Le Rupt des Salmuires

(suite) - (Nos Légendes)

 
 
 

La Vie se compliquait, la Vie évoluait. Des algues. Ma sœur identifia des mollusques. Je m’extasiai : une coquille Saint-Jacques. Voilà un ban de poissons. Vite ! Laissons-nous aspirer par la chaleur. Abandonnons les grains de sel. Prenons de la hauteur, transformons-nous en filandreux cirrus et regardons.
Voilà que des roches se soulèvent. Elles bousculent les flots bleus. Voilà que des roches émergent. Les continents se forment, se déforment, dérivent. Des montagnes se soulèvent, bouleversent le paysage et refoulent les flots bleus sans ménagement. Oh ! Ils avaient beau rugir contre les rochers et lancer leurs vagues à l’assaut de la côte, les flots bleus ne reviendraient pas en arrière. Le recul fut si soudain que maints coquillages, dont nos coquilles Saint-Jacques, restèrent sur les roches.
Si nous tombions par ici, il nous faudrait courir bien loin pour retrouver les flots bleus… Enfin, ce n’était pas tout à fait vrai. D’immenses cuvettes avaient piégé des flots bleus et salés. Certaines atteignaient plusieurs kilomètres carrés. Autour, le plateau était continuellement brossé par le vent de poussière jaunâtre, sans cesse récuré par le souffle, ardent l’été, glacial l’hiver. Un véritable désert de pierres sèches que bombardaient les pluies. Une partie de l’eau rejoignait les cuvettes, une autre ruisselait en de larges méandres vers la mer, le reste s’enfonçait dans le sol pour constituer des réserves.
Choisissons cette enfilade de trois cuvettes. Prenons celle du milieu. Allez, décidons que c’est notre cuvette, celle où notre ville se développera. Vinrats, il nous faut bien une Djeuvate, nème ? Tombons en pluie et retrouvons notre eau salée.

 

Nous étions piégés dans notre cuvette. Les roches étaient bien trop têtues pour nous ouvrir un passage. Que faire ? Souvenez-vous, nous réconforta la Bianche-tète, vous connaissez le moyen de vous échapper. Evaporez-vous ! Et les grains de sel ? protesta ma sœur. Eh ! bien, les grains de sel, tu le sais très bien, ils sont trop lourds.
Et l’eau continua de s’évaporer, si bien que le niveau de la cuvette baissa. Son eau devenait de plus en plus saumâtre. L’eau finit par disparaître. Regardez ! reprit la Bianche-tète, les grains de sel se débattent. Ils se pressent les uns contre les autres. Ils sont tant serrés qu’ils ne forment plus qu’une gigantesque pierre de sel. Bientôt, des tonnes et des tonnes d’argile irisée et d’autres sédiments les enseveliraient. Ce serait comme si les roches enfermaient le sel dans une boîte.
Le sol était devenu un plateau qui oscillait entre 350 et 400 m. Au loin, de belles et hautes montagnes alignaient leurs pics acérés et couverts de neige. Des vallées étaient creusées par les glaciers. En se soulevant, les montagnes avaient plissé le plateau… et enfermé notre cuvette et son sel. Nous tombâmes en pluie fine bien avant les montagnes. Choisissez cette petite hauteur, ordonna la Bianche-tète. Lentement, nous nous infiltrâmes dans le sol, la roche était tendre et agréable. Ah ! Une roche dure interrompit notre descente. Alors, nous suivîmes la pente. Continuons un peu notre ruissellement souterrain, nous émergerons plus loin. Voilà la source qui chantonne. Nous venons de créer la Petite-Seille ! exulta ma sœur. La Bianche-tète approuva. Suivons ce pli de terrain.

