Terre sacrée

Par Bernard Antoine

 
 

Avant-propos

 

Tourilli est maintenant chose du passé. J’ai bien aimé écrire cette première expérience et le bel accueil que vous lui avez réservé, votre participation, vos éloges et commentaires, m’ont donnés le goût de récidiver. Je tiens à vous en remercier. J’avoue bien candidement que je n’écris pas vite. Je ne suis pas Danièle Steele qui peut écrire un roman de 400 pages en une ou deux semaines. À chacun son style, me direz-vous, le mien est plus lent. Lorsque je compose, je ferme les yeux comme pour regarder en dedans de moi, écoutant ma propre voix me raconter doucement l’histoire. Je donne à ma pensée le temps de la mûrir et à ma main de la répandre ensuite sur le papier avec l’encre de mon stylo. Vingt, trente, cinquante fois je lis, je relis, je corrige. J’ajoute ou coupe une phrase, un paragraphe; jusqu’à ce que le résultat me plaise. J’ai besoin de temps.
Mon entourage me qualifie de « perfectionniste ». Bon ! Je l’avoue encore, c’est à désespérer. Je suis toujours paralysé par les mots que j’emploie. C’est pour moi une perpétuelle inquiétude, un malaise obsédant de rallier le symbole à l’objet, le mot à la signification. Je suis constamment à la recherche du mot « parfait ». Du mot qui va illustrer au mieux le fond de ma pensée. Je ne suis pas le philosophe qui sait employer le mot juste. Mais les poètes m’ont appris que le monde tangible qui nous entoure n’est pas coulé dans un moule inaltérable. Il se défait et se reforme sans cesse, en un flot constant de changements. Vous ai-je dit que j’ai besoin de temps ?
Un projet est venu germer dans ma tête. Mon petit village et ses habitants en seraient le centre. J’ai envie de vous raconter des événements, réels ou imaginés, qui seraient survenus à différentes époques. Cette série, je l’ai nommée « Glanures Historiques de mon Village ». Glanures parce que glanées ici ou là (mais surtout dans mon imagination) et historiques parce que s’étant produit au siècle dernier et même avant. Ne vous attendez pas à une suite chronologique. Époques et acteurs seront différents d’une glanure à l’autre.
La première glanure portera le nom de « Terre Sacrée » et ne reposera sur aucun faits réels, presque tout sera inventé. J’ai même tenu à changer le nom de mon village. Je vous l’ai déjà dit, il y a trop de « saints et de saintes » dans ma région. De Sainte-Christine d’Auvergne, mon village se nommera « Chavigny » et la rivière Sainte-Anne a été rebaptisée (par moi) « Vairon » parce la couleur de ses eaux changent lorsque son cours est calme ou au contraire lorsque secoué par des rapides. Je vais donc vous entraîner à « Chavigny-sur-Vairon » sans vous en dire plus pour le moment. Le premier segment sera édité dès demain le 10 mai… soyez-y !

 

1- Chavigny-sur-Vairon

Marcel roulait paisiblement sur la régionale 354 dans sa spacieuse voiture, presque neuve, et se doutait qu’il approchait de sa destination à la vue d’un panneau routier l’invitant à réduire sa vitesse. Quelques mètres plus loin, un second panneau lui confirme qu’il entre dans la municipalité de Chavigny-sur-Vairon. Là commence la rue Principale, nommée ainsi par un maire (mort il y a longtemps) qui, de toute évidence, était en manque d’originalité. N’allez pas croire que c’est un grand village, il est et restera encore longtemps une modeste bourgade ou encore « kanata », mot huron-iroquois appris à Québec par Jacques Cartier en 1535 désignant un village ou une bourgade. Son nom, si pompeux soit-il, mériterait à peine de figurer sur une carte.
Il faut bien l’avouer, il y a peu de rue à l’intérieur même de ce village. La rue du Pont, à l’entrée Nord par où est arrivé Marcel et le Chemin-des-28 à la sortie Ouest, délimitent son étendue sur environ deux kilomètres. Entre les deux, ont pris racines une cinquantaine de maisons, parfois éloignées les unes des autres et, avec, presque au centre, la mairie, la petite bibliothèque et l’église.
La vie y est agréable, calme et paisible. Les Chavigniens, dont la moyenne d’âge est plutôt élevée, sont reconnus pour être sympathiques, aimables et serviables. Oh ! Bien sûr, là comme ailleurs, chaque habitant à sa petite histoire, avec ses hauts et ses bas. Bien sûr qu’y vivent aussi, comme je les appelle, quelques «talents locaux»; deux ou trois personnages peu recommandables, connus des gendarmes, mais aussi de leur entourage. Ceci dit, revenons à nos moutons.
La rue Principale, sur trois ou quatre cents mètres, présente en une courbe moyenne vers la gauche ainsi qu’une pente descendante jusqu’aux premières maisons. Marcel s’en souvient, mais consulte tout de même le mémo sur lequel il a inscrit «72 rue Principale» l’adresse de sa destination. Un peu plus loin, sur la droite, une grosse framboise peinte sur un carré de bois portant le numéro 72, lui indique qu’il est arrivé. Les pneus font crisser le gravier de la large entrée, séparée en son milieu par une rangée de framboisiers en fleur. Ce grincement soudain dérange le silence qui régnait en ce bel avant-midi de début d’été. Il sonne et toque à la porte mais reste sans réponse jusqu’à ce qu’il voit une ardoise installée sur un chevalet sur laquelle il lit : « Je suis au jardin » et dessous, en lettres colorées, « Les petits-fruits du Dragon ».

