A la moulinette

(Le Sotré)

 

Notre marché vers 1965

La porte s’ouvrit : « On a bien dormi ? ». Comme la veille, le couinement des gonds nous réveilla complètement. Comme la veille, l’ouverture des volets nous fit cligner des yeux.
- Bonjour madame Chlodère, ça va ?
Le chaleureux accent de Fanny s’engouffra dans la chambre tel un soleil d’été. A la suite de ma sœur et du Fofo, je me précipitai. Enfin, à quatre pattes, j’étais plutôt handicapé.
- Fait meilleur aujourd’hui (brailla notre maman).
- Tous les jeudis, il fait bon (que lui répondit Fanny).
Ma sœur agitait la main pour faire coucou à Fanny. L’appui de la fenêtre lui arrivait un peu en-dessous des épaules. Quand au Fofo, il se dressait sur ses pattes arrière et arrivait tout juste à poser son museau sur l’appui. C’est que notre Fofo n’était pas bien grand. « C’est un corniaud » nous avait dit notre papa. Sous-entendu qu’il n’était d’aucune race, mais bâtard. Faudra que je vérifie ce mot dans le dictionnaire lorsque je serais grand. Autrefois, c'était le chien des parents de notre papa. Notre grand-père étant décédé dans un accident de moto, notre grand-mère avait dû reprendre le travail. Si bien que le pauvre Fofo restait tout seul la journée sans pouvoir sortir. Alors, un beau soir, notre papa l’avait ramené chez nous. Ma sœur et le Fofo faisaient coucou à Fanny. Moi, je m’agrippai à la jupe de notre maman jusqu’à temps : « Ah oui, t’veux faire bonjour à Fanny ». Et notre maman me prit dans ses bras.
- Alors les Mioches, vous allez au marché tout à l’heure ?
Ma sœur cria un oui massif et le Fofo émit un joyeux jappement. Lui savait quel beau programme notre maman lui réservait. Les salutations réglées, notre maman nous entraîna vers la cuisine. Elle m’installa sur mon pot, tandis que ma sœur se vautrait sur le seau hygiénique. « Tiens-toi comme il faut ! », tonnait notre maman sans prendre la peine d’expliquer ce qu’elle entendait par « se tenir comme il faut ». Nos déjections matinales expulsées, notre maman me plaça dans ma haute-chaise, tandis que ma sœur se hissait sur une chaise, disons normale. Le petit déjeuner pouvait démarrer.

 

Et en avant ! Je me retrouvais dans les bras de notre maman tandis que ma sœur et le Fofo dégringolaient l’escalier. En un rien de temps, je me retrouvais dans mon véhicule, une superbe poussette. Ma sœur et le Fofo trépignaient déjà devant la porte de la tante Agathe. La porte s’ouvrit, le Fofo se précipita et alla se planter devant le buffet.
- J’viendrai dire bonjour quand on r’viendra (dit ma sœur).
- T’vâs chez la mémère ce midi (rectifia notre maman).
- Ah oui, j’me rappelle p’us. J’viendrai le soir.
La descente vers le marché n’était guère longue, sauf que notre maman trouvait toujours une occasion pour bavarder avec l’un ou l’autre.

 

Dès que nous atteignîmes la place « Approchez… Venez découvrir l’appareil qui bouleversera votre vie ». Attroupées devant l’étal, quelques ménagères commentaient bruyamment la nouvelleté. Je parle d’étal, le mot est un peu pompeux pour la planche en bois vermoulu soutenue par deux tréteaux. Juste derrière le fourgon, les portes au large ouvert. On apercevait des piles de cartons de toutes dimensions et de diverses couleurs. Le bonimenteur, un petit maigre bien nerveux, venait de Pont-à-Mousson. Chaque semaine, il s’installait au premier rang si l’on peut dire. « Approchez… Venez découvrir l’appareil qui bouleversera votre vie ».
- Ah, Oda, bonjour.
- Bonjour Mélie, coment qu’c’est ?
- Couci-couça. Qu’est-ce te veux Oda. Avec la vieillerie, on s’arrange pas. Et les Mioches, ça pousse ? Te connais le machin-là ? Avec, te foutras ta chtroupote au feu. Te f’ras pu chier pour faire ta purée.
Il n’y avait pas foule au marché, mais trois bécasses étaient agglutinées devant l’étal. Non seulement elles jacassaient pour ne rien dire, mais elles empêchaient la Mélie de montrer le fameux machin à notre maman. Alors, sans ménagement, elle les bouscula :
- Vinrats ! Poussez-vous un peu qu’on approche.
- Mikète, r’viens !
- J’vâs manger une pomme !
- R’viens ! On ira après. Et toi, le Dabo, arrête de gigoter dans ta poussette. Mikète, r’viens !
- T’vâs écouter ta môman ! Vinrats d’vinrats ! (tonna la Mélie qui avait enfin réussi à approcher l’étal).
- Elle est tout le temps en train d'se barrer. Allez, on ira après.
Pour une fois, ma sœur obtempéra sans discuter.