 

Nous avancions doucement en usant les roches tendres, en les râpant même. Lentement nous aménagions un lit. Régulièrement, nous recevions des renforts du ciel. Les nouvelles pluies aidaient à raviner les roches environnantes. Déjà, la vallée était profonde. Parfois, les éléments se déchaînaient. Alors, nous déferlions en rivière impétueuse, débordant les rives, arrachant les roches les plus meubles, évasant la vallée. Bientôt, une barre de roches dures nous coupa le chemin. Rien ne pouvait nous arrêter. Ma sœur trouva la faille et nous forçâmes le passage en plusieurs endroits. Nous venions de sculpter et isoler trois monts.
La vallée se creusait, s’élargissait, s’allongeait. Nous avions bien parcouru vingt-cinq kilomètres lorsqu’une nouvelle barre de roches dures s’opposa à notre progression. Nous tournâmes en rond. Nous sentions bien un peu de résistance au centre du tourbillon. Nous n’en avions rien à faire, nous continuions. Zieute, nous avions creusé une bien belle cuvette. Regarde, grâce à cette cuvette, la vallée prenait la forme d’une pointe de lance. L’extrémité aiguë se trouvait naturellement au Nord, à la source. C’est la vallée de la Petite-Seille, confirma la Bianche-tète.
Ma sœur s’acharna à l’extrémité sud de la cuvette. Elle finit par percer la barre. Le chenal était bien étroit, mais rassure-toi, il nous permit largement d’y couler et rejoindre, quatre ou cinq kilomètres plus loin, une rivière plus large. La Seille ! jubila ma sœur. Une nouvelle fois la Bianche-tète l’approuva. Allions-nous à ces nouvelles eaux. Et, ensembles, poursuivons notre chemin en direction de la mer.

 

Nous fûmes bien heureux de retrouver les grains de sel dans la mer. Ensembles, nous voltigeâmes. Nous voici partis dans de longues farandoles. Les courants nous emportèrent vers des eaux chaudes. Par ici, le jour était égal à la nuit et le soleil y donnait le meilleur de lui-même. Tiens, les algues proliféraient. Les voilà qui se mettent en mouvement. Elles courent vers le rivage, sortent de l’eau, colonisent le sol rocheux. Elles allaient se métamorphoser et fabriquer l’air. Sans cesse, l’eau s’évaporait, formait des nuages, arrosait la Terre d’une pluie bienfaisante, permettait à la végétation de se développer. A chaque passage, nous notions des nouvelletés.
Tiens, les nageoires de certains poissons s’allongeaient. Tiens, des poissons rampaient sur la plage. Tiens, voici des poissons à quatre pattes. Tiens des animaux perdaient leurs écailles. Tiens, des animaux se redressaient…
La Bianche-tète nous présenta des sortes de singes… Les animaux marchaient sur leurs jambes. Entre leurs mains, les pierres et les os devinrent des outils ou des armes. Alors, la végétation s’étendit au Nord. Alors, les troupeaux colonisèrent le Nord. Alors, les bipèdes progressèrent vers le Nord. Et les troupeaux traversèrent les continents. Et les Humains suivirent le mouvement. Les paysages étaient tous plus beaux les uns que les autres.

 

Voici notre vallée de la Petite Seille en forme de pointe de lance. Autour, le plateau avait été raboté et sa hauteur réduite entre 300 et 350 m. Son point culminant n’était plus qu’une colline. Au loin, les fières montagnes avaient, elles aussi, été érodées, usées. Elles se réduisaient à une chaîne de ballons, nos Vosges et notre Forêt Noire. Plutôt à deux chaînes de ballons puisque leur centre s’était effondré pour laisser passer un fleuve, notre Rhin. Leur altitude ne dépassait guère les 1.200 m.
Sur le rebord du plateau, la source débitait un filet bien moins abondant. Notre Petite-Seille paressait en méandres harmonieux. Quant aux trois monts qui barraient autrefois la vallée, ils étaient réduits en maigres mamelons. La vallée avait été creusée, la cuvette avait été raclée. Le dénivelé avec le plateau représentait une centaine de mètres.
A la base de la pointe de lance ou, si tu préfères, à la limite méridionale de la cuvette, le chenal permettait à la Petite-Seille d’écouler ses eaux vers une vallée plus large. J’oserai appeler ce passage détroit. Les eaux étaient bien en forme lorsqu’elles avaient taillé ce détroit. Admire la belle butte qu’elles avaient modelée, notre Beaurepaire. Aïe ! Je sais, belle butte c’est vite dit puisqu’elle n’était qu’une avancée émoussée d’un coteau bien plus vaste. Au-dessus, elles avaient même aménagé un minuscule plateau, La Magdaleina.
Regarde le centre de la cuvette. Des roches avaient résisté, elles formaient même une petite île. Pour sûre à la première crue, l’île serait submergée… Quelques Humains s’installèrent dans les grottes au bord de la cuvette. Ici, commence l’histoire de la Sotrée. Va donc voir la Bianche-tète, elle te la racontera. Et toujours pas de Rupt des Salmuires ! Cela devient décevant.

