Le Peût’ôme (3)

 
 
 

Cela aurait pu continuer comme avant…
Devenue adolescente, la Bass connaissait le secret des plantes. Elle soignait ou punissait, aussi bien que sa mère. Qu’il y eut un orage, la menace d’une tribu rivale, une raréfaction de gibier ou de poisson, elle apportait les bonnes réponses et donnait les bons conseils. Même le Peût’ôme ne trouvait rien à redire.
La Bass présentait une silhouette souple et menue, une taille bien cambrée, des jambes fines… Elle était aussi belle que sa mère et lui ressemblait. Sauf la couleur des cheveux. La Bass avait de très longs cheveux bruns qui coulaient en cascades étincelantes jusqu’à ses reins. Et ses yeux étaient différents. D’un brun dominateur, ils étaient presque cruels.

 

Tout allait bien, c’est vite dit. La prêtresse blonde détestait le poisson, cela depuis toujours, et aimait les parties de chasse. Au contraire, sa fille détestait la viande et aimait les parties de pêche. Mère et fille se querellaient sans que la tribu saisisse le bien fondé de cette violente opposition. Seul, le Peût’ôme comprit que la fille voulait détrôner la mère et régner sur la tribu. Normal ! Puisque lui-même convoitait la même place. La fille flattait les pêcheurs, la mère s’appuyait sur les chasseurs. La tribu aurait pu se diviser. Mais, beaucoup s’adonnait aux deux activités et…, à égalité, tous vénéraient les deux prêtresses. Le Peût’ôme patientait…
Vinrent les premiers brouillards. La tribu des Curcellae avait retrouvé un simulacre de paix pour honorer dignement le Sotré. Ainsi, le pèlerinage à la Magdaleina se déroula dans la sérénité.

 

Et voilà que, plusieurs fois de suite, le Peût’ôme et ses chasseurs revinrent bredouilles. Cette année était particulièrement froide. Neige et glace s’éternisaient. Nombre d’animaux avaient fui. Par contre, sur la petite rivière, les pêcheurs faisaient des trous dans la glace et harponnaient de nombreux poissons.
La prêtresse blonde implora le Sotré lors d’une superbe cérémonie. Le clan des chasseurs se rangea derrière elle sans rechigner. Une nouvelle cérémonie eut lieu deux jours plus tard… Le froid s’accentua, neige et glace s’aggravèrent, le gibier demeurait invisible. Le lendemain, le Grilou attaqua trois chasseurs et emporta l’un d’eux. Certains doutèrent des pouvoirs de leurs prêtresses. Le Peût’ôme affirma que le Sotré ne leur accordait plus sa confiance !
Sans perspectives, les chasseurs mordirent à l’hameçon. Les pêcheurs ne tardèrent pas à les rejoindre.

 

Pour calmer la colère du Sotré et annuler le mauvais sort qui s’abattait sur eux, les Curcellae devaient offrir un sacrifice. Ainsi, au qwâroye suivant, le Peût’ôme affirma qu’on devait sacrifier un grand cerf là où était apparu le Sotré. Mais, de grand cerf, on n’en trouva point. Alors, un sanglier… Mais, de sanglier, on n’en trouva point. Alors, le Peût’ôme proposa qu’on égorge la prêtresse blonde sur l’autel du Sotré. Jamais, de mémoire de Curcellae, on n’avait commis une telle atrocité. Plus d’un refusa de l’envisager.
Le gibier ne revenant plus… Même sa propre fille se rallia. C’était la seule chose à faire… à condition que la Bass tienne le premier rôle. La vieille prêtresse n’était pas prête à se rendre aussi facilement. Une violente bagarre dégénéra en bataille rangée. Les couteaux en os sortirent… La Bass prit un mauvais coup. Une balafre sur la joue gauche témoignerait à jamais de la rixe.
On attrapa la prêtresse blonde. On l’attacha avec des boyaux de chevreuil séché. La Bass en tête, le Peût’ôme en second, on se rendit en procession à la Magdaleina. A l’endroit où était apparu le Sotré, la Bass égorgea sa mère. Puis, sur le cadavre, on déposa deux beaux brochets et un lapin famélique qu’on avait tués une heure plus tôt.
Le hasard voulut que, deux jours après, neige et glace disparaissent.

 

Le gibier revint sur les coteaux boisés. La Bass recueillit les fruits du miracle. Mais, le Peût’ôme, après tout l’instigateur du sacrifice, ne fut pas en reste et gagna de la notoriété. Certains chasseurs gardaient en rancœur que leur unique prêtresse préférait les… pêcheurs.
La Bass organisa une cérémonie pour rendre grâce au Sotré. Et la semaine suivante, elle recommença cette fois, dans l’enceinte du Beaurepaire. Ainsi, la tribu reprit l’habitude de se réunir chaque semaine. Les Curcellae prirent plaisir à ces réunions où on tapait des galets ensembles ou sur des bois creux, on chantait, on dansait, on riait. Mais, voilà, les cérémonies remplacèrent le qwâroye. Plus personne n’avait le droit de parler sauf la prêtresse qui donnait son avis sur tout. Bien souvent, elle sermonnait ses congénères et se mêlait de leur vie. Sa principale cible était son rival, le Peût’ôme, malgré son âge avancé. Certains grincèrent des dents, le Peût’ôme en tête.

 

Bien après les festivités qui annonçaient l’arrivée des chauds temps, le niveau des eaux se retrouva au plus bas. Nombre de poissons avaient échoué sur la terre abandonnée par les marécages. Nombre de poissons se retrouvèrent le ventre en l’air. Le cataclysme se produisit à la suite d’une longue période de chaleur et de sécheresse. Cette fois, le Peût’ôme incrimina la Bass et l’accusa d’avoir répandu des poudres mystérieuses dans l’eau !
La tribu le crut. Pourquoi en aurait-il été autrement ? Sa mère n’avait-elle pas déjà tué le gibier ? D’ailleurs son ventre grossissait alors que celui des Curcellae se creusait. Vite fait, on condamna la Bass au sacrifice.