 

2- Chemin privé

L’air est sec, le ciel très haut, moucheté de nuages floconneux. Marcel est un homme bien bâtit, aux cheveux brun foncé, qui avait dépassé la quarantaine. Il portait une curieuse petite casquette rouge à la visière étroite qu’il soulevait lorsqu’il saluait. Il prend l’allée de terre battue, bordée à sa droite par la première de cinq longues rangées de framboisiers. À sa gauche, une clôture de fils de fer quadrillés a-demie enfouie sous des fardoches* et bordée d’érables, délimite un vaste champ qui lui parait en friche. Il marche lentement, se laissant envahir par la paix qui émane de ce lieu. Il écoute le bourdonnement des abeilles qui butinent et admire le vol frivole des papillons attirés par le nectar de ces myriades de fleurs embaumant le paysage. Une volée de moineaux s’égailla à son approche.
- Ce chemin est privé mon gars ! Si c’est pour pêcher faudra aller à la chute à Gorrie ! Tiré de sa contemplation, l’homme à la casquette rouge, abasourdi, fixe des yeux la face plate et rougeaude qui lui arrivait à l’épaule et qui l’avait si familièrement apostrophé.
- Comment…? Euh… non… Je veux dire oui, la pêche m’intéresse beaucoup, mais je suis venu voir ce terrain qui est à vendre; lui montrant une coupure de journal.
- Aaaah! Très bien… Il y a tellement d’indésirables qui prennent mon chemin pour aller pêcher à la rivière, laissant plein de déchets derrière eux, qui font des feux et quittent en laissant les lieux dans un état inadmissible. Pardonnez-moi, et soyez le bienvenu chez moi. Le terrain à vendre est justement celui que vous voyez de l’autre côté de cette clôture. Suivez-moi à la maison, je vais me décrotter les mains et vous parler de ce champ qui semble vous intéresser.
Denis Dragon, le propriétaire des lieux, vit dans une maison blanche plus que centenaire, au toit mansardé, à large balustrade de bois desservie par un escalier à pic. Côté jardin, on accède à la maison par ce que l’on appelle au Québec une « cuisine d’été ». Il s’agit d’une pièce, en retrait, bâtie à même la maison dont la fonction première était de ne pas surchauffer la « grand-maison » à la belle saison. Joie et orgueil d’autrefois, elles ont perdu leur raison d’être avec l’avènement de l’électricité. Toutes ces nouveautés ont modifié l’art de vivre. Aujourd’hui celle de Denis sert d’entrepôt et de magasin pour son commerce de petits-fruits.


*Fardoches = (au Québec) broussailles.

