Restitution

Terre sacrée

 

Par Bernard Antoine

 

Le rituel terminé, le Chef Sioui s’est approché du groupe d’archéologues, tenant toujours son bâton à la main. C’était un homme de haute stature, robuste, noir de cheveux, le visage basané, aux yeux perçants, à la voix retentissante; il tenait du géant pour la taille. Le professeur Giroux vint à sa rencontre lui serra la main, lui fit franchir le ruban de sécurité et visiter les sépultures. Les deux hommes se connaissaient depuis quelques années pour avoir été impliqués à quelques reprises dans des situations semblables. Konrad fut pris d’une charge émotive élevée; les communautés « Natives » ayant généralement un rapport intime à la mort et aux ancêtres.
- Nous allons, bien sûr, demander la restitution de nos morts afin de pouvoir continuer de les honorer. Puis-je vous demander, Monsieur Giroux, de nous aider à rapatrier et enterrer les restes de nos ancêtres, quel que soit leur nation d’appartenance ?
Pour les archéologues, prélever un morceau d’os afin de l’analyser permet d’obtenir une foule d’informations telles que l'âge, le sexe, et même la présence ou non des carences alimentaires. Mais cette façon de faire est souvent mal perçue par les nations autochtones. Bien des Autochtones s'opposent fermement à ce que les ossements découverts sur des sites archéologiques soient traités comme des spécimens ou des objets.
- Vous ne verriez pas des Autochtones aller derrière une église et fouiller un lieu de sépulture pour voir quel régime alimentaire les défunts avaient ou pourquoi ils avaient une infection à l'oreille interne.
C'est le ministère de la Culture et des Communications qui doit donner, à la fin, son approbation au processus de restitution. Pour les Autochtones, qui estiment que le territoire leur a été confisqué, c’est une aberration. Selon eux, il est inacceptable que le ministère puisse dire ce qui est faisable ou pas avec les restes de leurs ancêtres.
- Vous le savez, je suis de tout cœur avec vous et votre peuple. Comme par le passé, soyez assuré, Monsieur Sioui, que je ferai tout en mon pouvoir pour accélérer cette restitution.
Leur mission accomplie, les quatre Hurons s’en retournèrent dans leur communauté et les archéologues à leurs fouilles. Avant la fin de leur journée de travail normale, toutes les sépultures avaient été mises au jour et sécurisées. Dans un deuxième temps, les données scientifiques recueillies sur le terrain seront exploitées pour reconstituer l’histoire du site, son occupation humaine et son évolution à travers les siècles. Ces conclusions seront consignées dans un rapport remis au ministère et à la Nation Huronne avec la restitution.

 

17- Spirituel vs temporel

Dès l’arrivée de la délégation d’Indiens dans le village, quelqu’un est allé au pas de course en avertir monsieur le maire en réunion avec ses conseillers et conseillères dans la grande salle des délibérations. La nouvelle a été accueillie comme un coup de canon. Il a donc été résolu à l’unanimité, sur le champ, d’ajourner la séance et de se rendre sur les lieux. En arrivant sur le trottoir, devant la mairie, ils croisèrent monsieur le curé et son bedeau, mis au courant de la chose par le même individu et qui s’y rendaient d’un même pas.
Dans le village, la découverte de ces sépultures donnait lieu à des débordements oraux. Chacun y allait de sa propre conception, sans en connaître la véritable nature, la plupart du temps erronée, voire inconcevable. L’abbé Gervais ronchonnait. Selon lui, les paroissiens jasaient un peu trop sur les macabres découvertes du champ à Félix. Et que dire du maire qui haussait les épaules sur ces racontars. Lui n’y voyait que l’occasion de tirer, enfin, un profit personnel d’une situation exceptionnelle qui ne se reproduira probablement jamais. Les villageois vous le diront : deux têtes fortes, le curé et le maire. Deux acharnés qu’animent des passions bien distingue. Une grande figure austère que cet abbé que ne parvenait pas à enlaidir un nez busqué, des joues creuses, un large front mat proéminant. Mais c’était un homme sage, foncièrement honnête et pourvu d’un admirable talent de conciliateur.
- Moi aussi je demande grâce au Seigneur… murmura-t-il en s’approchant du maire.
Montigny le regarda de son regard sombre, les deux mains à plat sur les hanches dans une attitude de bravade.
- Qu’en savez-vous ? Gronda-t-il. Nous venons d’apprendre que des représentants des Premières-Nations étaient arrivés chez Félix, je me dois de les saluer.
- Oh ! Je vais les saluer également, mais je vais aussi bénir ces sépultures comme sont venu le faire leurs frères autochtones.
- Bah! Bah! bah! Du baratin! De l’ergotage! Il y a belle lurette que leurs os ne leur font plus mal. Tout ça c’est du passé. À chacun son rôle, mon cher Gervais, pour l’heure, je préfère m’occuper des vivants, je vous laisse volontiers à vos squelettes, réplica-t-il avec une moue faussement fâchée.
L’abbé leva les yeux au ciel et se demanda s’il n’avait pas sérieusement besoin que l’on prie pour le salut de son âme. Mais assurément, son ange gardien devait faire des heures supplémentaires. Sans doute monsieur le maire n’était-il pas assez sûr de lui pour supporter la contradiction. Sa brusquerie n’était qu’une défense de gamin. Il partit dans des considérations politiques et l’abbé Gervais, indifférent, s’isola comme un caillou au milieu d’un flot de paroles.

