Train d’enfer (3)

La station suivante vida une bonne partie de la voiture. Ainsi la matrone et sa fillette à côté de Jean-Paul, le jeune homme en costume de toile gris bleu et bien d’autres descendirent. La jeune fille en bleu repéra la place libre. Le cœur de Jean-Paul s’accéléra, il se sentit défaillir, une drôle de sensation traversa sa tête et l’étourdit. En s’asseyant, sa robe bleue remonta d’un cran et découvrit un peu ses cuisses.
Elle était calme et souriante. Elle lui dit quelque chose qu’il ne comprit pas. Sans doute un remerciement pour la garde du panier. Elle parlait, plutôt elle murmurait. Sa voix était douce et enjôleuse. Toute proche et pourtant insaisissable.
Il y a quelques instants, Jean-Paul haïssait le jeune en costume gris bleu qui la faisait rire. Il divaguait, imaginait des scènes de tendresse…

Les deux protagonistes, le guillotiné et la dame, s’étaient calmés. Le guillotiné avait fait des concessions, il s’était serré un peu contre les genoux de Jean-Paul. La dame s’était installée à ses côtés. Ils discutaient comme de vieux amis. Le guillotiné déversait un abondant flot de paroles, la dame l’écoutait avec intérêt et pouffait souvent. La magie africaine faisait son effet.

Le gazouillement harmonieux berçait Jean-Paul. Il ne comprenait absolument rien, mais cela n’empêchait pas la jeune fille de discourir. Les lèvres fines remuaient avec grâce. Le regard perçait Jean-Paul jusqu’au fin fond de l’estomac. Les pupilles noires remuaient les intestins. Ses yeux légèrement étirés aux extrémités formaient d’appétissantes amandes.
Son regard, son visage dans son ensemble, s’animait lorsqu’elle mettait de la passion dans son monologue. Elle se rembrunissait s’il ne répondait pas à ses sourires ou s’il ne hochait pas la tête de temps en temps. Son visage était à peine allongé, sa peau n’était pas vraiment noire, mais d’un beau chocolat et si désirable qu’on en risquerait la crise de foie. Un grain de beauté très foncé s’épanouissait sur sa pommette gauche. Formant de larges spirales, ses boucles d’oreilles se balançaient doucement au rythme des hochements de tête.
Jean-Paul était sous le charme, ensorcelé, prêt à se livrer pieds et poings liés, mais incapable de faire le moindre geste, de prononcer la moindre parole. Il avait envie de toucher sa peau douce, d’effleurer la commissure de ses lèvres, de la caresser…

De la conversation, les anciens protagonistes passèrent à la phase supérieure. Ils s’étaient tus et se regardaient dans les yeux. Le guillotiné prit la main de la dame, lui embrassa la paume. Maintenant, il lui parlait doucement, la dame était captivée. Plus rien ne devait exister autour d’eux, la notion du temps avait dû s’effacer, ils ne devaient même plus savoir qu’ils étaient dans ce train et encore moins que Jean-Paul les enviait. Comme il aimerait avoir l’audace et l’assurance de ce monsieur. Comme il aimerait conter fleurette à sa belle jeune fille en bleu.
Pourtant, c’était elle qui avait fait les premiers pas… Elle lui avait largement facilité la tâche. Elle lui offrit l’eau de sa gourde, un bidon en matière plastique qui contenait, autrefois, de l’huile moteur. Bien incapable d’en dire plus, il dit merci. Ça le bloquait. Il se contentait du plaisir des yeux et du délire de l’esprit. Deux petits seins ronds tendaient sa robe, il descendit le long de son ventre, de sa fine taille, il parcourut ses cuisses, ses genoux découverts…

Elle se pencha pour récupérer son panier et, d’un geste vif, le ramena près d’elle. Ses petites mains fines fouillèrent. A la droite, elle portait une petite bague dorée incrustée d’une pierre rouge. Elle sortit un gros paquet emballé dans du journal et le posa sur ses cuisses.
Ses petites mains s’agitaient en ouvrant le papier journal où étaient emballées des racines noires, longues d’une dizaine de centimètres. D’un geste et d’un sourire engageant, elle l’invita à se servir. Jean-Paul aurait bien posé sa main sur les genoux arrondis, il serait bien parti en exploration… Il prit une des racines et attendit. La belle jeune fille s’esclaffa, puis rogna la racine. Elle épluchait la peau noire et la recrachait au sol. D’un hochement de tête, elle l’invita à faire de même. On croirait du radis noir. Ça avait un peu le goût de la pomme de terre. C’étaient des racines de manioc. Elle lui fit, à nouveau signe, leurs regards se croisèrent plus longuement et ils se sourirent.
En face d’eux, de l’autre côté de l’espace laissé par les sièges, un couple d’une cinquantaine d’années occupait la banquette. Le visage un peu fripé, la femme s’amusait de leur manège et commentait abondamment l’évènement avec son mari.

