Le refuge

C’na tem po Tojos !

Chaque jour, en fin d’après-midi, l’Eugène passait dire bonjour au bananier de la Pépinière. Un jeune gars de Behren lui avait dit que l’arbre venait des pays chauds.
- Il fait des fruits ?
Le jeune gars se gratouilla la tête, réfléchit un moment, puis :
- Ils ont une drôle de forme... mais, ils sont tellement bons...
- T’en as mangé ?
- On m’a raconté. Là-bas, il y a plein de fruits, de toutes sortes...
Alors, l'Eugène rêvait aux pays chauds, là où la vie était belle... A cinq heures précises, il s’installait devant le manège de la Pépinière. Il restait là une heure, deux heures, jusqu’à temps qu’un agent de la paix le chasse. Il devait s’exiler... Le pécule du Capitaine était épuisé et le Capitaine n’avait toujours pas réapparu. Il vendit la montre qui lui venait de son grand-père. Il ne s’apercevrait plus lorsqu’il serait cinq heures précis.

 

Où dormir ? A la gare ? Le grand hall était bondé et il fallait arriver tôt pour trouver un banc. Souvent, même en pleine nuit, des bagarres éclataient. Un soir un jeune gars de Bitche l’entraîna place de la Carrière : « Tu veux dormir au chaud et presque confortablement ? ». L’Eugène ne demandait que cela. « Regarde », rigola le jeune gars en ramassant une pierre. Il la jeta en direction d’un lampadaire tout proche, la vitre vola en éclats. Et il s’en prit à un deuxième lampadaire. Sans même avoir compris où son compagnon voulait en venir, l’Eugène l’imita.
Ils en étaient bien à leur dixième lampadaire lorsque le jeune gars s’écria « Enfin ! ». L’Eugène n’eut pas le temps de réagir que trois agents de la paix lui tombaient dessus. « Vous en avez mis du temps », braillait le jeune gars. « L’Eugène ! Ce soir on dort au chaud ! ».

 

Cette nuit au violon lui apporta une piste. Un des agents, le moins agressif de tous, lui conseilla de trouver refuge dans un centre de la Croix-Rouge. On disait que c’était un Suisse qui avait créé cette Croix-Rouge. A l’origine, elle devait porter secours aux blessés de guerre. Aujourd’hui, c’étaient les Alsaciens-Lorrains qui en bénéficiaient. Au moins, l’Eugène aurait le gîte et le couvert.
Alors que des femmes essayaient, un tant soit peu, d’organiser une vie familiale au refuge, les hommes se retrouvaient, parlaient du pays. Des groupes se formaient : les Lorrains francophones, les Lorrains germanophones, les Alsaciens du Nord, les Alsaciens du Sud, les Alsaciens des vallées latines...
On était désœuvré, sans perspective. Alors, à une dizaine, on arpentait les trottoirs, on sollicitait la charité de ces Français bien huppés qui les rejetaient d’un regard. Les plus sympathiques étaient les ouvriers qui donnaient la pièce. Mais, pauvres eux-mêmes... Et puis, il y avait ces commerçants qui, parfois, donnaient quelques victuailles, rarement un vêtement, parfois une ou deux heures de travail. Alors, dès qu’on avait un peu d'argent, on buvait, on se bagarrait, on déprimait encore plus.

 

L’Eugène traînait aussi place Stanislas. Avec ses compagnons, ils insultaient le dernier duc de Lorraine. Ils le rendaient responsable de tous leurs maux... Là, encore, les agents de la paix les faisaient déguerpir. Une nouvelle fois, on envoya l’Eugène passer la nuit au violon.
La Lorraine était bien morte...
Une nuit, on lui vola sa seule richesse : son baluchon contenant son linge de rechange... sale. C’était sans doute ce jeune voyou de Freyming, celui qui en voulait à la terre entière. Il insultait et même brutalisait quiconque se trouvait sur son chemin. Une jeune fille blonde l’accompagnait. La pauvre ne parlait pas un mot de français. Le voyou la maltraitait pour un oui, pour un non. L’Eugène trouva même le moyen de se battre avec des Vicois pour une banale histoire de vin : « Votre vin, c’est de la piquette »...

 

C’était un samedi fraîchement ensoleillé, l’Eugène traînait sa misère rue Saint-Jean. Très commerçante et plutôt de luxe, cette rue était devenue un des lieux privilégiés. Ils se retrouvaient là, à cinq ou six, interpellaient les passants, essayaient de ramasser quelques sous. Sans aucune raison précise, le groupe grossit. Dix, quinze, vingt, plus même… Un grand échalas éleva la voix. L’Eugène connaissait vaguement cet Alsacien au fort accent Hachpaille, il l’avait plusieurs fois rencontré lorsqu’il fréquentait la gare. Il connaissait sa haine à fleur de peau. Il l’approuvait parfois, il le fuyait souvent.
L’Alsacien haranguait la foule de manants. « Nous ne voulons pas être Prussiens. Nous voulions rester Français, mais les Français ne veulent pas de nous… ». Bientôt jaillirent des « A mort les Français ! ». Jamais, au grand jamais, l’Eugène n’aurait proféré de tels outrages. Si ses parents l’entendaient… Si ses amis le voyaient… La manifestation improvisée ne dura guère longtemps. Déjà une quinzaine d’agents de la paix couraient vers eux, bâtons levés. Et les coups s’abattirent. Une matraque atteint l’Eugène au sommet du crâne et l’expédia dans les pommes.

 

Lorsqu’il retrouva ses esprits, le moelleux de sa couche l’enivra. Le décor du lieu le charma. L’Eugène était installé sur une banquette du Palais de la Bière. Le visage qui se penchait sur lui faillit le faire défaillir à nouveau.

 
 
 
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Le gros commerçant

 

 

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Date de dernière mise à jour : 10/11/2023

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