 

18- L‘abbé Gervais

Ils arrivèrent au moment où le rituel venait tout juste de commencer. Lorsqu’il fut terminé, ils ont été invités à joindre la délégation Huronne et visiter les sépultures. L’abbé Gervais suivait Konrad Sioui, bénissant chaque tombe à tour de rôle, récitant chacun à leur façon, une prière de circonstance. Avant de quitter le village, Konrad s’approcha du maire, lui demandant son appui formel.
- La loi sur le patrimoine culturel vous permet de conserver les artéfacts trouvés sur le territoire de votre commune, ce qui est une autre aberration à nos yeux. Nos ancêtres déposaient dans les tombes des offrandes de toutes sortes aux défunts dans le but de leur faciliter le voyage dans le monde éternel. Puis-je vous demander d’autoriser le professeur Giroux de les laisser avec leurs ossements ?
Il prononça ces mots les mains écartées dans un geste qui en appelait à la justice.
- Comptez sur moi, ce sera fait comme vous le désirez.
L’abbé prit congé en serrant les mains des archéologues qu’il a félicité pour l’excellence de leur travail, qualifié de « travail de moine ». Il n’avait que de bons mots pour souligner leur patience et leur compétence. Il fit de même avec les délégués Hurons, étonné et enchanté d’avoir assisté pour la première fois à des marques d’affection et de respect aussi émouvantes envers leurs ancêtres. Il eut ensuite un entretient particulier avec Marcel qu’il désirait connaître plus et mieux.
Sur le chemin du retour, Jean-Paul, le bedeau, la soixantaine, un visage presque rond, joufflu, avec un air sérieux qui convient bien à sa charge, alliant une vivacité gestuelle à la parole, commenta la petite altercation avec le maire :
- Je ne voudrais pas paraître médisant, monsieur le curé, mais des êtres, grands ou petits, comme certaines plantes ou certains animaux, il y en a dont il vaudrait mieux ne pas trop s’approcher.
L’abbé hochait de la tête en l’écoutant, désapprouvant du regard et par la moue des lèvres. Il n’essayait même pas de le contredire, mais à la fin il répondit simplement :
- Chacun de nous à un rôle, un destin à accomplir. L’important est de faire ce qui doit être fait comme il doit être fait. Le cerveau humain est curieusement fait, il s’attache toujours à l’arbre qui cache la forêt.
Les voici montant l’escalier qui mène au portail de l’église. Une petite église de petit village, façon romane, construite en bois, modeste et blanche. Au-dessus de la grande porte en bois clouté, on lit 1822, en lettres dorées repeintes chaque année par l’abbé Gervais. Surmontant l’autel, un grand ciel voûté étincelant d’un bleu tout neuf, étoilé d’angelots blanc et or et d’un grand Christ en vêtement blanc.
Faisant sa génuflexion sous la lampe rouge du sanctuaire, l’abbé eut une pensée positive à l’endroit de Marcel. Quelle sera la suite des événements ?

