Train d’enfer (2)

Du quai, dressé sur la pointe des pieds, un homme interpella Jean-Paul.
- C’est pour ma sœur… En robe bleue, dit-il en tendant à bout de bras un panier en osier.
Jean-Paul eut beau chercher, il ne voyait pas de robe bleue, l’homme insista :
- Prenez, c’est pour ma sœur !
- Je ne la vois pas…
- Ça ne fait rien. Elle est déjà montée. Prenez ! reprit-il agacé. Elle a une robe bleue.
Le panier était trop haut pour passer entre l’appui et la partie supérieure fixe de la fenêtre. Le vieux appuya sur l’anse. Où poser cet encombrant et lourd panier ? Jean-Paul ne voyait que ses genoux…
Au démarrage, le roteur, l’homme au boubou beige, coiffé d’un bonnet de laine, et quelques autres sautèrent sur le marchepied. Ils voyageraient ainsi. Jean-Paul ne voyait qu’une masse informe qui ballotait au gré des rails. Il désespérait d’apercevoir la fameuse jeune fille en bleu. A chaque chaos, le vieux cognait le panier et le faisait entrer dans ses côtes.

7 h 45, il y avait encore foule sur le quai suivant.

La pression s’accentuait. Jean-Paul avait l’impression que ses genoux allaient éclater. Le vieux et d’autres personnes s’affalèrent sur lui. Il étouffait, il devait s’échapper. Impossible ! Le panier lui entra plus fortement dans les côtes. Il se sentait prêt à craquer. Et ces genoux qui lui faisaient si mal… Il dégagea nerveusement les gens qui l’entouraient, bouscula la matrone et sa fillette endormies, il se leva avec peine. Le panier l’encombrait.
- Où tu vas ? demanda le vieux, hilare.
- J’en peux plus…
- Ah, le Blanc n’a pas l’habitude du train africain. Vas-y, je tiens ton panier.
La partie basse de la fenêtre s’ouvrait en coulissant du bas vers le haut. Elle était actionnée par une manivelle et, présentement, ouverte.

Jean-Paul se hissa sur la banquette, mais son mollet resta prisonnier contre le rebord. Une nouvelle pression lui arracha un juron. Un ultime effort lui permit de dégager la jambe et il put s’asseoir sur l’appui de la fenêtre, les épaules adossées contre la vitre fixe. Ouf, il avait bien crû qu’il allait crever.
Le vieux reposa le panier sur la banquette, devant ses jambes, juste avant que la matrone et sa fillette envahissent le maigre endroit libéré. La foule vacilla, le train redémarrait. Pour ne pas perdre l’équilibre, le vieux s’appuya contre le panier qui coinça les mollets de Jean-Paul. Les derniers candidats au voyage sautèrent sur le marchepied.
Où était son sac à dos ? Perdu dans cette cohue, piétiné par quelque individu qui, malgré la situation, plaisantait. La chaleur était accablante, comme si la voiture était chauffée à blanc, comme s’ils étaient enfermés dans une étuve. De grosses gouttes coulaient le long de son dos et trempaient sa chemise.

8 h 05, la quatrième station.

Il y eut bien quelques personnes qui descendirent, telle une femme qui engueula deux ou trois hommes sur son trajet, mais elles furent largement remplacées. La voiture ne respira qu’un trop court instant.
De son perchoir Jean-Paul entrevit la robe bleue. La jeune fille lui parut de son âge et mignonne. Elle avait les cheveux coupés très courts. De jolies boucles dorées, en forme d’anneaux, garnissaient ses oreilles. Il lui montra le panier, mais la cohue la fit disparaître.
Impossible que tout ce monde puisse se caser ! Le vieux s’affala sur le panier et bloqua les jambes de Jean-Paul. La cohue s’infiltrait dans le couloir, des enfants piaillaient. Leurs mères essayaient, comme elles pouvaient, de leur éviter l’étouffement. Un pont aérien fut mis en place. De mains en mains, les enfants passèrent au-dessus des têtes et se retrouvèrent à l’abri, assis entre les banquettes. Christian hérita d’un bambin sur les genoux.
Les gens s’installaient sur les plaques en fer qui servaient de passerelles entre les voitures. D’autres, plus hardies, escaladaient la frêle rampe st s’asseyaient, à cheval, sur les parties fixes des tampons. Et ça continuaient de monter.
Un bref instant, la jeune fille en bleue se hissa sur la pointe des pieds et essaya de prendre une bouffée d’air.

8 h 35, à la station suivante, la foule était encore plus dense.