 

Ce jour-là, le soleil était au zénith. La journée aurait pu être belle si ce n’étaient tous ces poissons morts. La journée aurait pu être agréable si ce n’était cette pesante atmosphère prête à déclencher les plus bas instincts.
Sans crier gare, l’horizon s’obscurcit et le vent souffla comme jamais on ne l’avait senti. La Bass annonça la colère du Sotré. Les Curcellae voulaient égorger leur prêtresse, le Sotré allait les punir. La Bass affirmait qu’ils pouvaient se racheter et ainsi éviter la colère du Sotré. Il suffisait de sacrifier… le Peût’ôme. Les Curcellae étaient désemparés et les poissons restaient le ventre en l’air. Ils devaient faire un sacrifice, ils en étaient sûrs. Mais qui croire ?
C’est alors que le premier éclair griffa le ciel. Le sol trembla sous le coup de tonnerre. Les nuages déversèrent une pluie serrée. Un seul abri : leurs huttes ! Tous se précipitèrent. Tremblant au rythme des secousses, ils imploraient le Sotré. En vain.
Une étrange illumination transforma les ténèbres en jour blanc. Le fracas qui l’accompagna fut foudroyant. Là-haut, sur le plateau de la Magdaleina, le magistral chêne qui avait accompagné le Sotré, fut frappé par la foudre. D’un coup, tout le milieu de l’arbre s’écroula. Son tronc fut creusé sur une dizaine de mètres de hauteur. La tempête, plutôt l’ouragan, dura des heures. Des torrents de boue dévalaient les coteaux boisés, entraînaient dans leur sillage arbres morts et arbustes. Ils ravagèrent la pente, déferlèrent sur le Beaurepaire. Quatre huttes et leurs occupants furent emportés. Dans l’une d’elles se trouvait le Peût’ôme…

 

Enfin, les éléments se calmèrent. Tous furent heureux de se retrouver. On pleura un court instant les disparus. C’est alors que le Peût’ôme, sorti d’on ne sait où, arriva au milieu du qwâroye improvisé. Ses mains étaient tachées de sang. On crut qu’il avait été blessé. Mais, non, aucune trace.
Il prétendit avoir eu une révélation. Durant la tempête, le Sotré lui avait remis les destinées de la tribu entre les mains. Encore une de ses âties ! Les Curcellae s’apprêtèrent à lui sauter dessus, à l’étriper, à lui faire subir les pires sévices. Le Peût’ôme les arrêta d’un cri. Il leur demanda de chercher la Bass. C’était pourtant vrai qu’elle avait disparu. On s’éparpilla dans le camp. Chaque hutte fut inspectée. On se dispersa aux alentours. Les débris qui avaient dégringolé jusqu’au rupt salé furent retournés. Point de Bass. Le Sotré l’a emporté, affirma le Peût’ôme. Toutes ces dévastations avaient été nécessaires pour punir les mécréants. Sa hutte avait été emportée et, pourtant, lui était en chair et en os devant eux. Bien vivant. Le Sotré l’avait épargné parce qu’il l’avait élu. Que répondre à cela ? Les Curcellae devaient se repentir. Le Peût’ôme dirigea la fête qui remerciait le Sotré de leur avoir ouvert les yeux. Il organisa même une procession vers la Magdaleina.
Quelques-uns boudèrent les festivités. Ceux-là étaient pêcheurs. Ils descendirent vers les eaux presque douces, histoire de voir si les poissons étaient revenus à la vie. C’est là qu’ils découvrirent le cadavre de la Bass, égorgé. Ils le déposèrent dans l’eau, espérant que leur prêtresse, même morte, allait ressusciter les poissons. C’est à cet instant qu’un panier de branchages dériva vers eux... À l’intérieur, ils trouvèrent… un bébé.

 

Plus jamais, les pêcheurs n’habiteraient sur le Beaurepaire. Ils se séparèrent du reste de la tribu et se nommèrent, eux-mêmes, les Bass Curcellae. Et, lorsque les poissons revinrent, on recommença à pêcher. On planta des pilotis dans la boue, on lia des troncs ensembles et on forma ainsi un solide plancher. Dessus, on y construisit des huttes.
Bien plus tard, d’autres femmes et d’autres hommes habiteraient le territoire des Bass Curcellae. Ils jetteraient maints fagots de branchages et de roseaux. Ainsi, serait comblé le marécage. Seule la petite rivière se fraierait un passage. En raison de sa légère salinité, on la nommerait Piate-Salia. Un hameau se développerait sur sa rive droite. On le nommerait, tout d’abord, Bass Curcellae. Encore plus tard, le hameau serait rattaché à Chèté-Saline et porterait le nom de Basse-Courcelle.
A l’endroit où fut jeté le corps de la prêtresse Bass se forma un gué. Que d’hommes, que d’animaux, que de chariots traversèrent là. Même si, aujourd’hui, une passerelle a été lancé au-dessus de la Piate-Salia, le gué existe toujours, juste en face de ferme des Létyi.
Et le Peût’ôme demande-tu ? Le Peût’ôme régna en tyran sur le reste de la tribu, là-haut sur le Beaurepaire. Mais, très certainement, nous le retrouverons dans une prochaine histoire.

 

Le 7 novembre 2018
sur un texte de 2001

 

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Date de dernière mise à jour : 05/09/2024

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