 

19- Hélène Seguin

Une grande haie sépare la maison de Denis de celle d’Hélène derrière laquelle on aperçoit une maison de brique aux nobles proportions. Une arcade ombrage la galerie du rez-de-chaussée et à l’extrémité du perron un escalier en fer forgé monte en demi-spirale vers un balcon qui occupe toute la largeur de la façade. Azalées et rhododendrons étaient en fleur. Ils étalaient leurs couleurs étincelantes et leurs parfums enivrants. Un énorme chêne vert protège la maison tant du soleil que des intempéries.
Sous un ciel bleu où de petits nuages naviguaient tels des yoles à la dérive, Marcel et Denis se présentèrent chez Hélène à l’heure dite, comme il en avait été convenu. Engoncée dans une robe gris perle, elle descendit les marches et ouvrit la porte à ses invités, les pressant d’entrer dans le salon. Elle prit tout de même le temps de vérifier sa tenue devant la glace, observant son reflet un moment. Depuis qu’elle colore ses cheveux, elle ne se reconnait plus. Le gris a laissé place à un blond cendré qui la rajeunit. À l’aide de ses doigts elle rectifia sa coiffure, épousseta sa robe; c’était à la fois une question de dignité et de stratégie féminine. Svelte, gracieuse, un large sourire sur ses lèvres rouges étirait ses yeux en amande.
La maison était assez grande, coquette, meublée avec goût et bien rangée. Il y flottait une odeur de rôti à vous en faire baver. Les deux hommes étaient confortablement assis dans des fauteuils de velours bleu marine alors qu’Hélène, assise en amazone sur les bras du sien, se leva et servit une bonne rasade d’apéro. Disons-le d’emblée, Denis n’avait pas oublié d’amener sa délicieuse bouteille d’alcool à base de framboises noires, dont l’effet premier fut de réchauffer l’atmosphère et de délier les langues. Cette fameuse bouteille sans étiquette « Réservée-aux-amis » a, encore une fois, bien remplie sa mission.
La conversation débuta par le rappel des événements des derniers jours. Comment, je vous le demande, aurait-on pu s’y soustraire ? De la porte-fenêtre de la salle à manger, elle avait assisté, curieuse, à la prestation des Hurons, qu’elle a appréciée, la réconciliant à ce lopin de terre qu’elle avait tant aimé et tant marché, ignorant tout de ce qu’il s’y cachait. Sa première impression lorsque la terrible découverte a été portée à sa connaissance en fut une de vive négation. Puis de perdre une partie d’elle-même quand sept autres sépultures s’y sont ajoutées. C’était trop… Beaucoup trop…
- Je n’ai pas de mot pour exprimer de tels sentiments. Ils sont trop nouveaux, trop neufs pour moi. Après la première, je me disais que je ne pourrais être plus effrayée et pourtant je me sentais envahie par la peur. Je m’étais crue plus forte, mais il n’en était rien. Je tremblais au-dedans, l’âme blême, bouillonnée d’inquiétudes.
Il y avait une gravité mystique sur son visage, ses grands yeux s’emplirent de larmes. Après une pause pour se remettre de ses émotions, elle ajouta :
- J’ai eu à subir cette torpeur, cette léthargie effrayante qui nous ligote comme dans un cauchemar où, les pieds empêtrés, on est dans l’incapacité de s’enfuir. Le long entretient avec mes enfants, hier, m’a ragaillardie. Ces histoires de squelettes ont changés ma façon de voir le futur. J’ai pris une résolution. Je veux en discuter avec vous, monsieur Gagnon et je tenais à ce que tu sois présent, Denis. Passons à table, s’il vous plait !

 

20- La proposition

On se rassit autour de la table dans un grand bruit de chaises. Elle avait servi un verre de vin à ses invités, elle leva le sien :
- Maintenant parlons de choses sérieuses. Si je vous ai demandé de venir ce soir, c’est parce que je veux vous faire part d’une décision me concernant. Le mois dernier, j’ai fêté mes quatre-vingt ans. Toute la famille était réunie. Depuis le décès de Félix, mes enfants, ne cessent de me rabâcher de quitter Chavigny. Véronique en particulier, m’offre à demeurer chez elle dans un petit appartement pour moi seule. Elle a six enfants, vous savez, et m’a fait réaliser qu’elle avait vraiment besoin de moi et que les services que je peux lui rendre seraient ma meilleure défense contre l’engourdissement de la solitude.
Hélène leva la tête vers le plafond, comme si elle cherchait ses mots. Puis elle la baissa et replongea dans son récit :
- Ce village… J’y suis née, m’y suis mariée, y ai élevé ma famille. J’y suis connue, j’y ai des amis… Figurez-vous qu’on me demande de quitter tout ça, de tourner le dos à toute une vie de labeur, de vécu… Je n’ai pas toujours été aussi tranquille et solitaire, confie-t-elle. J’ai longtemps été une femme très active. C’était un réel plaisir de soigner nos chèvres, les nourrir, les traire, les soigner lorsque l’une d’elles tombait malade. Occupée au point de ne pas voir le temps passer. Je me rends bien compte maintenant que l’inaction nuit au physique comme au moral.
Secouée d’une quinte de toux, l’octogénaire dut s’interrompre. Inquiet, Denis se leva pour lui porter secours. D’un geste impatient, la vieille dame lui fit signe de se rasseoir.
- Ça va, c’est passé, grommela-t-elle d’une voix enrouée. Désolée, messieurs ! C’est le propre des vieux de se replonger dans le passé, ajouta-t-elle avec un sourire contrit. Il faut bien, toutefois, que je me rende à l’évidence : à mon âge je ne me déplace plus beaucoup. Il me faut demander très souvent l’aide de mes voisins pour mes besoins essentiels: l’épicerie, la pharmacie et autres nécessités. Je dois beaucoup à Denis qui m’est une aide précieuse dont je craints d’abuser. Puis, tout-à-coup, on comprend que le plus important dans la vie c’est être utile à quelqu’un; de se garder en santé, se sentir libre d’aller et de venir où bon nous semble, mais surtout d’aimer et d’être aimé en retour… des notions toutes simples, en somme.

