une prouesse : imposer le calme et faire accepter les coutumes indigènes aux Curcellae. Faut dire que la vieille Magdaleina le soutint. Faut dire, surtout, qu’au moment où le Peût’ôme prit la parole, le ciel se couvrit de gros nuages et qu’un orage éclata. L’orage fut bref, certes, mais cela suffit pour faire croire que c’était le Peût’ôme qui l’avait déclenché. Ainsi fut admis, par tous, que l’on devait célébrer la fin des mauvais jours. On orienta la chasse vers les gros sangliers et les grands cerfs et la pêche vers les gros poissons. On mangea à s’en faire éclater le ventre. L’odeur des viandes et des poissons grillés baignait tout le Beaurepaire et même au-delà.
Le Peût’ôme dressa l’oreille. Il lui semblait avoir entendu un grognement. Il imposa le silence avec grand mal. Eh ! Oui, les grognements se rapprochaient. Sûr, l’odeur avait attiré le Grilou. Au détour du grand chêne apparut un immense ours à la tête garnie de belles dents. Enfin, pas si immense que cela puisqu’il ne dépassait pas la hauteur d’un homme.

 

L’ours avançait en grognant. Les indigènes se mirent à psalmodier dans leur langue. Les Curcellae, le Peût’ôme en tête, s’étaient précipités qui sur leurs lances, qui sur leurs harpons. Qui attaquerait le premier ?
Les indigènes s’interposèrent. Le Peût’ôme en bouscula quelques-uns. Plus par vanité, il se planta devant l’ours, leva sa lance… L’ours ne dut son salut qu’en… enlevant sa tête. Le Peût’ôme planta sa lance dans le sol et partit d’un rire si exubérant qu’il en inquiéta ses semblables. Tous se rapprochèrent et formèrent un cercle mi-curieux, mi-agressif autour de l’ours… Qui n’était autre que la jeune fille blonde, la fille de la vieille Magdaleina. Ah ! Cette tradition, le Peût’ôme ne la connaissait pas. La vieille indigène expliqua qu’autrefois, la Sotrée était apparue sous la forme d’un ours. Et la fête reprit.
Tandis que la jeune fille blonde, revêtue de sa peau d’ourse, dansait autour du foyer, les autres indigènes avaient repris leur chant traditionnel. Et les Curcellae qui ne connaissaient pas leur langue se mirent à imiter les sons. Le Peût’ôme innova, il rythma la complainte en tapant sur un bois creux. D’autres frappèrent des silex l’un contre l’autre.
Ce soir-là, les Curcellae découvraient la musique et la danse. Plus tard dans la nuit, ils inventèrent les chansons.

 

Ils remirent ça à l’arrivée de la période chaude. Exactement, la journée où le jour était le plus long. Parce que la Sotrée avait apporté le feu, on amassait un grand tas de bois et, à la tombée de la nuit, on allumait. La jeune fille blonde revêtait sa peau d’ourse. On faisait de la musique. On chantait. On dansait. Lorsque le brasier s’amenuisait, on sautait par-dessus en criant et en riant.
Aux premiers brouillards, la tribu partait en procession vers le plateau. On offrait un grand cerf en sacrifice et on demandait à la Sotrée de les protéger durant la période froide. On souffrait trop longtemps, mais, à chaque fois, la Sotrée faisait revenir les beaux jours. Qu’est-ce qu’elle était taquine cette Sotrée !
Ainsi se déroulait la vie au Beaurepaire.

 
 
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La suite :

Le Peût’ôme (2)

Date de dernière mise à jour : 05/09/2024

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