 

3- Les chèvres de M. Seguin

- Permettez-moi de me présenter. Je suis Marcel Gagnon, géologue, retraité depuis quelques mois, ex-employé du Ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles. J’habite le quartier de Sillery. Je vis à Québec depuis toujours, j’y suis né et même s’il s’agit d’une très belle ville, très agréable, j’aspire maintenant à une vie plus calme, plus harmonieuse, en communion avec la nature. À première vue, ce village m’a séduit. Parlez-moi de ce terrain qui m’a tout de même paru laissé à l’abandon.
- C’est un immense terrain, vous savez, cent-vingt-cinq mètres de front sur près de sept cents jusqu’au bord de la rivière. Je l’ai acheté il y a trois ans d’Hélène, ma voisine, veuve de Félix Seguin. On prétend ici que Félix était de la cinquième génération de Seguin propriétaire du lot. Son père et son grand-père y élevaient des moutons. Un jour, âgé d’à peine plus de vingt ans, peu de temps après qu’il en eut hérité, Félix reçu la visite d’un producteur de fromage de Deschambault qui avait besoin de lait de chèvres pour répondre à une demande sans cesse grandissante. Une entente verbale a été conclue; dans ce temps-là, un « Top-la ! » valait un contrat notarié. Du jour au lendemain, Félix vendit ses moutons et se procura une trentaine de chèvres qui broutaient allègrement et traversaient même la ligne des arbres pour aller boire à la rivière. L’affaire a rapidement prospéré, donc, des revenus plus importants. Félix est mort il y a environ cinq ans. Aucun de ses enfants, deux garçons et trois filles n’ont voulu prendre la relève. Le travail était trop dur pour Hélène et le salaire d’engagés ne laissait plus assez de revenu. Elle a vendu le cheptel et comme personne ne s’est offert pour le terrain, je lui ai proposé de l’acheter. Je voyais, moi, l’occasion d’augmenter ma production de petits-fruits. En fait j’avais les yeux plus grands que la panse… Imaginez, j’ai à cultiver cinq rangs de framboisiers, cinq de fraises, autant de mûres, des rangs de plus de cent mètres. Ajoutez à cela les myrtilles, physalis, cassis, groseilles et autres fruits. C’est offert en auto-cueillette, mais il arrive souvent que je cueille pour ceux qui ne peuvent le faire. J’ai mon petit étal au marché public de Saint-Raymond où je vends mes produits les fins de semaines. La plupart du temps je suis seul à m’occuper de la culture. Heureusement je me suis procuré un équipement mécanique adapté à mes besoins. Comme vous le voyez, mon temps est bien employé. Mais vous, quels sont vos projets ?

 

4- La visite

- Votre récit a excité ma curiosité; me permettez-vous de marcher ce lot pour en voir les possibilités ?
- Mieux, je vous accompagne. Nous irons jusqu’à la Vairon.
- Mais… s’il vous arrivait des clients…
- Oh ! ne vous en faites pas, je connais mes clients; soit qu’ils reviennent plus tard, soit qu’ils se servent, me laissant une note ou de l’argent sur la table. Je leur ai toujours fais confiance, ils ne m’ont jamais déçu. On en a tout au plus pour une heure et puis ça me fera du bien de marcher sans outil dans les mains.
Les deux hommes traversèrent la clôture de fil de fer quadrillée sous un vieil érable au houppier échevelé, un peu rebelle et trouvèrent de menus propos à se dire tandis qu’ils avançaient. L’herbe haute de ce champ en friche où tremblait le pointillé multicolore des fleurs sauvages, leur demandait de lever haut les pieds pour ne pas trébucher. Denis faisait des rapports plutôt favorables à propos du terrain : bonne terre, une partie boisé d’érables matures, un cours d’eau ponctués de rapides bruyants, il faut le dire, mais où l’on fait de belles prises de truites mouchetées pouvant peser jusqu’à deux livres.
Au fur et à mesure de la visite, Marcel appréciait tour à tour le terrain plat comme une table de billard jusqu’à la ligne des arbres, la petite érablière descendant en pente douce jusqu’à la rivière coulant entre d’innombrables rochers où le murmure continu de l’eau entraînait à la rêverie. Sur le chemin du retour, on parla prix; le montant de la transaction n’a jamais été dévoilé.
- Ma foi ! À vous entendre parler, on se croirait au Paradis Terrestre.
- Je ne vous ai rapporté que des faits réels. La vie que vous allez vivre, ici ou ailleurs, dépendra de votre attitude mentale. Vous cherchez la paix, en relation étroite et harmonieuse avec la nature… Je vous ai mis les deux pieds dedans. Que vous faut-il de plus ?
- C’est en effet un endroit à faire rêver et j’entrevois plein de possibilités dont y bâtir une maison. Une chose m’inquiète, ce terrain n’a pas d’accès à la grande rue.
- S’il n’en tient qu’à cela, je t’accorde un droit de passage à vie, inaliénable, notarié et en plus je t’offre d’entretenir le chemin hiver comme été jusqu’à ta porte. Qu’en dis-tu ?
Il s’était mis à le tutoyer, machinalement, comme si une éventuelle entente lui permettait cette intimité. Marcel s’approcha de Denis et lui tendit la main.
- Salut ! Maintenant je dois retourner chez moi. À bientôt, j’en suis sûr.
Ils se serrèrent la main. Marcel eut un petit sourire enfantin, recula de quelques pas, entra dans sa voiture et reprit sa route en sens inverse. Déjà il avait une petite idée de ce qu’il ferait du terrain. Las du bruit, de l’agitation et de l’indiscrétion de la ville, Marcel se disait qu’une maison doit d’abord et avant tout être un havre de paix. Un endroit tranquille où il fait bon se retrouver loin des agressions de la ville, entouré de verdure et de calme. Il en était là, cherchant maintenant à combler ses attentes.