La vague bouscula les occupants du marchepied, puis déferla dans la voiture. L’adolescent en maillot jaune et casquette rouge et blanche s’écroula sur l’amas de bagages, ses voisins le relevèrent. Un véritable vent de panique poussait les assaillants. Un hoquet en avant redoubla leur folie. Les couloirs se rétrécissaient, s’embouteillaient. Entre les voitures, le passage affichait complet.
La jeune fille en bleu grimaçait.
L’adolescent en maillot jaune et casquette rouge et blanche n’eut pas de meilleure idée que de s’infiltrer entre le gars penché à la fenêtre et Jean-Paul. Un Jean-Paul qui avait les mollets coincés contre le dossier du siège, compressés par le rebord du panier. L’adolescent avait hélé une vendeuse de cigarettes. Il palabra, au moins, deux minutes avant de se décider à acheter un paquet. Au départ de l’adolescent, Jean-Paul se massa les mollets. La marque du panier resterait présente un bon moment. Là-bas, dans le fond, Christian était presque à l’aise avec son bambin sur les genoux et quelques autres à ses pieds.

Lentement, le train redémarra. Des gens sautèrent sur les marchepieds. On s’agrippait comme on pouvait aux aspérités de la voiture, on s’accrochait à la barre. La folie atteignit son comble lorsque le train prit de la vitesse. A chaque chaos, Jean-Paul s’attendait à voir un corps arraché à la grappe ou à voir un gars se faire coincer par les tampons entre les voitures. Mais, rien de tel ne se produit.
La jeune fille en bleu, toujours noyée par la foule, avait du mal à respirer. Malgré cela, elle riait et discutait avec ses voisins.
La chaleur devenait de plus en plus étouffante, insupportable, atroce. De fortes odeurs montaient de la foule. Les sardines devaient être plus à l’aise dans leur boîte. Jean-Paul avait envie de sortir la tête, mais sa position, les épaules appuyées sur la partie fixe de la fenêtre, l’en empêchait. Petite consolation, le vent qui entrait par le bas, là où la partie de la fenêtre était relevée, lui rafraîchissait les reins. La sueur qui ruisselait s’évaporait instantanément. Installé sur l’autre partie de la fenêtre, le torse à l’extérieur, le gars discutait avec les gens logés sur le marchepied.

8 h 50, l’étreinte se desserra, nombre de voyageurs étaient arrivés à destination. La voiture s’aérait.

Jean-Paul désirait soulager ses fesses. Il posa « son » panier sur le sol, se massa longuement les fesses, puis essaya de remplacer la marque faite par l’appui de la fenêtre par celles des lamelles en bois de la banquette. Cette nouvelle position lui parut fort agréable. Le gars, son voisin de fenêtre, profita de l’espace libéré. Il posa son coude sur les genoux de Jean-Paul, passa l’autre par la fenêtre et poursuivit, plus confortablement, sa conversation avec les occupants du marchepied.

Comme tous les voyageurs, la jeune fille en bleu était plus à l’aise et, de sa place, Jean-Paul pouvait la détailler à volonté. Elle n’était même pas à deux mètres de lui. Elle discutait avec animation avec une grosse dame vêtue d’un pagne vert foncé à petits dessins géométriques jaunes.
Jean-Paul la voyait de trois quarts. Noué à la ceinture, une écharpe brune coulait en pointe sur sa hanche droite et moulait sa taille. Les motifs marron étaient du meilleur effet. Sa robe bleue dénudait de mignons genoux et des mollets galbés. Son visage était détendu. Ses traits fins et réguliers étaient agréables.

Le hurlement des freins, le choc de l’arrêt, Jean-Paul se réveilla.

Un homme se pencha à la fenêtre et héla une marchande de tomates. A chaque arrêt, une foule de marchandes vendait légumes, fruits, racines de manioc, ignames, morceaux de poulet ou autres viandes, magnums d’eau minérale ou pas, cigarettes… Les clients hélaient les marchandes et les marchandes vantaient la qualité de leurs produits. Partout se renouvelait cette scène de train-marché.
Les tomates ne plaisaient à l’homme. Il les prétendit trop pâles. Les suivantes pareilles. Il discuta, ainsi, avec quatre ou cinq marchandes tout en coinçant Jean-Paul avec son popotin. Après avoir fait baisser le prix, il en acheta quelques-unes d’un rouge bien vif. Une rafale de compliments bien placés et, en riant, la femme lui en donna une de plus.

