L’Amoureux

(La tante Agathe)

 
 
 

Le jour s’était levé avec une pluie bien fournie. Nous passâmes la matinée en compagnie de la tante Agathe. La rue était bien déserte. Une petite dispute m’opposa au Fofo. Lequel prendrait place sur la troisième chaise. Ce fut lui qui gagna, si bien que j’atterris sur les genoux de la tante. D’emblée, ma sœur attaqua :
- Y’a l’Sotré en Suisse ?
La tante mit un moment avant de répondre. Son regard se perdait dans la rue. Les pavés brillaient sous la pluie. Cela faisait quoi, cinq minutes, un quart d’heure, peut-être plus que nous étions derrière les carreaux. Toujours pas un chat à l’horizon. Le Fofo dressa les oreilles, leva la tête. On entendit clap-clap dans le couloir. Un raclement. La porte claqua. Notre maman apparut. La tante se leva pour ouvrir la fenêtre.
- J’vâs chercher l’pain (fit notre maman en levant un peu son parapluie pour mieux nous voir). T’veux aller chez la mémère ?
- Pas aujourd’hui, i pleut (refusa ma sœur).
- Il pleut, il mouille, c’est la fête à la grenouille (chantonna notre maman) En r’montant, je passerai chez ma mère.
- Prenez votre temps Oda. J’suis bien avec les Mioches. N’oubliez pas mon cornet.
Notre maman s’en alla.

 

- Nous, on sait ousqu’il habite le Sotré.
- Ah oui. Dis voir ?
- Dans la cave de la mère Kélère.
- Te crois…
- Si ! Même que la mère Kélère, elle gueûle quand on va sur sa cave. La mère Kélère, c’est la gardienne du Sotré.
- Te sauterais sur ma cave, moi aussi je gueûlerais.
- Oui ! (coupa ma sœur) Mais chez toi y’a pas l’Sotré, nème tante Agathe ? La cave de la mère Kélère, c’est la grotte du Sotré. J’le sais.
- Tu veux toujours avoir raison (rigola la tante) Un jour, le Fanfan va t’mettre dans sa prison.
Ma sœur éclata de rire :
- T’as vu l’aut’ jour (fit-elle en roulant de gros yeux rieurs) Même le Fofo l’a attaqué (le Fofo leva la tête et approuva d’un court jappement) Même que le Fanfan l’a perdu son képi et qu’la mère Kélère voulait lui coller un coup de balai. C’était trop drôle.

 

La tante leva les yeux au ciel. Dehors, la pluie redoublait d’effort. Sur le trottoir en face vint à passer une femme. On ne voyait même pas sa tête tellement qu’elle l’avait enfoncée sous son parapluie. Trois automobiles passèrent, deux dans un sens, l’une dans l’autre.
- Pourquoi t’as pas de mari ? (demanda ma sœur. La tante répondit que c’était comme ça, il y a des gens qui se mariaient et d’autres qui restaient seuls) La tante Luluce, elle a pas de mari non plus (Un temps de réflexion et ma sœur rajouta) Alors, t’as pas d’enfant non p’us (la tante fit non de la tête) Et t’en voulais pas quand t’étais jeune ? (La tante afficha une figure qui voulait aussi bien dire oui que non) Ben, on est un peu tes enfants, nème ?
La veille, nous avions appris que la Catinète s’était fiancée avec Tonio. La Catinète était la jeune fille qui venait laver le linge de notre maman et faire le ménage de la tante deux fois par semaine. Tonio était un copain de notre papa.
- T’as pas de fiancé, non p’us ?
La tante avait été amoureuse d’un soldat bavarois lorsqu’elle avait vingt ans. Nous ne faisions pas bien la différence entre amoureux, fiancé, mari. Et…
- C’est quoi un Bavar… comme tu dis ?
Un Bavarois était un habitant de la Bavière. Autrefois, la Bavière était indépendante et alliée des Prussiens. Par la suite, les Bavarois étaient devenus Allemands. Nous n’étions guère avancés.

 

Bref, l’amoureux de la tante était militaire en poste chez nous. Il s’appelait Karl et était officier. La tante se leva et alla feûgner dans la grande armoire. De dessous une pile de linges, elle sortit une vieille boîte en fer. Sur le couvercle était dessiné un charmant vase bleu d’où jaillissaient des fleurs multicolores. La tante nous dit que la boîte contenait autrefois des Spritz que son Karl lui avait offerts une Noël. Elle leva le couvercle, sourit à son trésor. Il y avait des cartes postales, toutes sortes de fleurs de toutes les couleurs. Et un superbe château…
- Il avait un château !
- C’est le château du Roi de Bavière (pouffa la tante) Karl habitait dans un village tout près.
- Ah, bon (fit ma sœur, bien déçue).
Puis la tante nous montra les photos en nous recommandant de ne pas poser les doigts dessus. Voilà le beau Karl avec son casque à pointe dans son uniforme de parade. Voilà le beau Karl en tenue de sortie avec sa galette mise de travers sur sa tête. Il riait, il paraissait heureux. Au verso, comme cela se faisait à l’époque, il y avait des choses écrites.
- Moôn ! Il est beau ton Bavarois. Et là, à côté, c’est toi ? (Voilà la tante et son beau Karl) Wouah ! T’étais jeune, mais j’te reconnais bien. Moôn, toutes les lettres ! C’est lui qu’à pas voulu se marier ? (Le fracas d’un camion sur les pavés provoqua un entracte. Et, il pleuvait toujours) Y’a quoi marqué ?

