Pas de dette !

A la moulinette (suite) - (Le Sotré)

 
 

Le marchand de primeurs était un vieux monsieur fort sympathique. Il avait toujours un mot pour nous et rajoutait un ou deux fruits en supplément. Ce jour-là, il nous proposa un jeu. Enfin, plutôt à ma sœur, parce que, elle, elle était plus grande. Il montra sa balance. Une balance à la mode d’aujourd’hui où on lit le poids :
- Te veux des pommes ? (le vaillant « oui ! » de ma sœur l’encouragea) Regarde le cadran.
Il prit une pomme, la posa sur le grand plateau. Aussi sec, l’aiguille rouge se déplaça dans le cadran. Il en rajouta une autre, l’aiguille bougea encore. Et encore. C’était magique ! Not’ Sotré faisait bouger l’aiguille. Le marchand rigola un bon coup :
- Le Sotré, i mélange les légumes. Tiens, r’garde cette carotte au milieu des courgettes.
- C’est not’ Sotré qui l’a mis ?
- Hé oui ! (s’esclaffa le marchand) La balance c’est pas le Sotré, c’est la mécanique qui fait bouger l’aiguille.
- La mécanique, c’est un esprit comme not’ Sotré, nème ?
Nous ne comprîmes rien à ses longues explications où il était question de tiges et de je ne sais quoi. Il rajouta une pomme.
- Quand l’aiguille arrive au bout ?
Le marchand remplit le plateau jusqu’à temps que l’aiguille se bloque :
- Ça fait un kilo !
- Et si je veux pluss’ ? (fit malicieusement ma sœur en croyant coincer le marchand).
- J’mets un poids sur le petit plateau. Hopla ! (l’aiguille fila dans le sens inverse) Et j’en rajoute.
- Ça sert à quoi ?
Notre maman savait si elle avait assez de fruits et le marchand lui faisait payer les pommes en fonction de leur poids. De la parole aux actes, il prit son crayon coincé sur le haut de son oreille et fit son calcul sur une page de son cahier. Notre maman commanda encore des poires, des poireaux, des navets, des carottes. Ma sœur repassa à l’action. Cela lui faisait grand plaisir de jouer à la marchande. Lorsque tout fut pesé, les prix calculés, l’addition effectuée sur la page du cahier, notre maman régla. Le marchand rajouta deux poires.

 

Comme d’habitude, il y avait peu d’étals. Comme d’habitude, les chalands ne se bousculaient pas. « Ah, Avant la guerre… » regrettait notre maman. Mais, elle avait toujours l’occasion de saluer quelques connaissances. Et sa langue n’était guère empâtée, bien du contraire. Elle trouvait toujours une occasion pour la faire manœuvrer. Et vas-y que je parle de ci, et vas-y que je parle de ça, et du bon temps de « quand on était jeune ». Et vas-y que je critique l’un, et vas-y que je dénigre l’autre… Elle couâraillait comme on dit chez nous.
Coiffé de son képi, monsieur Wèrdin encaissait les droits chez le boucher. En échange de quelques dizaines de francs, il remettait un ticket qui autorisait le marchand à vendre. Notre maman, retrouva une copine d’enfance. Elle était tellement absorbée qu’elle avait confié les rênes de la poussette à ma sœur.
R’garde le bon’ôme déguisé en femme.
- Moins fort, la môman va t’engueuler.
Le bon’ôme déguisé en femme venait parfois chez la tante Agathe pour lui ramoner l’âme. « Pour la confesser » avait commenté notre maman, bien que la tante ne fasse guère de wètes péchés. Le bon’ôme disait la messe le dimanche dans l’église. Nos parents y allaient souvent et ma sœur les avait accompagnés deux ou trois fois. C’était surtout celui qui bénissait le buis un peu avant Pâques. Toutes les grandes personnes que nous connaissions mettaient un brin de buis sur leurs crucifix. Nous en avions même dans notre chambre. Ils racontaient que c’était pour éloigner l’esprit malin de la maison. L’esprit malin, tiens donc. Cet esprit malin était not’ Sotré. Donc, le curé et son buis étaient des ennemis de not’ Sotré. Donc, ils nous empêchaient de rencontrer not’ Sotré. Ce n’était pas plus difficile que ça ! Armée du balai, ma sœur avait essayé de dégommer ce crucifix et son satané buis. En vain ! Seules, les foudres de notre maman s’étaient abattues sur sa tête.
Le curé salua notre maman et sa copine. Voilà qu’il voulut toucher ma tête. En braillant, je me tapis dans ma poussette. Ainsi, j’échappais au sortilège.