Du fond de la voiture, là où se trouvait Christian, des cris se firent entendre. Un monsieur affublait de noms d’oiseaux une dame. Nullement impressionnée, la dame répondit sur le même ton. Blessé dans son amour propre, le mâle leva la main. Elle n’eut pas le temps de s’abaisser qu’un coup de poing frappait la figure de l’excité. Autour des protagonistes, les gens s’agitaient. Les cris redoublèrent de vigueur, pratiquement toute la voiture avait les yeux fixés sur eux et rendait la sentence :
- Jetez-le en bas du train !
La jeune fille en bleu approuva. Son voisin en costume de toile gris bleu grogna :
- Il voulait frapper la dame, c’est trop !
Le roteur et l’homme en boubou beige, coiffé d’un bonnet de laine, esquissèrent un mouvement vers le fond de la voiture :
- On va lui régler son compte !
L’excité changea de voiture. En passant, il bouscula les gens installés sur la passerelle et manqua de prendre un nouveau gnon. L’affaire ne fut pas close pour autant, elle alimenta les discussions.
Le jeune en costume de toile gris bleu captivait l’attention de la jeune fille en bleu. Elle n’avait d’yeux que pour lui. Son visage s’illuminait lorsqu’il lui racontait quelque chose. D’un geste plein de noblesse, elle portait la main devant sa bouche pour masquer son rire.

Un tressaillement sur ses genoux, un cri tout proche, Jean-Paul revint dans son secteur. Le gars à ses côtés venait de se faire guillotiner. Le roteur venait de descendre la partie mobile de la fenêtre en actionnant la manivelle. Le guillotiné insulta le roteur encore hilare. Ce qui eut pour effet de redoubler le rire du plaisantin et de contaminer toute la voiture.
La jeune fille en bleu riait de bon cœur.

Ses cheveux noirs étaient coupés très courts. Une goutte de sueur s’échappa de sa tempe légèrement incurvée et ruissela sur la joue rebondie en laissant une petite traînée luisante. Un petit sourire triste lui donnait un air mélancolique, ses paupières clignaient sans arrêt, ses pupilles noires étaient continuellement en mouvement.
Comme Jean-Paul aimerait laisser ses doigts courir sur sa peau, suivre la ligne de son menton saillant, toucher son petit nez un brin retroussé… Lorsqu’elle remuait la tête, ses boucles d’oreilles rebondissaient sur ses joues. Elle dû sentir que Jean-Paul l’observait, car elle tourna la tête dans sa direction. Un sourire naquit sur ses lèvres. Leurs regards faillirent se croiser. A la dérobée, Jean-Paul effleura les yeux noirs et perçants. Un profond pincement lui malmena l’estomac. Le sang affluait dans sa tête et il se sentit devenir cramoisi. Il se tourna vers la fenêtre. Le paysage bien vert le rafraîchit.
La jeune fille avait offert son dos. La robe bleue suggérait des formes de déesse. Ses yeux frétillèrent sur la colonne vertébrale légèrement cambrée. Il s’approcha d’elle, caressa ses bras nus, elle frissonna à son contact. Il posa ses mains sur sa fine taille que moulait l’écharpe, palpa les petites fesses galbées. Il se serra contre elle et lui déposa un doux baiser dans le cou…

Un tressaillement sur ses genoux, un cri tout proche, un éclat de rire quasi général, le roteur venait une nouvelle fois de baisser la fenêtre. La tête coincée une fois passe, mais deux ça n’allait plus. Il ne fallait pas dépasser les bornes ! Le guillotiné adressa un long et violent reproche. Le public le hua. Le public se rangeait du côté de son pitre. A la demande générale, le roteur recommença plusieurs fois sa blague. Le guillotiné fini par ne plus protester.
La jeune fille en bleue riait de bon cœur, découvrait de jolie dents. La jovialité la rendait encore plus ravissante.
Au fur et à mesure, des gens descendaient. De moins en moins, d’autres montaient. Portant leur lourd fardeau sur leur tête protégée par un foulard, les femmes étaient nombreuses. Dès leur arrivée, il y avait toujours une ou un volontaire pour les aider.
A son tour, le roteur arriva à destination, son départ fut vivement salué. Il s’arrêta à la fenêtre, salua son public une dernière fois et souhaita une bonne fin de voyage à chacun. Lorsque le train redémarra, le roteur était toujours à la même place, il donna un soufflet sur la joue du malheureux guillotiné. L’insulte sortit toute seule.
Le guillotiné approcha le sac à dos de Jean-Paul. Il s’installa plus confortablement sur le sac et s’accapara d’une bonne partie de la fenêtre. Cette nouvelle annexion ne fut pas du goût de d’une dame qui convoitait une place à la fenêtre. Elle ne tarda pas à l’injurier et prit les autres femmes à témoin : regardez-moi ce porc qui prend toute la place et qui m’empêche de respirer. Le ton monta entre les deux protagonistes. Allaient-ils en venir aux mains ?

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Date de dernière mise à jour : 08/11/2023

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