 

21- Chez lui!

Depuis la visite de ses enfants, qui se disaient inquiets de voir leur mère si dépendante et esseulée, Hélène était sûre d’être en accord de toute son âme avec cette vérité naturelle. Et après l’avoir exprimée, elle en éprouvait une sensation de bien-être dans tout le corps. Il fallait, tout bonnement, laisser le temps faire son œuvre. Elle réfléchissait profondément et son auditoire attendait, retenant son souffle de peur de la troubler. Elle retrouva enfin son sourire et dit calmement :
- J’ai donc décidé d’accepter l’offre de Véronique et de vendre cette maison. À cet effet, monsieur Gagnon, c’est à vous que je la propose en premier. Elle a été rénovée aux goûts du jour, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur et si elle vous plait, le prix que j’en demande devrait vous plaire également.
Resté bouche bée, Marcel la regarda avec de grands yeux étonnés. Il se tenait gauchement assis sur le bord de sa chaise, les mains croisées sur ses genoux. Il se tut. Il ne savait plus ce qu’il fallait dire. Mais cette hésitation ne dura qu’un moment. Très vite ses idées se rassemblèrent en ordre. Il s’ébroua comme au sortir d’un rêve et revint à la réalité, se tourna vers Denis qui souriait d’une oreille à l’autre et qui acquiesçait d’un grand signe de tête.
- Je n’en reviens tout simplement pas ! Jamais je n’aurais pensé à un tel dénouement. Ce que je vois de votre maison me plait beaucoup. C’est avec grand plaisir que je vais accepter votre offre.
- Tu vois, s’exclama Denis visiblement ému, la vie c’est comme un puzzle. On a souvent du mal à s’y retrouver. Et puis il arrive que des pièces s’assemblent et l’histoire s’éclaire un peu. Voilà ce qui vient de se passer. Félicitations jeune homme, heureux de t’avoir comme voisin !
- Je me sens comme Alice au Pays-des-Merveilles, prenant le thé en échangeant, avec le Lièvre-de-Mars, des propos pleins de sens dans leur incohérence.
Ce soir-là, après cette soirée chez Hélène, il n’avait qu’une pensée en tête: aller raconter à sa fille, à qui il n’avait pas donné, faute de temps, les nouvelles de ses premiers jours à Chavigny. Il n’a rien oublié, de la découverte des ossements jusqu’à l’offre d’Hélène. Assis dans la berceuse, son petit-fils bien calé dans le creux de son bras gauche, il resta assis un bon moment, un sourire rêveur sur les lèvres. Il fixa le ciel étoilé et se dit que la vie est belle; il se sent un homme heureux et comblé.
- Ainsi, tu te plais là-bas ? Questionna sa fille. Depuis le décès de maman tu n’es plus aussi attaché à Québec, pourtant ta ville natale. Ne te sens-tu pas un peu perdu dans ton petit village isolé ?
- Bien sûr que non ! Mon contrat de travail avec le ministère venait d’expirer. Il m’aurait probablement été facile de le renouveler, mais je sentais le besoin d’un changement. Me rapprocher de la vraie nature, vivre à un autre rythme.
- Oh ! je te comprends. Peut-être que moi aussi, un jour, je penserai m’établir en pleine campagne, sur un petit lopin de terre… Tiens, juste à côté du tien !
Depuis ce jour, quand il traverse le village, les gens le saluent avec estime. Il se sent chez lui.

 
 

Le 30 mai 2022

Par Bernard Antoine

 
 
 

Terre sacrée :
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Date de dernière mise à jour : 04/11/2023

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