A l’arrêt, la belle jeune fille s’approcha de la fenêtre. Elle bouscula le guillotiné, se serra contre Jean-Paul. Ses seins frôlèrent le bras de Jean-Paul. Une sorte de décharge électrique le secoua lorsque la belle jeune fille se trémoussa pour héler une marchande. Une bouffée de transpiration fit frémir ses narines.
La belle jeune fille se contorsionna pour examiner la marchandise dans la bassine émaillée. Jean-Paul en trembla. Elle obtint rapidement satisfaction et présenta joyeusement son acquisition : deux morceaux de poulet. Elle lui en offrit un. Ses petites dents blanches déchiraient la chair. De la graisse envahissait ses lèvres. De la graisse ruisselait sur le dos de sa main droite.
D’un geste vif, elle balança les os par la fenêtre frôlant, au passage, la tête du guillotiné qui ne s’aperçut de rien. La petite langue rose nettoya les lèvres. La petite langue rose fit disparaître la graisse de la main. Elle rit de bon cœur. Sans trop savoir pourquoi, Jean-Paul s’esclaffa, mais d’un rire gauche, timide.

A la station suivante, elle réitéra le coup de la fenêtre. D’une main, elle appelait une marchande, de l’autre, elle s’appuyait sur le rebord de la fenêtre. A hauteur du nez de Jean-Paul, le dos s’arc-boutait, ondulait. Des spasmes la secouaient lorsqu’un badaud lui lançait une blague. Ses seins caressaient le bras de Jean-Paul. Des yeux Jean-Paul parcourait les frêles épaules, suivait la gracieuse courbe du dos sans cesse en mouvement. Il arriva aux reins cambrés, il touchait ses fesses… Le sang tambourinait dans ses tempes… L’air vint à lui manquer… Elle se redressa brusquement.
Machinalement, Jean-Paul mâchait son bout de viande, de la grande viande, sans doute du zébu.

Parvenu au terme de son voyage, le guillotiné descendit. Après lui avoir fait une bise sur la joue, il abandonna sa charmante dame. Le mariage était reporté à une date ultérieure.
La belle jeune fille acheta deux mangues. Aussi gros et aussi lourd qu’une boule de pétanque, le fruit avait une forme presque ovoïde. A coups d’incisives, Jean-Paul déchirait en lambeaux amères la peau verte et jaune. La chair orange fit suffoquer son palais. Du jus, collant et brillant, ruisselait entre ses doigts, gouttait sur son jeans.
Jean-Paul avait une grande envie de s’exprimer. Parler chasserait les idées qui torturaient son cerveau. Tout en mordant la chair filandreuse, il vidait sa tête. Il parlait de son enfance, de ses joies, de ses peines, de sa difficulté à aborder une femme, de son refus intérieur… La belle jeune fille l’écoutait en souriant, semblait ravie par le monologue. De la discussion allait naître l’action…

La chair jaune et son jus répandaient une douce saveur. Des fibres de chair s’agrippaient aux dents, se coinçaient.
Leurs vieux voisins étaient toujours très attentifs à leurs faits et gestes. Comprenaient-ils le français ? Ça n’avait pas d’importance. Toujours est-il que la femme bourrait de coups de coude les côtes de son mari et pouffait souvent. Lorsqu’elle ouvrait la bouche, la vieille découvrait des dents noircies et cariées.
Sans se l’expliquer, Jean-Paul s’était renfrogné. Comme un chien qui rogne son os, il nettoyait méthodiquement le gros noyau. Il le suça longuement, puis le jeta par la fenêtre. A l’autre bout de la voiture, une poule caqueta.
La belle jeune fille sortit sa gourde. Elle fit jaillir un filet d’eau et invita Jean-Paul à se laver les mains. Il lui rendit la politesse. Des fibres de mangues restaient coincées entre les dents. Avec la langue, Jean-Paul essayait de les décrocher, mais elles étaient coriaces. Il fut obligé de recourir à un ongle. Cela fit rire la belle jeune fille qui fouilla dans son panier et lui présenta, toujours en riant, deux bâtonnets. Devant sa mine étonnée, elle fit une démonstration. A son tour, il se frotta les mandibules. Le bâtonnet s’effilocha et se transforma en une sorte de brosse qui s’infiltrait entre les dents et les nettoyait.

Le train ralentissait, déjà des cases et de rustiques maisons défilaient. Le quai apparut, la gare s’imposa. La belle jeune fille s’était levée. Elle débita un long laïus. Jean-Paul avait compris : elle descendait ici. Elle le quittait ici. Elle lui adressa un long regard langoureux. La vieille dame en face s’adressa à Jean-Paul. La belle jeune fille leva les bras et les laissa retomber comme si elle marquait son impuissance.
La belle jeune fille dégringola le marchepied. Sans montrer d’effort, elle hissa son lourd panier sur la tête et adressa une dernière parole à Jean-Paul. Sur le quai, face à la fenêtre, elle ficha ses yeux noirs dans ceux de Jean-Paul…
La vieille dame vis-à-vis émit un râle : idiot, qu’est-ce que tu attends ? Saute du train ! Faut pas saliver, il faut manger ! renchérit son mari. La belle jeune fille haussa les épaules et tourna les talons.

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Date de dernière mise à jour : 08/11/2023

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