Au passage, nous fîmes halte à la hauteur des vieux Schnapsidee. Ils étaient, comme chaque fois que le temps le permettait, sur le banc devant chez eux. Autrefois, le père Schnapsidee était imprimeur. C’était sans doute en souvenir de son métier qu’il portait toujours un bleu de travail et un béret vissé sur la tête. La discussion avec les vieux Schnapsidee était bien laborieuse. Même notre maman devait gamberger pour déchiffrer certains mots. C’est qu’ils parlaient avec un rude accent. Moôn ! Un accent qui hachait les mots. En plus d’être de vrais Hachpailles, ils accentuaient les syllabes qui n’en avaient nul besoin. Tiens, par exemple, à la place de dire comme tout le monde « Madame Chlodère », ils disaient « Matâme Schlôtêre ». Tu me diras, c’est bien mieux que les Français, eux, c’était du « Choldère », du « Choldé », quand ce n’était pas du « Chnédère » ou je sais quoi. Pourquoi pas « Chaudière » le temps qu’ils y étaient.
Ah, les vieux Schnapsidee, des vieux forts gentils, toujours un mot pour les enfants, je veux parler de ma sœur et de moi. Leurs petits-enfants étaient plus âgés que nous, d’au moins une dizaine d’années. « Che chont des ch’napans ! », rigolaient-ils. Ce à quoi notre maman répondait : « Allez vâ, les miens sont pas mieux ». « Z’ont l’Sotré dans l’fentre » gloussaient-ils de plus belle. Leur fils était un grand blond et « plutôt joli garçon » disait notre maman. Non, n’imagine pas quelque idylle, il avait une dizaine d’années de plus qu’elle. Il avait épousé une « fille de chez nous » comme disait notre maman.
Nous ne fûmes pas les seuls à ne pas comprendre la suite de la causerie, notre maman était dans le même cas. Faut dire que notre mémère et les vieux Schnapsidee discutèrent en allemand.
Les vieux Schnapsidee étaient Allemands. Leurs parents étaient venus habiter chez nous vers 1873. Depuis, ils se considéraient autant Lorrains que nous et personne ne le contestait. En 1919, ils avaient choisi de garder la nationalité allemande. Et en 1940, lorsque les Nazis arrivèrent, ils se déclarèrent « Français » et choisirent l’exil.
Je ne sais pas si tu as bien compris mes explications. Moi-même, je n’y comprends pas grand-chose. Tiens, un autre exemple énigmatique. Nos grands-parents étaient tous deux Lorrains. De vrais Lorrains, nème ! Pas comme notre papa qui, lui, venait de Nancy, il était donc un Français ou un Lorrain de l’Intérieur. Pourtant, notre mémère avait eu la nationalité suisse jusqu’à son mariage… bien qu’elle n’ait jamais mis un pied en Suisse. Notre pépère était Allemand jusqu’en 1919 alors qu’il avait toujours habité chez nous.
Que les adultes étaient bien compliqués.