 

La Mélie saisit un des machins en exposition et le mit presque sous le nez de notre maman. Cela ressemblait censément à une casserole évasée sur le haut avec une grande queue pour la tenir. Elle était toute brillante, toute rutilante. Une manivelle avec une belle boule rouge entrainait une sorte de demi-lune sur le fond percé d’une multitude de petits trous.
- Oda ! Te mets tes patates cuites là-dedans. Te tournes la manivelle. Ta purée tombe toute seule dans ton pot. T’es p’us à suer comme un bœuf avec ta chtroupote. C’est ça le progrès. Moulinex libère la femme qu’is disent dans la réclame, alors profites-en.
C’est vrai, notre maman s’éreintait avec sa chtroupote, ce pilon en bois qui lui servait pour écraser ses patates :
- La môman elle dit : c’est la dernière fois que j’fais d’la purée. La semaine d’après, elle refait d’la purée en grognant.
J’approuvai bruyamment ma sœur.
- Et l’autre bas-du-cul qui répète derrière elle comme un perroquet.
- Vâ finir par savoir parler, l’Dabo. Te vois même tes Mioches veulent un machin. J’en ai acheté deux, une pour moi et une pour ma fille aînée. I m’les a mis de côté, le temps que j’fais mes courses. Tiens, avec la grille là, te fais la compote de pommes. R’garde, les trous sont plus gros.
- J’vâs vous embaucher comme démonstratrice, m’dame Mélie.
- Au lieu d’me servir ton boniment, t’f’rais mieux d’me filer une bonne commission. Vinrats ! (La Mélie bataillait pour changer la grille. Plus elle s’escrimait, moins ça allait) Vinrats d’vinrats, l’est raide ton machin !
- Le ressort est costaud (Le bonimenteur finit par lui prendre la moulinette des mains, changea la grille).
- Pouvait pas mettre un moins costaud, qu’on puisse l’enlever sans effort.
- C’est exprès pour plaquer la lame contre la grille et écraser vos pommes de terre. Vous vous y ferez au fil du temps.
- Dis voir le Mussipontain, te la garanties combien de temps, ton machin ?
- A vie !
- Te dis ça pass’que j’vâs bientôt crever.
- M’dame Mélie…
- Arrête donc’ ton baratin. Tu lui fais combien, ta moulinette, à ma copine ?

 

Le bonimenteur fit semblant de réfléchir comme s’il calculait le meilleur prix.
- 900 francs !
- Baisse ! C’est la troisième que je te fais vendre.
- Non… Non… (faisait notre maman).
- Ah, m’dame Mélie, c’est pas avec vous que j’vâs faire fortune. Bon… 800…
- Oda, 800, c’est bien. Elle est à 950 francs à la quincaillerie. La même !
- Non… Non…
- T’diras au Milou qu’i fume pas pendant une s’maine, ça paiera ta moulinette (elle réfléchit un instant et eut une illumination) L’Milou l’a pas été payé la s’maine dernière, au moins ?
- Ça fait trois s’maines qu’il a rien touché.
- Vinrats ! Tous pareils ces patrons. A chaque fin d’semaine is trouvent une ritournelle pour pas donner l’enveloppe. J’vois ça avec mon Igor, chaque samedi, il réclame. Pourtant, le Mièsse, c’est pas l’argent qui lui manque, nème ! (Puis s’adressant au bonimenteur) Dis voir le Mussipontain, c’est un neuf camion qu’t’as ?
- Un fourgon Peugeot, m’dame Mélie. Avec, j’tomberais p’us en panne comme le mois dernier. Et y’a pluss’ de place dedans.
- T’l’as payé avec les sous qu’tu nous voles !
- Oh ! M’dame Mélie, j’es un commerçant honnête, moi.
- Alors, 750. Fais ta moulinette à 750 pour ma copine Oda.
- 780 !
- Tope là, mon fe. Ecris Chlodère sur la boîte. L’Oda viendra la chercher la s’maine prochaine.

 

Satisfaite de son négoce, la Mélie décida de poursuivre son tour de marché.
- J’ferais toujours mes achats avec vous (rigola notre maman).
- C’est pas aux vieux singes qu’on apprend à faire des grimaces, vâ ! La semaine dernière, j’me suis payé une nouvelle radio. Crois-moi si tu veux Oda, j’l’ai fait baisser de 2.000 francs et il l’a amené à la maison. Ils s’en foutent plein les poches sur not’ dos, non mais !
Notre maman s’arrêta chez le primeur, la Mélie lâcha « J’vâs m’acheter une robe » en s’éloignant de son pas nonchalant.

 
 
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La suite

Pas de dette !

Rendez-moi ma monnaie. C’est tout ce que j’vous d’mande !

(Le Sotré)



 

La Bianche-tète
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Pas de dette !
Les Boches
~ La Suisse des Morts
~ La Grotte
~ Sorti du feu

Parfois il suffit de passer la souris pour connaître la signification d'un mot.

En savoir plus sur les personnages :
Ma sœur dépasse ses 3 ans, j'ai 7 mois, le Fofo 9 ans, la tante Agathe 85 ans, notre maman 26 ans, notre papa 25 ans 1/2, la mémère 53 ans 1/2, Fanny 39 ans, la Mélie 69 ans, le bonimenteur 39 ans
les Chlodère

En savoir plus sur les lieux, les mots :
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Musée du fantastique

Date de dernière mise à jour : 02/12/2023

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