 

Chouk, qu’j’âs frôd ! m’écriai-je. A notre nouvelle arrivée dans la petite vallée, il régnait un de ces froids. La Bianche-tète avait imaginé un adorable ballet de flocons de neige pour nous permettre d’atteindre les bords ouest de notre cuvette. Agglomérés à la couche précédente, nous séjournâmes longtemps ici, à proximité de la grotte de la Sotrée. Vint le jour où la Terre se réchauffa. Le manteau neigeux et la glace fondirent. Partout, l’eau ruisselait joyeusement, ravinait les hauteurs, élargissait la cuvette. L’eau finit par occuper tout le fond. La petite vallée offrait sa douce pente. Alors, les eaux s’écoulèrent. Tant et si bien que le niveau se réduisit considérablement. Tant et si bien que le fond de la petite vallée se transforma en marécages et en paisibles étangs.
Le tracé de la petite rivière, de notre Petite-Seille, était si incertain qu’il en devint mystérieux. Nombre de coquilles Saint-Jacques et autres coquillages rappelaient, qu’il y a bien longtemps, la mer avait séjourné ici. Dormant sur l’île, se cachant parmi les grands roseaux, se faufilant sans qu’on l’entende, le Grilou hantait les lieux.
La petite rivière quittait la cuvette par le détroit bordé par la belle butte et le minuscule plateau. A quatre ou cinq kilomètres, elle rejoignait une rivière un peu plus large, notre Seille. En direction du Nord-ouest, elle rencontrait une rivière plus importante, notre Moselle. Ralliée à elle, elle prenait la direction du Nord. Enfin, les eaux gonflaient un fleuve, notre Rhin. Tu sais, c’est celui-là même qui traversait le centre de ces vieilles montagnes devenues ballons, nos Vosges et notre Forêt Noire. Et le fleuve menait à la mer, bien au Nord. Là-bas, les eaux étaient froides et… salées.

 

Tiens, donc ! Dans le sous-sol, il existait des grains de sel. Ils y étaient si serrés qu’ils formaient une pierre. Allions-nous les laisser là ? Que nâni ! Ma sœur décida que nous devions les délivrer, que nous devions faire sauter le couvercle de cette boîte qui enfermait le sel. Ainsi, nous nous infiltrâmes sur une pente de notre cuvette. Goutte à goutte nous suintâmes dans les roches. Voici la pierre de sel...
Goutte à goutte, nous rendions la vie. Grain par grain, la pierre de sel se dissolvait. Comme autrefois, comme dans la mer, nous voici chargés de sel. Choisissons un filet… Sur le versant ouest de la cuvette, nous gazouillâmes à l’air libre. Aussitôt, trois alérions, ces aiglons sans bec ni patte venus de Palestine, saluèrent notre naissance. Autour de nous, poussa une drôle de plante. Il s’agissait de la fameuse Salicorna Herbacea, plus communément appelée « passe pierre ». Nous pourrions rester ici des siècles et des siècles, nul ne viendrait troubler notre tranquillité.
Mais, nous avions envie de bouger. Le coteau nous offrait sa douce pente. Allongeons notre ruissellement salé. Profitons de ce qui nous entoure. En chemin, nous dérangeâmes une coquille Saint-Jacques. Et nous poursuivîmes notre chemin. En amont de la belle butte, le paysage était si plaisant que nous nous lovâmes dans un creux, l’étang de Milo. Nous nous détendîmes, nous nous reposions. L’eau finit par déborder le creux. Nous suivîmes le mouvement et reprîmes notre marche.