 

Le fameux bon'ôme en robe, le chef des ennemis de not' Sotré

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La Purification

Poursuivre notre tournée sur le marché

Notre maman passait sa commande au boucher lorsque arriva notre mémère. Embrassades rituelles. Notre maman enfournait ses viandes et autres charcuteries dans un de ses cabas lorsque nous rejoignit la Mélie.
- Alôre, z’avez trouvé vot’ robe ?
La Mélie déballa son acquisition : une belle robe à dominance rouge avec des petites fleurs. Visiblement une robe en avance sur la saison.
- Elle m’servira en été. Qu’est-ce t’en penses Oda ? Et toi, Berthe ?
- Elle est bien belle. Ça vous ira très bien (s’extasia notre maman).
- C’est bien (lâcha la mémère sans conviction et en détournant la tête).
- Il est dur en affaire le David. Vinrats ! 
C’est bien un Juif de Delme (rigola la Mélie) I m’a fait que 200 francs de rabais. J’préférais quand c’était son frère, lui c’était pas un grippe-sous. Pas vrai Berthe ?
Sans dire un mot, la mémère tourna les talons. Nous dîmes au-revoir en vitesse à la Mélie et courûmes presque pour rattraper la mémère.
- J’aime pas cette femme (lâcha-t-elle lorsque nous arrivâmes à sa hauteur) Elle est vulgaire. A tutoyer tout le monde comme ça !
- Oh, elle est gentille (répondit notre maman).
- C’est bien une femme d’ouvrier !
- Et moi, j’suis bien une femme d’ouvrier. Le Milou qu’est-ce qu’il est à ton avis ? (demanda notre maman sur un ton ironique).
- Toi ! (la mémère exorbita les yeux) T’es d’abord la fille d’un fonctionnaire de la Sous-préfecture ! Elle est tellement grosse qu’elle arrive même p’us à marcher.
- Môman… (protesta mollement notre maman).

 

Nous atteignions la sortie du marché : « Approchez… Venez découvrir l’appareil qui bouleversera votre vie ».
- Tu sais mémère, la môman, elle a acheté une moulinette et elle l’a pas payée passqu’elle avait pas d’argent.
- Mikète ! (la réprimanda notre maman).
- Quoi ? (s’exclama la mémère sur un ton agressif. Notre maman lui raconta l’histoire sans oublier le marchandage de la Mélie. La mémère tonna) On est pas des mendiants. T’sauras qu’chez nous, on fait pas de dette (Un coup de sang et elle fila droit sur le bonimenteur comme si elle allait l’étriper) J’viens payer la moulinette d’ma fille ! Combien ?
- J’l’aurais pas gardée longtemps, m’dame Chlodère (rigola le bonimenteur).
- Combien ?
- 780 francs. Voulez pas une moulinette pour vous ? R’gardez…
La mémère n’avait pas abandonné son peût frognon. Comme qui dirait, elle tirait une gueule comme quinze culs, une très mauvaise tête. Elle balança :
- J’en avais déjà avant-guerre. Et j’en ai racheté une à Nânci quand on est rentré. Alors…
- R’gardez, m’dame, celles-ci sont modernes. C’est une Moulinex.
- Rendez-moi ma monnaie. C’est tout ce que j’vous d’mande !
Sa monnaie engouffrée dans son porte-monnaie, la mémère nous entraîna vers la boulangerie vis-à-vis, celle de la Dédée bien sûr. Avant, il fallait traverser l’esplanade devant le monument aux morts, puis la rue. Une automobile blanche avec une belle publicité descendait la rue :
- Martini ! (s’écria ma sœur) Nème, môman, c’est marqué Martini ?
- Comment te le sais ?
- Bâ, c’est marqué comme ta bouteille quand tu bois l’apéro.
- C’est vrai (rigola notre maman tandis que la mémère affichait toujours sa mauvaise tête).
- C’est le Félix. Ton copain, çui qui t’a donné le gros cendrier blanc. Martini !

 

Presque au milieu de l’esplanade, avant de traverser la rue, notre mémère stoppa net :
- On va faire une photo avec les piats, nème Oda ?
- Si t’veux.
La tête en l’air, le photographe arpentait le pavé, notre arrivée le tira de sa rêverie. Il nous demanda de prendre la pose. Clic-clac. Encore une, clic-clac. Et une troisième au cas où les deux autres seraient ratées, clic-clac.
- Vous m’en donnerez une ! (cria sur un ton plaisant Fanny qui arrivait tout juste pour faire son marché).
- Je vous en mettrais deux de côté (répondit sur le même ton notre maman).
- Elle croit que je vais lui payer des photos ! (grommela la mémère qui avait retrouvé son peût frognon).
- Tu t’es levée du manre pied.
La mémère n’eut pas le temps de riposter, le photographe lui demandait son nom. Il l’inscrivit, ainsi que la date d’aujourd’hui, sur un ticket. Ticket qu’il détacha de la souche et remit à la mémère en lui disant qu’elle aurait les photos jeudi en huit. C’est que le photographe œuvrait de Morhange et ne venait chez nous que les jours de marché.

 
 
Flech cyrarr

La suite

Les Boches

Il y a Boches et Boches.
Couâroye infernal

(Le Sotré)



 

La Bianche-tète
A la moulinette
~ Pas de dette !
~ Les Boches
~ La Suisse des Morts
~ La Grotte
~ Sorti du feu

Parfois il suffit de passer la souris pour connaître la signification d'un mot.

En savoir plus sur les personnages :
Ma sœur dépasse ses 3 ans, j'ai 7 mois,le Fofo 9 ans, la tante Agathe 85 ans, notre maman 26 ans, Fanny 39 ans, la Mélie 69 ans, le bonimenteur 39 ans, Félix 27 ans
Not' Sotré, les Chlodère, le bon'homme en robe, son crucifix et son buis

En savoir plus sur les mots, sur les lieux :
Voir le Notre Petit Dictionnaire

Musée du fantastique

Date de dernière mise à jour : 02/12/2023

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