Les Boches

A la moulinette (suite) - (Le Sotré)

 

Not’rue
A droite la Sous-préfecture où habitent nos grands-parents, la maison des Schnapsidee, l'Hôtel de Ville, la boulangerie de la Dédée et du Coco.
En face, juste avant l'église, le marché qu'on ne voit pas.

Notre maman batailla pour faire monter ma poussette les deux marches de la boulangerie. Le comptoir de la Dédée étaient garni de superbes bocaux. Chacun d’eux recelait des choses dont les enfants raffolent.
- Leur donne pas de carambars Dédée. L’Dabo arrive pas à les manger.
- Moi, je sais (protesta ma sœur).
- T’en auras deux, mais t’les donne pas à ton piat frère, nème ! (trancha la Dédée) J’vâs lui donner d’aut’ bonbons au Dabo.
- Not’ Sotré veut pas que l’Dabo mange les carambars. Moi, i veut bien. Merci !
- B’jour Berthe, b’jour Oda (le Coco remontait de son fournil et se joignit au couârail).

 

De quoi parlaient les adultes ? Je n’en sais trop rien, nous (ma sœur et moi) étions affairés à déguster nos bonbons. Ah si, ils parlaient de toutes ces supérettes qui s’étaient ouvertes depuis l’après-guerre. Entra un jeune homme : « Messieurs-dames ». Ce fut à peine si on lui répondit. Et vas-y que je jacasse.
- T’sais Berthe, dans un sens, on est bien content d’prendre notre retraite.
- Dans six ou sept ans (compléta le Coco).
Le jeune, plutôt bien propre avec son costume-cravate sombre, un chapeau sur la tête, patientait en chantonnant. Sa mélodie était à peine audible surtout pour notre maman et ses interlocuteurs tellement ils étaient pris par leur discussion.
- R’garde les Coop. Te fais tes achats chez eux, ils te donnent des timbres. Quand t’as remplie la page, t’as droit à une réduction.
- J’suis jamais allé chez eux (répondit notre maman).
- Et les Duby vont ouvrir une nouvelle boulangerie avec l’alimentation. C’est ta copine, nème Oda ?
Le jeune homme, en plus de fredonner, sautillait sur place. Sans doute voulait-il attirer l’attention sur lui. En vain.
- J’l’ai vu sur le marché (répondit notre maman). Elle m’a dit que son magasin serait aussi grand que la SANAL. Et, ils feront de tout, même de la charcuterie sous vide. J’aimerais pas manger ça.
- Et le jeune homme (fit le Coco), i veut peut-être quèque chose ? (Le jeune homme demanda un pain). T’sais Oda, is vendent ça depuis longtemps au Spar, aux Ecos, aux Coop… Tiens, la Dédée, donne voir un pain au jeune homme.

 

Le jeune homme obtint son pain et patienta encore deux minutes pour récupérer sa monnaie. Dès qu’il referma la porte derrière lui :
- Te sais qui c’est ? (demanda la Dédée).
- Le nouveau gigolo d’la Marie (tonna notre mémère).
- C’est ça. Bernard qu’i s’appelle.
- Il travaille aux Ponts-et-chaussées (affirma le Coco).
- Mais, non !
- Mais si. J’sais bien. Il est aux Ponts-et-chaussées, dans les bureaux. Il est de Lubécourt, même.
- Te déraille le Coco. Le jeune de Lubécourt travaille bien aux Ponts-et-chaussées, mais il rentre tous les soirs par le car. Lui, le Bernard, il travaille au Génie rural et il est de Nomeny. Enfin, de par là, à l’Intérieur.
- Non, non, non.
- C’est pas le premier qui va chez la Marie (intervint notre maman, histoire de couper court la dispute entre la Dédée et son frère).
- Ah, ma pauv’ fille (s’exclama notre mémère en levant les yeux au Ciel) Déjà avant-guerre, elle prenait des jeunes chez elle.
- Ses neveux qu’elle dit (s’esclaffa le Coco dans un fou rire convulsif).
- Et ça l’empêche pas d’aller communier tous les dimanches (se moqua la Dédée).
- J’me demande pourquoi Monsieur le Curé accepte ça (grogna notre mémère).
Le couârail se poursuivit, il y avait bien d’autres gens à critiquer : celui ou celle qui buvait trop, qui trompait le conjoint, qui ne savait pas éduquer ses enfants. Bref, celle ou celui qui s’était écarté du droit chemin. Il arriva le moment où les cancans furent épuisés. Et l’on quitta la Dédée et son frère.