 

Là-haut au Beaurepaire, des Humains habitaient dans des huttes à moitié enterrées Nous nous dévouâmes pour les rafraichir aux chauds temps. Mais, surtout, pour assaisonner leur repas. Dès lors, ces Humains dirent qu’ils habitaient près des eaux salées. La Sotrée nous baptisa Rupt des Salmuires. Bien aimable à eux, mais nous prolongeâmes notre exploration. Une trentaine de mètres plus loin, l’eau douce, notre Petite-Seille, nous offrit son hospitalité. En remerciement, nous lui offrîmes quelques grains de sel.
Une centaine de mètres, à la base d’un autre versant de la belle butte, nous baignâmes une cité lacustre, la Bass Curcellae. Là aussi, nous offrîmes nos services. Nous étions devenues si peu salées, presque douce, que nous désaltérions les Humains qui habitaient là. Nous les aidâmes à préparer leur repas, à laver leurs vêtements et, surtout, nous leur offrîmes nos poissons. Pour nous faire honneur et parce les eaux étaient un peu moins salées, les Humains dirent qu’ils habitaient près des eaux non salées. La vie sur pilotis était bien désagréable. Surtout pour les enfants qui en tombant, risquait de se blesser. Même pour les plus petits de se noyer. Alors, nous réduisîmes le lit de la petite rivière au point que les Humains purent bâtir des huttes sur le sol sec. Nous leur aménageâmes même un gué. Sur une largeur de trois mètres, les Humains purent nous traverser sans presque se mouiller.
Notre tâche était terminée et la Bianche-tète nous invita à prendre de la hauteur.

 

La Petite-Seille avait parfois des coups de colère. Gonflée par la fonte des neiges ou par les pluies trop abondantes, elle quittait son lit et inondait les huttes. D’autres fois, elle réduisait tellement son débit que les hommes avaient peur qu’elle disparaisse à jamais. Mais, passées ces périodes extrêmes, les hommes n’avaient pas trop à se plaindre de ses caprices.
Bien plus tard, d’autres hommes s’installèrent sur les rives du ruisseau qui descendait du coteau, le Rupt des Salmuires. En son honneur, ils élevèrent un temple et combattirent pour lui. Plein de gratitude, le Ruisseau leur abandonna une partie de son sel. Certains firent fortune grâce à lui… Souviens-toi de ces satanés ducs de Lorraine. Les marécages aux alentours se firent si discrets que les hommes bâtirent une petite ville sur leurs fondements. La Petite-Seille en fut comblée, alors elle fixa son cours depuis sa source près de Racrange jusqu’à son confluent avec la Seille près de Burthécourt.
Et puis, au fil du temps, le Rupt des Salmuires tomba dans l’oubli. On démantela son temple. On en garda un vague souvenir en baptisant l’emplacement place de la Saline. Le comble ! On couvrit une bonne partie de son cours. Pour se venger, les eaux salées s’infiltrèrent dans les murs des maisons que l’on avait construites presque sur son lit.

 

Qu’est devenue la pierre de sel formée à la période primitive ? Certains accusent le Rupt des Salmuires de l’avoir dissoute, de l’avoir porté jusqu’aux hommes qui l’ont transformé en grains de sel. Ceux-là même prétendent que toute la pierre est passée dans la salière des Lorrains. Certains l’affirment sans état d’âmes. Mais, toi, tu sais bien, qu’inlassablement l’eau continue de s’infiltrer dans le sol du plateau. Inlassablement, l’eau délivre toujours des grains de sel. Sa source gazouille toujours sur le coteau de Milo et son cheminement s’appelle toujours Rupt des Salmuires. Il atteint notre ville du côté de Milo. Il évite le terrain des sports. Il rampe derrière la ferme des Bourcy. Il se faufile le long des ruines de la verrerie. Recouvert par les hommes, boudant la place de la Saline, il passe sous l’église et baigne la base du Beaurepaire. Il traverse la Grand-rue et il longe la rue du Peûtasvalta où il borde l’alignement des maisons.
En face des anciens abattoirs, il s’infiltre discrètement dans la Petite-Seille, atteint la Seille, parcourt la Moselle, ruisselle dans le Rhin. Enfin, là-haut dans la mer du Nord, la Bianche-tète prétend que le Rupt des Salmuires y a fait son lit et que ses grains de sel s’y reposent…

 
 

Sur un texte de 2001

 
 

a suivre :

La Sotrée
(L’esprit de la nature)



 

La Bianche-tète
Terre !
~ Le Rupt des Salmuires
La Sotrée

 

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Date de dernière mise à jour : 05/09/2024

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