 

5- Excavation

Un ciel bleu tendre, strié de nuages blancs dominait. La journée s’annonçait claire. La brise du petit matin soufflait allègrement par-dessus les toits. Grand, mince, les épaules larges, le visage long, noble et régulier sous d’épais cheveux bruns, Marcel portait une chemise à carreaux, des jeans bien coupés et les pieds chaussés d’espadrilles. Il était impatient d’entamer sa première journée de travail à Chavigny. Denis Dragon à ses côtés ne voulait, lui non plus, rien manquer des travaux en cours.
- Trois mois que je musarde, s’exclama Marcel en s’étirant les bras, il est temps que je passe à l’action !
Marcel se sent un homme comblé. Tout va bien pour lui. Le mois dernier sa fille a donné naissance à son troisième enfant, un beau garçon à qui on a donné son prénom. De plus, ce nouveau grand-père vient de vendre, un bon prix, sa résidence située avenue des Gouverneurs à Sillery, juste en face de l’Université Laval. Il ne lui aura fallu que trois semaines en homme actif et hautement efficace pour devenir, non seulement propriétaire du lot convoité, mais aussi voir le plan de sa nouvelle maison accepté par le conseil d’urbanisme de la petite commune. Denis lui a conseillé d’engager le meilleur contracteur, Gaétan Goulet, un résident du village, qui, dès son assignation, a entreprit les démarches pour réserver des dates d’entrée en fonction auprès des différents corps de métiers ou encore la livraison des matériaux nécessaires au fur et à mesure de l’avancement des travaux. Et, en tout premier, l’excavatrice de Michel Fiset qui justement faisait son entrée, grimpée sur la longue remorque tirée par un gros camion bleu.
L’imposante machine descendant la plateforme, crachait haut une fumée bleue dans le vacarme infernal du moteur et des cliquetis métalliques des chenilles en mouvement. Michel stoppa le mastodonte à l’endroit où quatre piquets marquaient l’emplacement choisi des futures fondations. Le camion, libéré de sa remorque fut installé de façon à recevoir la terre excavée. Marcel avait demandé à ce que la profondeur de coupe soit limitée à un mètre soixante. À cet effet, un petit appareil GPS, monté sur trépied, avait été placé à proximité. Ce système GPS pour excavatrice donne à l’opérateur le plan du site à portée de main. Il lui affiche où il se trouve sur le site, quelle est la profondeur souhaitée et à quelle distance de la profondeur cible il se trouve; ce qui améliore considérablement la vitesse et empêche la sur-excavation.
L’opération se déroulait très bien. Dans un chuintement hydraulique régulier le bras articulé du mastodonte allait et venait, se soulevait, s’abaissait, se soulevait à nouveau, emportant à chaque fois un morceau du terrain. Déjà la moitié de la benne du camion était remplie. Le gros godet, armée de ses quatre griffes, creusait une tranchée de soixante centimètres à la surface lorsque tout à coup, Michel stoppa la machine et sortit de la cabine ajustant sa casquette l’air visiblement inquiet.

 

Terre sacrée :
épisodes de 1 à 5 (Chavigny-sur-Vairon)
épisodes de 6 à 10 (Le squelette)
épisodes de 11 à 15 (Découvertes)
épisodes de 16 à 21 (Restitution)

Voir le Lexique quebecois

 
 

Date de dernière mise à jour : 04/11/2023

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