 

Au passage, nous fîmes halte à la hauteur des vieux Schnapsidee. Ils étaient, comme chaque fois que le temps le permettait, sur le banc devant chez eux. Autrefois, le père Schnapsidee était imprimeur. C’était sans doute en souvenir de son métier qu’il portait toujours un bleu de travail et un béret vissé sur la tête. La discussion avec les vieux Schnapsidee était bien laborieuse. Même notre maman devait gamberger pour déchiffrer certains mots. C’est qu’ils parlaient avec un rude accent. Moôn ! Un accent qui hachait les mots. En plus d’être de vrais Hachpailles, ils accentuaient les syllabes qui n’en avaient nul besoin. Tiens, par exemple, à la place de dire comme tout le monde « Madame Chlodère », ils disaient « Matâme Schlôtêre ». Tu me diras, c’est bien mieux que les Français, eux, c’était du « Choldère », du « Choldé », quand ce n’était pas du « Chnédère » ou je sais quoi. Pourquoi pas « Chaudière » le temps qu’ils y étaient.
Ah, les vieux Schnapsidee, des vieux forts gentils, toujours un mot pour les enfants, je veux parler de ma sœur et de moi. Leurs petits-enfants étaient plus âgés que nous, d’au moins une dizaine d’années. « Che chont des ch’napans ! », rigolaient-ils. Ce à quoi notre maman répondait : « Allez vâ, les miens sont pas mieux ». « Z’ont l’Sotré dans l’fentre » gloussaient-ils de plus belle. Leur fils était un grand blond et « plutôt joli garçon » disait notre maman. Non, n’imagine pas quelque idylle, il avait une dizaine d’années de plus qu’elle. Il avait épousé une « fille de chez nous » comme disait notre maman.
Nous ne fûmes pas les seuls à ne pas comprendre la suite de la causerie, notre maman était dans le même cas. Faut dire que notre mémère et les vieux Schnapsidee discutèrent en allemand.
Les vieux Schnapsidee étaient Allemands. Leurs parents étaient venus habiter chez nous vers 1873. Depuis, ils se considéraient autant Lorrains que nous et personne ne le contestait. En 1919, ils avaient choisi de garder la nationalité allemande. Et en 1940, lorsque les Nazis arrivèrent, ils se déclarèrent « Français » et choisirent l’exil.
Je ne sais pas si tu as bien compris mes explications. Moi-même, je n’y comprends pas grand-chose. Tiens, un autre exemple énigmatique. Nos grands-parents étaient tous deux Lorrains. De vrais Lorrains, nème ! Pas comme notre papa qui, lui, venait de Nancy, il était donc un Français ou un Lorrain de l’Intérieur. Pourtant, notre mémère avait eu la nationalité suisse jusqu’à son mariage… bien qu’elle n’ait jamais mis un pied en Suisse. Notre pépère était Allemand jusqu’en 1919 alors qu’il avait toujours habité chez nous.
Que les adultes étaient bien compliqués.

 

De chez les vieux Schnapsidee à la Sous-préfecture, il y avait quoi trente mètres à tout casser. Une automobile s’arrêta alors que nous nous apprêtions à monter les marches. Le couple de l’âge de notre mémère demandait la route de Metz en montrant la ville sur leur carte.
- Comprends rien. Moi, pas parler allemand !
Et la mémère monta les marches et laissa notre maman se dépatouiller pour expliquer la route à prendre. A leur départ, notre maman gara la poussette contre les marches, me prit dans ses bras et en avant pour dire bonjour à notre pépère qui travaillait dans l’un des bureaux du rez-de-chaussée. Après les civilités d’usage :
- J’sais pas pourquoi t’as pas voulu leur dire la route de Mès. Ça aurait été plus facile pour toi.
- Métze ! Métze ! On est pas Boches ! D’abord, j’parle pas aux Boches ! (tonna la mémère).
- T’viens de discuter en allemand avec des Allemands, y’a pas cinq minutes.
- Les Schnapsidee, c’est des Allemands d’chez nous. Les autres, pfuitt !
Notre pépère dit que lui, il aurait indiqué la route, que tous les Allemands n’étaient pas forcément mauvais. La mémère remit l’histoire de la moulinette sur le tapis et son sentencieux : « On est pas des mendiants ». Le pépère l’approuva sans commenter. Et la mémère embarqua ma sœur en lançant à notre maman : « Vers six heures, j’ramènerai la p’tite ».

 

 

 

Et si nous partions
en vacances ?

Vivent les vacances !

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La suite

Rue du Graoully

Ravagée par les bombardements,
la rue est en reconstruction...

(Le Sotré)



 

La Bianche-tète
A la moulinette
Pas de dette !
~ Les Boches
~ La Suisse des Morts
~ La Grotte
~ Sorti du feu

Parfois il suffit de passer la souris pour connaître la signification d'un mot.

En savoir plus sur les personnages :
Ma sœur dépasse ses 3 ans, j'ai 7 mois,le Fofo 9 ans, notre maman 26 ans, la mémère 53 ans 1/2, le pépère 58 ans 1/2, la Dédée 53 ans et le Coco 57 ans, le Bernard 20 ans et la Marie 50 ans
les Chlodère

En savoir plus sur les lieux, sur les mots, sur les évènements :
Voir le Notre Petit Dictionnaire

Musée du fantastique

Date de dernière mise à jour : 02/05/2024

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Commentaires

  • bernard antoine

    1 bernard antoine Le 23/05/2022

    AH ben dis-donc... La mémère a tout un fichu caractère. Autoritaire qui plus est ! L'pépère doit se faire houspiller, voire malmener parfois. Une maîtresse femme !

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