 

La tante prit la première lettre, la déplia avec soin…
- Les Boches me les ont pas volées celles-là. J’avais emmené ma boîte quand on est parti en Dordogne.
La tante entreprit la lecture. Je devrais dire plutôt, elle traduit ce qu’avait écris son beau Karl. Quelques larmes roulèrent sur ses joues. Elle commença : « Düsseldorf, le 17 janvier 1891 ».
- Karl avait été muté à Düsseldorf.
- C’est ousque ?
- Oh, là-haut, sur le Rhin.
La tante reprit : « Ma chère petite Agathe chérie. C’est avec grande joie, ma chérie, que j’ai reçu ta lettre ». La tante marquait des pauses pour chercher la correspondance des mots en français. C’est que la lettre était écrite en allemand. « J’ai déchiré l’enveloppe, pour savoir le plus vite possible de tes nouvelles, je vois avec plaisir que tu penses à moi ».

 

La pluie avait perdu de sa force. Un moment, nous crûmes même que le soleil allait percer la couche nuageuse. L’accalmie fut de courte durée. La tante reprit sa lecture : « Moi aussi je m’ennuie loin de toi, il me semble qu’il me manque quelque chose…. Aujourd’hui il pleut… ».
- C’est vrai (approuva ma sœur) C’est comme nous, nème tante Agathe ?
La tante acquiesça et poursuivit : « Aujourd’hui il pleut, ça me donne encore plus le cafard, surtout sans ma petite Agathe chérie ».
Karl décrivait la ville de Düsseldorf, disait combien il était chagriné que sa petite Agathe chérie ne soit pas avec lui… « Je termine cette petite lettre en t’envoyant mes plus tendres et plus ardents baisers. Ton Karl qui t’aime et qui ne t’oublie pas ! ».
Ça parlait de choses qu’on ne comprit guère, mais :
- C’est beau ! (s’extasia ma sœur).
La tante ne savait pas ce qu’était devenu son beau Karl. S’était-il résigné comme elle et resté célibataire ? Avait-il trouvé un nouvel amour et s’était-il marié ? C’est qu’il en avait eu des destins sabotés, des amours brisés dans notre ville. On en connaissait bien une quinzaine de l’âge de notre tante ou bien plus jeunes. Comme elles étaient restées célibataires, on les appelaient « les Demoiselles » avec un D majuscule. Enfin, nous, on les appelait comme ça parce que les vieilles personnes les appelaient « Demoiselle ».

 

« Düsseldorf, le 20 janv. 1891
« Ma petite Agathe chérie,
« J’ai reçu ta lettre à midi en rentrant de manœuvre. Quelle joie quand le vaguemestre me la donnée. Je me suis empressée de la lire. Je m’empresse de te répondre pour qu’elle parte demain car autrement, tu resterais trop longtemps sans nouvelles.
« Maintenant il n’y a plus que toi qui compte pour moi, les autres ne m’intéressent plus. C’est toi la seule que j’aime et qui occupe toute ma pensée.
« En ce moment, j’ai un cafard fou, je trouve tout triste, je voudrais bien être un an plus vieux, pour être enfin avec toi, pour toujours, mais ce jour est encore lointain, hélas ! Enfin, espérons qu’il arrivera.
« Reçois de celui qui t’aime pour la vie, ses plus doux et tendres baisers. Ton Karl qui t’aime et pense souvent à toi »
- C’est beau ! (à nouveau ma sœur se pâma).

 

La tante avait essuyé quelques larmes en lisant une paire de lettres. Nous nous gardâmes bien de le lui faire remarquer. Le Fofo dressa la tête…
- La v’là ! (s’écria ma sœur en tapant dans les mains).
Notre maman venait juste de passer devant la fenêtre. On l’entendit racler ses chaussures sur le gratte-pieds. La lourde porte en bois râla. Elle secoua son parapluie. Trois, quatre claquements sur le parquet, elle toqua à la porte et entra.
- La tante Agathe nous raconte de quand elle était jeune.
- Vous avez bien de la chance (fit notre maman sur le ton de la plaisanterie).
- Vous êtes trop grande pour ces choses-là, Oda.
La tante rigola, elle s’empara d’un cornet. Nous eûmes droit à un bonbon chacun, Fofo y comprit. Elle rangea soigneusement le précieux cornet tandis que notre maman préparait son repas. Et direction notre cuisine, c’était l’heure de manger.

 
 
Flech cyrarr

A  suivre

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Une formidable tante
L’Amoureux
Le Fiancé
Vinrats d’frère

 
 

Date de dernière mise à jour : 16/09/2024

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